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En marge de l’enquête, Dead reckoning, John Cromwell, 1947
John Cromwell est un réalisateur sous-estimé et selon moi un peu trop oublié, surtout en regard de l’importance de ses films noirs qui sont très originaux pour l’époque. J’ai déjà eu l’occasion de le dire à propos de The racket[1] et aussi de Caged[2]. Sans doute cela provient-il du fait qu’il a eu une carrière assez dispersée, travaillant dans tous les genres, et finalement assez peu dans le registre du film noir. Quoiqu’il ait fait le principal de sa carrière dans les années trente, c’est pourtant dans ce domaine qu’il a excellé. Et sans doute aurait-il eu une meilleure carrière s’il n’avait été dénoncé comme communiste par ce sinistre imbécile d’Howard Hugues auprès de l’HUAC qui le mit de fait sur la liste noire et l’empêcha pendant sept longues années d’exercer son métier auquel il ne reviendra par la petite porte qu’en 1958. Dead reckoning est presque la quintessence de ce qu’est le film noir, avec tous ses tics visuels, mais aussi le jeu sur la linéarité de l’intrigue.
Johnny s’inquiète de devenir un personnage public
Rip Murdock et Johnny Drake reviennent de la guerre où ils se sont comportés héroïquement. Ils doivent être reçus en grande pompe par le général Steele qui doit les décorer. Mais Johnny Drake est inquiet de paraître en public, et à la première occasion, il s’enfuit. Murdock décide cependant de le retrouver. Il se retrouve à Gulf city, en Floride, avec le nom de Preston qu’il a découvert sur un médaillon, il va rapidement déduire que si Johnny s’est engagé en 1943, c’est d’abord pour fuir quelque chose. Murdock découvre ainsi que Johnny a été reconnu responsable du meurtre d’un certain Chandler dont la jeune épouse s’appelait Coral et se trouvait être une chanteuse de cabaret. Murdock présentant le pire, va se rendre à la morgue où un policier du nom de Kincaid lui présente un cadavre carbonisé, difficile à identifier, mais un peu d’or fondu laisse apparaitre des lettres qui rappelle la médaille de Johnny. Murdock va se rendre au Sanctuary club. Là il va connaître la belle Coral Chandler, surnommée Dusty. Elle semble se trouver sous la coupe du propriétaire des lieux, un certain Martinelli qui apparemment la fait chanter. Murdock va se rapprocher d’elle, et peu à peu il va entamer une liaison avec elle, après qu’elle lui ait avoué que si elle trouvait Johnny gentil, elle ne l’aimait pas vraiment. Mais au cours d’une soirée, Murdock et Coral vont être drogués. A son réveil Murdock découvre un cadavre, celui du serveur, Louis, qui devait lui remettre une lettre. Il se débarrasse du cadavre au moment même où la police, sans doute alertée par Martinelli, arrive. Murdock comprend que Martinelli et son âme damnée, Krause, ont pris la lettre. Il va essayer de la récupérer en se faisant aider d’un ancien cambrioleur, McGee. Mais lorsqu’il arrive chez Martinelli, le coffre est déjà ouvert, il ne peut trouver la lettre. Il décide alors de se rendre au bureau de Martinelli. Il trouve sur place Martinelli et Krause. En les menaçant, il va apprendre le fin mot de l’histoire : en vérité Coral est la véritable épouse de Martinelli, et comme celle-ci a tué son faux mari Chandler, il la fait chanter. On comprend même que Coral a dû se prostituer pour lui. En repartant de chez Martinelli, après avoir mis le feu à son club, Murdock se fait tirer dessus par Coral. Il comprend alors qu’elle a voulu le tuer. Dans la confession qui s’ensuit, elle lui avoue tout de même qu’elle l’aime et qu’elle rêve de refaire sa vie ailleurs avec lui. Mais Murdock refuse. Dans la lutte qui suit, la voiture se renverse. Murdock est blessé, et Coral se retrouve à l’agonie, à l’hôpital. Elle mourra en lui tenant la main.
A la morgue le lieutenant Kincaid présente des cadavres à Murdock
La structure du film fait penser à une histoire de détective, sauf qu’ici l’enquêteur est un soldat démobilisé qui agit pour la mémoire de son ami, et ensuite pour l’amour qu’il éprouve pour une femme. Si les motivations de Murdock sont assez claires, ce sont celles de Coral qui sont plus intéressantes. C’est en effet une criminelle, mais on comprend qu’elle n’a guère eu de chance, et que ce sont les circonstances qui l’ont poussée à tuer. C’est le portrait d’une femme dominée qui ne sait pas trop comment échapper à son enfer. Sans doute est-ce pour cela que Murdock tombera amoureux d’elle, alors même qu’il dit se méfier des femmes et ne pas vouloir s’enchaîner. Ces deux personnages vont trouver une alliance de circonstance : elle trouve en lui une sorte de bouclier, et lui comprend sa fragilité et ses zones d’ombre. Ensemble ils doivent faire face à la cupidité et à la méchanceté de Martinelli, un opportuniste qui utilise les gens qui l’entourent jusqu’à la corde. Il est présenté comme quelqu’un de lâche qui s’abrite facilement derrière la force brutale de Krause. Dans cet étrange ballet, la police ne joue qu’un rôle secondaire. Elle n’est là que pour ramasser les morceaux et servir de révélateur de ce que sont les différents protagonistes. Une des rares scènes légères verra d’ailleurs un policier motocycliste arrêter la Lincoln 1941 que Coral conduit trop vite, mais il la laissera aller quand il apprendra de la bouche de Murdock que celui-ci veut l’épouser. Il a ainsi permis à Murdock d’avouer ses sentiments au prétexte de se tirer d’un mauvais pas : ils ont en effet un cadavre dans le coffre. Murdock est donc un dur au cœur tendre, sentimental envers Johnny et Coral. Une sorte de chevalier moderne à la Raymond Chandler, avec cependant un côté un peu désabusé : il revient en effet de la guerre et on suppose qu’il y a souffert.
Au Sanctuary Murdock fait la connaissance de Dusty Chandler
La structure du film proprement dit utilise les ficelles du roman noir comme du film noir. Cela commence par un homme qui fuit dans la nuit. Il se réfugie à l’intérieur d’une église, et trouve un aumonier des armées auprès de qui il va se confesser. Ce flash-back va durer jusqu’au milieu du film. En vérité il ne demande pas d’aide, mais il fait le point, récapitule la situation avant d’agir. Dès que l’aumonier aura le dos tourné, il va disparaître pour continuer son aventure. La voix-off domine le film. Plus qu’une voix intérieure et subjective, c’est la voix du passé, celle qui nous rappelle qu’on ne peut s’en défaire. La mise en scène proprement dite est impeccable. Les scènes mémorables sont nombreuses : par exemple la visite à la morgue qui utilise un espace confiné et assombri. Ou encore cette scène qui fait emprunter à Bogart l’escalier de service pour surprendre Martinelli et Krause. C’est du studio bien sûr, à quelques détails près, mais ça passe très bien. John Cromwell compense ces contraintes par de beaux mouvements d’appareil qui saisissent très bien la profondeur de champ, ou encore avec des idées visuelles bienvenues comme le regard entre MgGee et Murdock à travers une ouverture restreinte. Cet effet de tunnel n’est pas du voyeurisme comme souvent dans le film noir, mais ici c’est plutôt une manière claustrophobe de refermer la scène sur la peur d’un danger imminent. Les scènes d’action qui voient Murdock affronter Martinelli et Krause sont très juste et suffisamment violentes pour satisfaire les amateurs. Parmi les scènes remarquables, il y a cette longue séquence finale qui précède la mort de Coral. C’est très émouvant.
Murdock et Coral vienne voir McGee
Bogart, dans le rôle de Murdock, est excellent. Le rôle du dur qui défend la mémoire de son ami comme la vertu de Coral, lui va comme un gant et rappelle un peu sa façon d’interpréter Marlowe dans The big sleep. Il est suffisamment ironique pour mettre de la distance entre l’histoire et son personnage. Sa force ne vient pas de sa carrure, assez peu athlétique, mais du fait qu’il défende d’abord un point de vue moral. Le film est construit pour lui. Lizabeth Scott n’était pas prévu sur ce film, les producteurs avaient pensé d’abord à Rita Hayworth. Mais comme celle-ci était impliqué dans le tournage de Lady from Shangaï, il fallut bien lui trouver une remplaçante. Lizabeth trouvera ici son premier grand rôle. Elle incarne la louche Coral avec beaucoup d’intensité. Elle inaugure en même temps sa carrière dans le film noir – contrairement à ce qu’on a dit, si elle fit l’essentiel de sa carrière dans le film noir, elle n’était absolument pas abonnée à la série B. Elle chante aussi, plus tard elle retrouvera encore ce rôle de femme fatale chanteuse de cabaret. On l’a souvent comparée à Lauren Bacall, cela me paraît très insuffisant, même si toutes les deux savaient jouer de leur voix très basse. Bacall avait incontestablement un peu plus de féminité et de douceur. Mais Lizabeth Scott est très bien dans le rôle d’une femme avant tout ambigüe et perdue. Elle retrouvera John Cromwell dans un autre film noir, The racket. Elle est décédée il n’y a pas très longtemps dans l’indifférence générale, sauf évidemment pour la petite communauté des amateurs de films noirs. Morris Carnovsky incarne le terrible Martinelli, avec une perruque un peu bizarre et assez peu de conviction. Pour le reste l’interprétation est tout à fait intéressante, avec peut-être une mention particulière à Ruby Dandridge dans le petit rôle de Mabel. Charles Cane est un habitué des films noirs, il prête ici sa silhouette massive au lieutenant Kincaid. Wallace Ford est McGee, et le terrible Krause est incarné par Marvin Miller.
Murdock va maintenant passer à l’action
C’est le genre de film qui a affirmé la personnalité charismatique de Bogart. Il a eu un très bon succès international, et il a passé très bien le cap des soixante-dix ans ! Sans être un chef d’œuvre du genre, il est tout à fait excellent.
La fin de Coral est pathétique
Pendant une pose, Bogart joue aux échecs sous l’œil intéressé de Lizabeth Scott
John Cromwell avec Humphrey Bogart et Lizabeth Scott sur le tournage
Tags : John Cromwell, Humphrey Bogart, Lizabeth Scott, Film noir
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