• Les menteurs, Edmond T. Gréville, 1961 – d’après Frédéric Dard.

      Les menteurs, Edmond T. Gréville, 1961 – d’après Frédéric Dard.

    C’est un film très rare, très difficile à voir. J’ai mis des années avant d’y mettre la main dessus. Les menteurs, c’est d’abord l’adaptation d’un roman de Frédéric Dard, Cette mort dont tu parlais. Ce roman paru en 1957 s’inscrit au début de la longue série des romans noirs que Frédéric Dard signa de son nom au Fleuve noir. Il y en a trente deux publiés dans la collection « spécial police », et à cette époque les « Frédéric Dard » se vendent mieux que les « San-Antonio ». Ça va changer au début des années soixante quand San-Antonio prendra l’ascendant sur Frédéric Dard, mais en attendant, Frédéric Dard tire des revenus de la vente de ses histoires au cinéma et aussi de son travail d’adaptateur. Précisons que Cette mort dont tu parlais est excellent sur tous les plans, parfaitement maitrisé dans sa mécanique, il est sobrement et superbement écrit. Ici Frédéric Dard est adaptateur avec Edmond T. Gréville, qui travaille sous le nom de Max Montagut. Il est assez difficile de comprendre qui a fait quoi dans le scénario, bien que selon moi Frédéric Dard est resté un peu en retrait, je dirais pourquoi un peu plus loin. Edmond T. Gréville portera aussi, deux ans plus tard, un autre très bon roman de Frédéric Dard L’accident, avec des résultats cinématographiques plutôt mitigés[1]. Gréville semblait tout indiqué pour porter Frédéric Dard à l’écran, il est suffisamment noir et cynique pour cela, même s’il n’a pas tout à fait le talent d’un Clouzot par exemple. La prose de Frédéric Dard est suffisamment limpide pour inspirer des réalisateurs tranchants et précis. Ce qu’il a rarement trouvé hélas. 

    Les menteurs, Edmond T. Gréville, 1961 – d’après Frédéric Dard. 

    Norma est une comédienne ratée qui vit avec Dominique, une sorte de parasite qui feint d’être un photographe de talent en mal de reconnaissance. Ils sont tous les deux au bout du rouleau, sans avenir, à la recherche d’une combine pour survivre. Paul, un homme mûr, vient de rentrer d’Afrique où il a fait fortune. Devenu rentier mais d’un tempérament maladif, il aspire à une vie tranquille, au calme. Grâce à son ami Blanchin, il trouve une maison qui lui plait loin de Paris et l’emménage, mais il se sent bien seul, et il décide de se trouver une épouse. Pour cela il va utiliser les petites annonces. Dominique tombe dessus par hasard et va encourager Norma à se rapprocher de Paul – c’est une forme de maquereautage si on veut. Pour cela elle va utiliser les artifices de son métier, elle se teint les cheveux en gris, porte des lunettes, se vieillit. Paul va être séduit par l’austérité et le maintien de Norma. Il l’épouse rapidement et l’installe dans sa grande maison. Il semble très heureux de cet enfermement. Mais peu après Norma fait venir Dominique qu’elle présente comme son fils, auprès d’elle, prétendant qu’il s’est cassé la jambe. Cependant, Paul va percevoir des choses bizarres, d’abord les relations entre Dominique et Norma ne sont pas très claires, celle-ci a des fausses lunettes, et puis un jour il va se décider à espionner celle qui est devenue sa femme. Et puis Clément, le garagiste qui habite juste en face de la maison, a trouvé une coupure de presse qui semble révéler que Norma est bien plus jeune qu’elle ne le dit. Grâce à un magnétophone, Paul va comprendre que ces deux-là cherchent à le tuer. Dominique tentera d’abord de faire tomber son rasoir électrique dans la baignoire de Paul pour l’électrocuter, puis Paul surprendra Norma et Dominique en train de discuter de la manière dont ils peuvent l’empoisonner. Car Paul est malade et a besoin d’un remède au quotidien. Il va donc retourner l’arme contre eux : il fait semblant de partir en voyage pour les piéger. Il va arriver à ses fins. Après les avoir démasqués, il les enferme dans leur chambre, mais Dominique sort par la fenêtre et va saboter la voiture de Paul en dévissant la direction. Clément, le voisin garagiste de Paul a tout vu et le prévient. Paul décide de virer Dominique, mais accidentellement celui-ci est tué. Paul repartira en Afrique, laissant Norma toute seule, sans rien lui promettre.

    Les menteurs, Edmond T. Gréville, 1961 – d’après Frédéric Dard.

    Dominique a fait semblant de se suicider 

    Si je ne m’attache qu’au déroulé de l’intrigue, le livre est bien plus cohérent et passionnant que le film. En effet le scénario a changé deux éléments majeurs, d’abord le fait que la sourde lutte entre Norma et Dominique d’un côté, et Paul de l’autre, se double dans le roman d’une autre histoire d’assassinat. L’ancien propriétaire de la maison que Paul achète, a probablement tué sa femme. Cette deuxième histoire renforce en fait la première, comme si les lieux renfermaient une logique criminelle fatale à l’insu de ses occupants. Le second point c’est que le film commence avec un long descriptif de la vie misérable du couple Dominique-Norma. Tandis que l’ouvrage commence par l’arrivée de Paul puis continue par la recherche d’une épouse, ce qui du point de vue du suspense est meilleur puisqu’on ne comprend que Norma et Dominique sont amants qu’en même temps que Paul, vers le milieu du roman. C’est d’ailleurs pour cette raison que Frédéric Dard emploie la première personne du singulier pour raconter cette sinistre histoire. Un autre changement important est bien sûr Blanchin, ici il est l’ami qui épaule le vieux célibataire de retour d’Afrique, dans le roman c’est tout simplement une crapule qui a tué sa femme et sur laquelle Paul exercera un chantage amoral pour éliminer Dominique. Il y a d’autres changements mineurs. Dans le livre Paul a 36 ans, l’âge de Frédéric Dard quand il écrit cette sombre histoire. Il se sent vieux, mais il ne l’est pas. Tandis que dans le film, Paul parait très vieux et usé, incarné par Jean Servais, il fait la soixantaine – alors que dans la réalité il n’avait même pas cinquante ans. Ensuite Dominique est dans le film un photographe, tandis que dans l’ouvrage c’est un peintre raté. Le peintre raté est une figure importante dans les romans noirs de Frédéric Dard, on le retrouve aussi dans Rendez-vous chez un lâche. On sait que Frédéric Dard aimait beaucoup la peinture et les peintres qu’il représente toujours comme des transgressifs, victimes de leurs propres difficultés de créateur. Mais il y a aussi le fait que le roman est beaucoup plus violent que le film, il se termine en effet par un affrontement à mort entre Norma – dans le livre Mina – et Paul. Mina se révèlera être une femme d’une force exceptionnelle, loin de la Norma qui reste un peu fleur bleue tout de même. Tout cela me fait dire que le scénario a été plutôt tiré par Edmond T. Gréville. Il se peut aussi que la production ait eu peur de suivre Frédéric Dard dans cette exposition d’une haine maladive entre un homme et une femme. Les dialogues du roman sont en effet d’une très grande violence. Et puis cela permet d’équilibrer les rapports entre la victime désignée qui devient le chasseur, et les chasseurs qui deviennent les victimes. 

    Les menteurs, Edmond T. Gréville, 1961 – d’après Frédéric Dard. 

    Blanchin a trouvé une belle maison pour Paul

    En fait en modifiant l’histoire dans le sens qu’on vient de dire, on en change la signification profonde. Cette mort dont tu parlais est l’histoire d’un homme malade se sa solitude, un rêveur qui va inventer n’importe quoi, y compris une histoire d’amour fou, pour combler le vide de son existence. Le couple infernal qui veut la peau de Paul pour s’approprier sa fortune devient une simple paire d’escroc. Norma-Mina est complètement cynique et bien moins passive qu’elle ne l’est dans le film. Avec ces transformations, l’adaptation devient une banale histoire de trio, une lutte à morte entre deux mâles pour la conquête de l’amour d’une femme. Deux éléments importants ont été conservés, d’abord l’idée du retournement de Paul, qui de gibier, va devenir chasseur. Et bien sûr l’astuce du grimage de Norma. On reconnait là le principe de cette femme qui dissimule sa véritable identité comme dans D’entre les morts de Boileau et Narcejac – les mentors de Frédéric Dard – ouvrage qui donna le film d’Hitchcock, Vertigo[2], et dont il s’est manifestement inspiré pour construire ce couple où l’homme veut s’approprier et transformer une femme qui se refuse toujours à lui. Le thème secondaire qui n’est pas assez exploité à mon avis dans le film et qui est récurrent dans les romans noirs de Frédéric Dard, c’est que malgré tout ce qui les oppose, Paul va aimer maladivement Norma-Mina, jusqu’à la détruire et jusqu’à se détruire lui-même. En entourant Paul d’amis et d’alliés fidèles, la solitude de ce dernier est complètement atténuée et n’explique plus suffisamment la folie de cet homme pour cette femme qui se moque de lui. Gréville reprendra aussi l’utilisation du magnétophone pour avoir la preuve de la déconfiture de Paul, sans doute cet usage de la technologie pouvait paraître très moderne et étonnant au début des années soixante. Notons un point très important du point de vue de la carrière de Frédéric Dard, le portrait de Paul lui a sûrement été inspiré par Marcel G. Prêtre pour qui il a écrit quantité d’ouvrages dont Calibre 475 express[3] qui fut un très bon succès de librairie et qui se passe dans l’Oubangui Chari, devenu depuis l’indépendance la République Centrafricaine, pays où Paul est censé avoir fait fortune.

     Les menteurs, Edmond T. Gréville, 1961 – d’après Frédéric Dard. 

    Paul est séduit par le caractère austère de Norma 

    Tout cela nous montre que pour adapter Frédéric Dard, ce n’est pas facile, sans doute beaucoup moins que Simenon. Les rebondissements sont très nombreux. Il faut une grande rigueur dans l’écriture du scénario, et je crois bien que c’est pour cela que les adaptations de ses romans noirs sont aussi abondantes que décevantes. Des franches réussites on n’en compte guère, Le monte-charge, Toi le venin, Les salauds vont en enfer, Le dos au mur, et je crois bien que c’est tout. Vu la richesse et la diversité de ses romans noirs, ce n’est pas beaucoup. Même avec Gréville, la matière vénéneuse n’est pas suffisamment mise en valeur. C’est donc ici que Gréville échoue. Son rythme n’est pas bon. En refusant le huis clos, l’enfermement du couple, il fait dériver le récit. Or ce qui est important c’est bien cet enfermement revendiqué que vient troubler le pseudo-fils de Norma. La séquence qui voit rappliquer les copains de Dominique pour faire la bringue n’est pas à sa place, elle rompt le rythme initial, et emmène le film vers un portrait de la jeunesse perverse – ce qu’on retrouvera dans La menace de Gérard Oury par exemple[4]. C’était aussi une des obsessions de Frédéric Dard au début des années soixante, notamment dans Les mariolles, le roman qui a servi de point de départ à La menace et aussi du Cahier d’absence. Mais il aurait fallu faire des choix, et même si l’opposition entre le jeune Dominique et sa bande d’un côté et Paul de l’autre passe évidemment par des signes distinctifs dans les comportements, ici cela parait un peu surajouté. On retrouve une autre marotte de Frédéric Dard, enfermer la femme qu’il aime à clé[5].  En vérité le roman aurait dû être adapté tel quel, il est déjà conçu pour le cinéma, même s’il présente principalement le point de vue de Paul. Certes il aurait été probablement plus long et plus coûteux parce qu’il aurait fallu filmer Paul en train d’enquêter à Rouen et à Cannes, et aussi mettre en scène la confrontation avec Blanchin, l’homme qui dans le roman a tué sa femme et qui vit à Marseille. Mais tout cela aurait ajouté au côté machiavélique de Paul – « machiavélique » c’est le mot que Norma-Mina emploie lorsqu’elle se rend compte qu’elle et Dominique ont été roulés dans la farine. 

    Les menteurs, Edmond T. Gréville, 1961 – d’après Frédéric Dard. 

    Le trio commence un semblant de vie familiale 

    Mais, malgré toute cette déception, cette trahison de Frédéric Dard par lui-même, il y a tout de même une atmosphère comme on dit. Cela est dû à la patte de Gréville et aussi à la photo d’Armand Thirard. Il y a de très belles séquences, dès qu’il s’agit de trouver des angles qui font ressortir l’aspect glauque des relations entre les deux nouveaux époux. Une belle profondeur de champ dans les scènes d’enfermement de la maison quand il surveille le couloir. Les scènes d’extérieur sont bien moins réussies, ce qui peut venir de la faiblesse du budget. Gréville filme la jeunesse de Saint-Germain des Près comme quelqu’un qui se trouve dépassé par ses ambitions et sa vitalité. Il la filme un peu comme un vieux. Les séquences sombres sont les mieux réussies, notamment la nuit d’orage, avec des éclairages qui mettent à bas les artifices et qui finissent par révéler la vraie nature de Norma. La musique d’André Hossein soutient parfaitement cette tension qui ne fait que monter au fur et à mesure que le temps passe. Le compositeur utilise des thèmes jazzy, soutenu par le vibraphone, cet étrange instrument qui mêle de façon mélancolique percussion et mélodie.

    Les menteurs, Edmond T. Gréville, 1961 – d’après Frédéric Dard. 

    Blanchin révèle la supercherie, Dominique n’a pas de jambe cassée 

    L’interprétation est très juste. Dawn Addams que Gréville avait déjà dirigée dans L'île du bout du monde, est très crédible en Norma quand elle se transforme en vieille femme. Elle arrive à endosser deux personnalités différentes d’une manière touchante. On passe même sur son côté british, Gréville aurait dû cependant insister un peu plus sur la dureté du personnage, l’actrice avait les moyens de le supporter. Jean Servais n’est pas mal aussi dans le rôle du vieux beau qui a fait fortune et qui croit pouvoir tout acheter, même si par rapport au roman il est beaucoup plus âgé. Sans doute d’avoir pris un acteur vieillissant avec un aspect maladif ajoute une touche de mélancolie qui est plutôt bienvenue. Cela lui donne une fragilité par rapport à Norma, et on comprend bien tous les efforts qu’il doit faire pour voir enfin la réalité en face et que cela lui donne un peu de force pour se battre. Claude Brasseur dans le rôle de Dominique est le moins crédible de ce trio infernal. Il en fait un peu trop, on aurait aimé quelqu’un d’un peu plus sobre. Francis Blanche joue Blanchin, avec justesse et perspicacité. On note encore la présence de Roland Lesaffre, très bien en garagiste suspicieux, Gréville retrouvera cet acteur fétiche de Marcel Carné un peu plus tard dans L’accident. On reconnaîtra aussi dans une petite silhouette, Claude Chabrol en réceptionniste.

    Les menteurs, Edmond T. Gréville, 1961 – d’après Frédéric Dard. 

    En voulant aider Paul, Blanchin va découvrir que Dominique et Norma veulent l’assassiner 

    Le film a bénéficié d’une critique très positive à sa sortie, notamment celle de Gérard Legrand dans Positif[6]. Mais à Positif ils aimaient bien Gréville, sans trop se poser de question, Tavernier aussi était de ceux-là. Il n’est pas certain que le public ait massivement suivi. Sans doute aurais-je eu un avis beaucoup plus positif si je n’avais en tête le roman de Frédéric Dard qui est sans doute un chef d’œuvre à l’égal des plus grands romans noirs américains. Il est extrêmement regrettable que ce film ne soit pas disponible aujourd’hui. En tous les cas il prouve que le film noir à la française existait bien, contrairement à ce qu’avançaient imprudemment Borde et Chaumeton[7], et que Frédéric Dard en a été sans doute son meilleur fournisseur d’hsitoires. C’est dommage que Gréville ait partiellement raté cette adaptation, car il n’est plus aujourd’hui possible d’utiliser les ressorts du cinéma pour mettre en scène cette excellente histoire.

    Les menteurs, Edmond T. Gréville, 1961 – d’après Frédéric Dard. 

    Paul n’est pas loin, il guette maintenant Norma et Dominique 

    Les menteurs, Edmond T. Gréville, 1961 – d’après Frédéric Dard. 

    Paul a mis Dominique et Norma sous clé 

    Les menteurs, Edmond T. Gréville, 1961 – d’après Frédéric Dard. 

    Paul apprend à Norma qu’il va retourner en Afrique



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/l-accident-edmond-t-greville-1963-a128232262 

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/sueurs-froides-vertigo-alfred-hitchcock-1958-a114844812 

    [3] Editions du château, 1954.

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/la-menace-gerard-oury-1960-a114844968 

    [5] Il se comportait comme ça dans la vie. C’est ce qu’il raconte dans Je le jure, Stock, 1975. Il collectionnait les clés et les pièces de monnaie. 

    [6] On trouvera cette critique sur le site Tout Dard grâce à l’infatigable et précieux Lionel Guerdoux. A cette époque je ne lisais pas Positif. http://www.toutdard.fr/book/positif-n43/

    [7] Raymond Borde et Etienne Chaumeton, Panorama du film noir américain, 1941-1953, Editions de Minuit, 1955.

     

    « La fièvre au corps, Body heat, Laurence Kasdan, 1981Du plomb pour l’inspecteur, Pushover, Richard Quine, 1954 »
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