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Du plomb pour l’inspecteur, Pushover, Richard Quine, 1954
Richard Quine, réalisateur hélas bien négligé aujourd’hui, était amoureux de Kim Novak. On le comprend, et c’est lui qui lui a donné ses plus beaux rôles, notamment dans le superbe Strangers when we meet, film où elle partageait l’affiche avec Kirk Douglas. Pushover marquent les débuts de Kim Novak à l’écran. Le scénario s’appuie sur un auteur de romans noirs très solide, Thomas Walsh, qui avait donné Nightmare in Manhattan, adapté à l’écran sous le titre Union station par Rudolph Maté[1]. Walsh prend très souvent comme personnage principal un homme d’ordre qui a des difficultés avec l’exercice de son métier.
Un hold-up sanglant a eu lieu, Harry Wheeler et ses complices ont dérobé 200 000 $ à l’ouverture d’une banque. La police est sur les dents, et pour le piéger, ils surveillent la belle Lona, sa maîtresse qu’il a installée dans un studio coquet. Paul Sheridan est chargé de rentrer en contact avec elle. En réalité, et sans le savoir, il entame une relation amoureuse. La police a mis son téléphone sur écoute, et a loué un appartement en face du sien pour la surveiller. Mais Lona va démasquer à son tour Paul. Ils vont cependant se réconcilier. Bientôt, Paul va avoir l’idée de piéger Wheeler et de piquer le butin pour partir avec Lona. Cependant, Rick le partenaire de Paul va tomber amoureux à son de la voisine de Lona. Il aura l’opportunité de se montrer à son avantage en chassant un bonhomme qui tentait de s’imposer à Ann Stewart. Un flirt s’ébauche entre eux. Mais bientôt Wheeler arrive. Paul veut le coincer, le vieux Paddy qui devait surveiller la rue depuis la voiture, est défaillant, parti boire un verre au bistrot du coin. Les choses se passent mal. Wheeler est tué, Paul récupère le butin, mais accidentellement il tue Paddy qui sans doute l’aurait dénoncé. L’infirmière qui fricote avec Rick affirme qu’elle pourrait reconnaître l’homme qui se trouvait chez Lona et qui lui a refusé de la glace ! C’est Paul bien sûr. Le filet se resserre. Paul qui jongle un moment entre les portes, va tenter de s’enfuir avec Lona en prenant en otage Ann. En allant chercher la voiture de Wheeler pour récupérer le sac plein de billets, il se fait repérer et va être tué par ses collègues.
Un homme va au cinéma
Au premier abord on pourrait croire que le film est une variation sur le thème de Double indemnity. En tous les cas c’est ainsi que le film a été perçu à sa sortie. Mais il n’en est rien. D’abord parce que même si cela parait improbable, Paul et Lona développe une véritable relation amoureuse. Et du reste Lona pleurera lorsque Paul se fera tuer. Il y a donc un aspect romantique qui n’existait pas dans le film de Wilder. Ils ne sont pas vraiment cyniques ni sournois. Certes Paul veut dérober l’argent du hold-up. Mais sans doute y est-il poussé par le fait qu’il est tombé amoureux d’une poule de luxe en manteau de vison. A la fin il aura cette réflexion amère qu’au fond ils n’avaient pas besoin de cet argent pour partir reconstruire leur vie. Si Paul n’est pas très honnête, Lona n’épouse pas les canons d’une morale régulière. En effet, elle se fait entretenir par un truand que manifestement elle n’aime pas et avec qui elle s’ennuie, sans doute parce qu’elle apprécie les produits de luxe, et qu’elle n’a pas vraiment envie de travailler. Le couple formé par Paul et Lona est assez peu conventionnel, il est opposé comme cela au couple qui s’ébauche avec Rick et Ann. Deux individus assez fats finalement, dénués de toute fantaisie et respectueux de l’ordre établi, Ann à la première occasion dénoncera Paul, et Rick lui tirera dans le dos. C’est donc moins des caractères qui sont étudiés, qu’un individu qui va s’opposer au système dont il est un pilier. Lona suit le mouvement, nonchalante et faible, elle aime bien que Paul lui accorde une attention que probablement elle n’a pas avec Wheeler. Le film fait éclater les mensonges sur lesquels la société est fondée. Rick raconte pis que pendre sur les femmes qui pour lui sont toutes fourbes et mauvaises, mais à la première occasion, il drague d’une manière sérieuse Ann. Paddy Dolan est un vieux flic alcoolique qui donne des leçons de morale à Paul, mais en même temps il va boire un coup au bistrot du coin, délaissant sa surveillance au risque de faire capoter l’affaire et peut-être même de se faire tuer. Paul est attiré par Lona, sans ne rien savoir d’elle, mais en réalité c’est parce qu’elle est belle et très soigné, comme un rêve de papier glacé. Elle sent bon, elle est très fière de mettre du parfum à 100 $ le flacon. Elle s’est détachée de sa condition prolétaire. Elle a franchi la ligne, comme Paul va la franchir aussi.
Paul fait semblant de rencontrer Lona fortuitement
Comme très souvent dans le film noir, la critique sociale n’est pas loin, mais Pushover n’aborde pas la question de front, cela vient plutôt par une critique acerbe par la bande de l’ordre social et culturel. Cette discrétion se retrouvera dans Strangers when we meet qui est sans doute le chef d’œuvre de Richard Quine, où à travers une autre façon d’analyser la relation adultérine, il va dénoncer l’hypocrisie d’un ordre social fondé sur le modèle de la famille américaine, avec l’ambition de posséder une belle femme, une belle maison, une belle voiture et des beaux enfants. Dans Pushover, ce sont les policiers à la mine sévère, Paul en est un autre, qui représentent cette rigidité sociale qui range les individus dans des cases et les empêche de vivre pour eux-mêmes.
Paul va prendre la relève
Richard Quine est un enfant d’Hollywood. Très tôt il a fait l’acteur, pour la radio été pour la scène, avant de passer au cinéma où, adolesscent, il apparaît comme acteur dans les années trente. C’est seulement aux débuts des années cinquante qu’il va passer à la réalisation. Il a eu une vie sentimentale très tumultueuse, mariée quatre fois, sa première épouse fut victime d’un accident de chasse dans des conditions peu claires et resta handicapée. Il eut aussi de nombreuses liaisons avec les actrices qu’il faisait tourner, notamment Judy Holliday et bien sûr Kim Novak. Personnage dépressif, il se suicidera à l’âge de 68 ans en 1970, officiellement parce qu’il était très malade. Mais à cette époque, il a aussi des difficultés en tant que réalisateur et doit se contenter de tourner des épisodes de la série Columbo. Depuis 1965 ses films n’ont plus beaucoup de succès. Quoi qu’il en soit, et bien que sa carrière se soit dissipée dans des genres très différents, il a un vrai style, une manière très propre et précise de filmer et d’éclairer ses films. Ça se voit dans Pushover qui est son premier vrai succès public et critique en tant que réalisateur. Ce qui étonne d’abord, c’est l’usage de l’écran large qui permet de renouveler sans le dire les codes du film noir. Cela lui permet en effet d’utiliser des panoramiques larges qui donnent beaucoup de relief à l’image. Pour le reste il manie parfaitement cette utilisation des ombres portées qui accentuent les couleurs de la nuit. Par exemple, après le hold-up, on va suivre un homme qui sort d’un bar pour se rendre au cinéma. Cet homme n’a aucune importance pour l’histoire, car ce que nous attendons, c’est la sortie de Lona du cinéma. Mais ce long travelling a permis non seulement de donner du volume à la nuit, mais de saisir les ombres fuyantes dans de belles images.
Ann raconte comment Rick l’a défendue
On note que le film de Richard Quine est tourné en 1954. Il utilise largement les possibilités de voyeur des policiers qui espionnent à travers les fenêtres les habitants de l’immeuble d’en face. Il anticipe donc Rear windows d’Hitchcock d’une année. Soit que cela soit dans l’air du temps, soit qu’Hitchcock lui-même – qui ne se gênait pas pour recycler à son profit les bonnes idées des autres – se soit inspiré de ce film. Cette opposition entre les policiers et les habitants qui sont à la merci de leurs regards est une critique plus ou moins directe de la séparation dans le monde moderne. Le hold-up est rondement mené. C’est une des rares scènes de jour. L’ensemble du film, l’histoire de Paul et Lona est toujours plongée dans la nuit. C’est ce qui renforce ce côté un peu mystérieux et rêveur qui fait le prix de Pushover. En s’appuyant sur la belle photo de Lester H. White, un vétéran, Quine va se saisir de toute la grammaire du film noir, par exemple, ces sources de lumières décalées comme des réverbères ou des petites lampes déposées latéralement. Les ombres dissimulant opportunément les caractères et les fautes des uns et des autres.
Paul appelle Lona pour lui dire que tout va mal
La réussite du film repose évidemment sur l’interprétation. C’est une très bonne idée d’opposer le très peu glamour et sévère Fred MacMurray à la très belle et sensuelle Kim Novak. C’est comme une autre version de la belle et la bête. Fred MacMurray connu en France surtout pour des niaiseries tournées pour Walt Disney a toujours cherché des rôles plus durs, on peut d’ailleurs le voir dans des petits films noirs très intéressant comme Borderline de William Seiter. Ici il trouve un de ses meilleurs rôles, dix ans après Double indemnity. Kim Novak n’est pas encore très à l’aise devant la caméra. C’est son premier film. Elle est pourtant éclatante de sensualité maladive. Filmée amoureusement par Richard Quine, elle arrive à dégager beaucoup d’émotion quand elle constate la mort de Paul. Le choix des seconds rôles est également excellent. D’abord le très raide et insipide Phil Carey en flic un peu borné qui applique bêtement la routine. Dorothy Malone dont le talent n’est plus à souligner, dans le rôle d’Ann Stewart est remarquable de justesse. Peut-être le plus étonnant est E.G. Marshall dans le rôle du lieutenant Erickson, il marque de son autorité le film, et cela malgré sa petite taille surtout si on le compare à Carey et MacMurray qui sont très grands.
Paul tente de s’approcher de la voiture de Wheeler
Pushover est donc un très bon film qui par certains côtés renouvelle le film noir sans en renier les codes. Le film noir des années cinquante met souvent en scène des policiers corrompus. Bien reçu par le public, la critique a mis un peu de temps pour en découvrir toute la richesse. Si on regarde d’un peu plus près, il semble bien que Richard Quine soit un des rares disciples de Billy Wilder, non seulement dans sa manière d’aborder le film noir, mais aussi dans sa manière de filmer les comédies en utilisant par exemple Jack Lemmon ou… Kim Novak. Ce serait une sorte de Billy Wilder qui aimerait enfin ses personnages malgré leurs défauts ! Richard Quine avait tourné la même année, l’excellent Drive a crooked way, avec le non moins excellent Mickey Rooney dont le physique à l’opposé de celui de Fred MacMurray lui avait pourtant permis d’aborder des rôles intéressant dans le film noir[2]. Il semble très dommage qu’il n’ait pas persisté dans ce genre. En tous les cas on peut toujours revisiter sa filmographie dans laquelle on trouve quelques chefs-d’œuvre, dont ce Pushover.
Paul s’est fait flinguer
« Les menteurs, Edmond T. Gréville, 1961 – d’après Frédéric Dard.Borderline, William A. Seiter, 1950 »
Tags : Richard Quine, Fred McMurray, Kim Novak, flic pourri, Dorothy Malone, Thomas Walsh
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