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Dominique Chabrol, Une vie à crédit, Ecriture, 2020
Il existe très peu de bouquins sur Boudard. Il y en avait un extrêmement mauvais de Pierre Gillieth[1], et puis un autre de Laurence Jyl, Ce que je sais d’Alphonse[2], un témoignage sur la double vie de Boudard, partagé entre sa femme légitime et sa maîtresse avec qui il aura un fils. Cette double vie, il la mènera pendant une vingtaine d’années, preuve s’il en était qu’il aimait beaucoup les situations compliquées. Mais il n’existe rien d’autre. Ce bouquin est essentiel en ce sens qu’il est publié au moment où on a tendance à oublier cet écrivain de premier plan. Ceux qui ont suivi la carrière de Boudard depuis des années, n’apprendront pas grand-chose, mais ce n’est pas à eux que ce livre est destiné. Il est une introduction à la prose boudardienne, tout en restant une biographie. L’exercice est facilité parce que les romans de Boudard sont de l’autofiction comme on dit maintenant. Chabrol note à ce propos qu’au fur et à mesure que le temps passe et que Boudard s’avance dans l’écriture, il travestira de moins en moins la réalité qu’il a vécue. Boudard est un personnage très étrange, truand raté, selon ses propres dire, résistant et soldat sans véritable cause, il se cultivera en prison et dans les différents sanatoriums qu’il fréquente. Elevé pour partie dans un quartier prolétarien, il tentera par tous les moins d’échapper à la contrainte du turbin. Cette velléité de ne jamais travailler l’a amené en réalité à des contraintes encore pires que l’usine ! Il y a laissé sa jeunesse et ses poumons ! Mais il y a trouvé sa voie !
Boudard fait l’acteur dans Flic story de Jacques Deray
On a beaucoup comparé Boudard à Céline, et lui-même n’a rien fait, du moins au début de sa carrière pour dissuader les gens de le faire. Mais en vérité il avait une écriture bien plus drôle et bien plus authentique que Céline. Il ne s’y trompait pas d’ailleurs car il savait que l’argot de Céline n’était pas un argot de la rue. Pour moi Boudard doit être plutôt situé dans la lignée de la littérature prolétarienne, Henry Poulaille par exemple. Boudard de toute façon avait été du bon côté durant la guerre et la Résistance. Ce qui l’empêchait d’être raciste et antisémite comme Albert Simonin par exemple qui avait fait de la taule et pas qu’un peu pour collaboration avec le nazi Henri Coston. Il y a un phénomène étrange qui n’est pour moi pas très clair. Beaucoup de Céliniens qui pratiquaient l’argot se sont retrouvés du mauvais côté de la collaboration, Audiard, Simonin, José Giovanni, François Brigneau qui sous le pseudonyme de Julien Guernec ouvrit la voie au roman argotique mettant en scène un truand vieillissant et de poids[3]. Sauf bien sûr Auguste Le Breton, peut-être le plus authentique argotier sur la place. Remarquez que la célébrité d’Alphonse Boudard se met en place au moment où la critique du résistancialisme commence à se développer avec une offensive généralisée des anciens pétainistes[4]. Mais c’est aussi dans le début des années soixante que l’on commence à s’intéresser à l’argot comme une langue authentique, alors qu’elle est dans les faits en voie de disparition pour cause d’insuffisante modernité.
Boudard aimait les chats, moins les chiens qu’il identifiait à des auxiliaires de la police !
Il y a aussi beaucoup de rapports entre Frédéric Dard et Alphonse Boudard. D’abord ils étaient tous les deux des amoureux de Céline, et donc ils valorisaient l’argot comme une forme langagière noble etg tous les deux, contrairement à Simon,in ou Lebreton réinvente l’argot au lieu de le pratiquer d’une manière rigoureuse dans sa forme et sa grammaire. Tous les deux s’intéressent d’ailleurs plus aux deux premiers romans de Céline, Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, qu’au reste, et tous les deux condamnent les engagements politiques et racistes de l’huluberlu de Meudon. Bien que l’approche de l’argot soit plus directe chez Boudard qui avait grandi dans le XIIIème arrondissement de Paris que chez Frédéric Dard qui venait de Lyon et qui avait été élevé dans une famille presque normale, encore que les deux écrivains avaient des relations privilégiées avec leur grand-mère respective. Ils furent en leur temps salué par l’université, convoqués à des colloques ou à des séminaires. En 1965 c’est Robert Escarpit qui célèbre Frédéric Dard à Bordeaux lors d’un séminaire fameux, et le 11 avril 1972, c’est la Sorbonne, dans le cadre de l’Institut Charles V qui invite Boudard à parler de l’argot[5]. Les années soixante seront celles d’une explosion d’une autre littérature et la consécration de la littérature populaire. Les deux écrivains sont des très bons clients pour la télévision. Eux-mêmes écriront l’un sur l’autre. Boudard parlera élogieusement de Frédéric Dard dans les chroniques qu’il donnera au journal Le monde. C’est un double adoubement. Chabrol nous dit que c’est François Bott qui fut la cheville ouvrière de l’embauche de Boudard comme chroniqueur, et donc d’une pierre deux coups quand Boudard fait la publicité pour les romans de Frédéric Dard, il se pose en arbitre des élégances littéraires. Dans l’autre sens Frédéric Dard préfacera Chroniques de mauvaise compagnie, réédition en 1977 des romans malfrats de Boudard dans la collection Bouquins, chez Robert Laffont. Tous les deux finiront aussi par avoir leur nom sur une plaque dans Paris : Dard donnera son nom à un square dans le 18ème, et Boudard aura sa rue Alphonse-Boudard dans le 19ème comme il se doit. C’est une rue bien étrange qui se termine comme une passerelle vers la nouvelle Bibliothèque nationale, mais au fond c’est aussi une bonne image pour l’émancipation de Boudard qui a pu s’évader de sa condition miséreuse en allant vers la littérature, mais aussi comme la marque d’une évolution vers le moderne qui a détruit le quartier de la jeunesse de Boudard.
Boudard a écrit en même temps pour gagner de l’argent et éviter de retourner à la pince monseigneur, et parce qu’il adorait ça, et parce qu’aussi c’était pour lui certainement une forme d’autoanalyse. Ce qui fait que son œuvre est assez inégale. La cerise, L’hôpital ou encore Le café du pauvre sont des chefs d’œuvres. Mais ses ouvrages circonstances, y compris la réunion de ses chroniques parues dans Détective et qui traitaient des grands criminels valent toujours le détour. Si on peut évidemment hiérarchiser son œuvre, il n’y a rien à jeter. J’aime un peu moins ces récits de guerre où il me semble toujours noircir le tableau, mais je les aime tout de même, et préfère sa prose marloupine. Ses travaux pour le cinéma sont plus difficiles à apprécier, à cause des contraintes du système de production. De ses rapports avec le milieu du cinéma il tirera un ouvrage jubilatoire, Cinoche, qui passe un peu au-dessus de ses propres déboires pour nous donner à voir. Car Boudard ne s’attardait pas sur les avanies qu’il avait subies, il les tournait en dérision. C’était là sa grande force. L’hôpital, un des ouvrages de Boudard qui m’ont le plus marqué, réussissait ce tour de force de nous faire rire avec des situations des plus tragiques, ce qui permettait au lecteur de relativiser finalement ses propres maux et jouir d’abord du présent autant qu’on le peut, sans attendre la mort. Boudard ne se prenait pas vraiment au sérieux et aimait d’abord déconner, ce qui ne veut pas dire qu’il ne travaillait pas à ses écrits sérieusement.
Saint-Martin du Tertre, 11 août 1953, Boudard à gauche participant à une partie d'échecs simultanée
L’ouvrage de Dominique Chabrol est donc une excellente introduction à Alphonse Boudard. On lui reprochera quelques flottements dans l’écriture par exemple il écrit : Albert Simonin, écrivain et scénariste au passé compliqué. C’est une litote, Simonin était un collabo, un vrai qui s’était braqué de longues années de cabane pour cela et pour les écrits antisémites qu’il avait commis avec Colson. Pourquoi ne pas le dire ? L’auteur a pourtant le mérite de préciser certains petits arrangements de Boudard avec la réalité, par exemple il a affirmé avoir été dégouté de l’épuration à cause du spectacle qu’il avait pu voir de la tonte d’une femme pour collaboration horizontale, mais en vérité il n’avait assisté à rien du tout et répétait les ouï-dire. Sur le plan politique, Chabrol en fait clairement un anarchiste, même si Boudard a été célébré aussi par des journaux d’extrême-droite, et précise fort justement qu’il n’était pas non plus un anarchiste de droite, terminologie que Boudard récusait. Il précisera d’ailleurs après qu’un journaliste de Français d’abord, journal lepéniste, ait publié une interview de lui, qu’il n’a jamais de près ou de loin eut quelque rapport avec l’extrême-droite[6]. Ce qui me semble plus que certain. De fait il restait tout de même gaulliste à cause de la Résistance bien entendu. Mais la politique était le cadet de ses soucis. Il évoluera d’ailleurs, si dans un premier temps il affichait de la sympathie pour les communistes qu’il côtoya dans la guerre pûisqu’il était soldat de la colonne Fabien, sera plus sévère avec eux avec le temps, dénonçant une tendance autoritaire qu’il ne pouvait pas apprécier, mais au moment où les communistes étaient en voie de disparition et de normalisation. Du reste Boudard ne votait pas.
L’ouvrage de Dominique Chabrol contient aussi des photos complètement inédites de Boudard, ce qui est un petit plus selon moi. Je lui ait emprunté deux images, celle qui se trouve en tête d'article à côté de la couverture, et celle où on voit Boudard jouant aux échecs.
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/la-france-d-alphonse-boudard-pierre-gillieth-2011-a114845152
[2] La table ronde, 2011.
[3] http://alexandreclement.eklablog.com/faut-toutes-les-buter-1947-francois-brigneau-precurseur-du-roman-noir-a114845184
[4] Pierre Laborie, Le chagrin et le venin, Bayard, 2011.
[5] https://www.lemonde.fr/archives/article/1972/04/20/quand-boudard-jaspine-en-sorbonne_2400514_1819218.html
[6] https://next.liberation.fr/livres/1999/05/06/boudard-piege_272204 Notez que le titre de ce journal était un détournement d’un des titres des journaux de la Résistance, France d’abord, comme d’ailleurs le titre de Front national était à l’origine celui d’un réseau de résistance à l’occupation allemande.
« Le Parrain II, The Godfather, part II, Françis Ford Coppola, 1974La police a les mains liées, La poliizia ha le mani legate, Luciano Ercoli, 1974 »
Tags : Dominique Chabrol, Alphonse Boudard, argot, Céline, Frédéric Dard
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