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Espion lève-toi, Yves Boisset, 1982
Il ne s’agit pas tout à fait d’un projet personnel d’Yves Boisset, à son propos on a parlé de film de commande. Il serait venu sur ce film grâce à Lino Ventura qui ne voulait d’Andrei Zulawski comme réalisateur. Je me demande en effet comment Ventura aurait pu s’entendre avec Zulawski. C’est un film d’espionnage basé sur le roman de George Markstein, un auteur britannique spécialiste du genre. C’est une production luxueuse, avec des extérieurs de choix, à Zurich, Munich. En voyant ce film, on est surpris de la continuité qu’il manifeste avec un autre film de Lino Venture, Avec la peau des autres, tourné par Jacques Deray en 1966, excellent film qui n’avait pas très bien marché[1]. C’est donc un film qui va présenter un espion ordinaire qui par ailleurs à sa petite vie bourgeoise prospère et plutôt tranquille, et à partir de là, il va se trouver plongé bien malgré lui dans une histoire dont il ne comprend ni les tenants, ni les aboutissants. C’est un peu la règle des films d’espionnage depuis au moins L’espion qui venait du froid, basé sur un ouvrage de John Le Carré. Il y a trois catégories de films d’espionnage, d’abord le genre James Bond. Boisset a filmé deux « Coplan » au tout début de sa carrière. Ensuite il y a le style Eric Ambler, avec toujours des histoires très embrouillées, mais racontées avec une certaine distanciation. Enfin, il y a la veine John Le Carré qu’on pourrait dire non pas documentaire, malgré ses accents de fausse vérité, mais misérabiliste qui tartine en long en large et en travers sur la misère du métier d’espion. Ces deux dernières approches sont spécifiquement britanniques. C’est au troisième de ces sous-genres que le film de Boisset appartient, avec comme fil rouge, l’opacité d’une institution – les services secrets – et les mensonges et manipulations qui vont avec, rejoignant de fait la problématique d’Avec la peau des autres. Evidemment ce type d’histoire se prête moins à l’analyse de la psychologie des personnages, qu’à un thriller avec course poursuite, suspense et nécessité d’échapper au danger qui peut venir de n’importe où si on veut survivre. Le film a été tourné en 1982, en plein bouleversement de l’arrivée de la gauche au pouvoir, et on aurait pu attendre Boisset sur un autre terrain. Mais justement, le simple fait qu’il s’implique fortement dans la réalisation de ce film, montre ce que nous avons toujours dit, Boisset est bien moins militant qu’on ne pense. Pour le scénario et les dialogues, outre son vieux complice Claude Veillot, Boisset s’est associé avec Michel Audiard qui venait juste de terminer Garde à vue de Claude Miller, toujours avec Lino Ventura justement. Lorsqu’Espion lève toi sortira Garde à vue aura été un très gros succès.
Un dénommé Zimmer est abattu par un commando des Brigades d’Action Populaire. Sébastien Grenier, un homme d’affaire prospère de Zurich, apprend la nouvelle à la radio, il semble d’ailleurs qu’il connaisse Zimmer et que ceta assassinat l’inquiète. Il vit avec Anna, un professeur d’université aux idées un peu gauchistes. L’après-midi même, il reçoit chez lui par la poste un ouvrage d’Alexandre Dumas, Vingt ans après. C‘est le signal pour un rendez-vous. Il rencontre dans un jardin public un certain Jean-paul Chance, conseiller fédéral qui prétend être aussi un agent du SDECE, chargé de le réveiller. Chance voudrait que Grenier remonte la filière en regardant du côté de chez Anna, pour tenter de comprendre qui a manipulé les jeunes du commando des Brigades d’Action Populaire. Cependant Grenier se méfie et fait venir son ami Henri Marchand, un autre agent du SDECE pour essayer de percer la personnalité de Chance. Mais peu après Henri Marc hand est assassiné. Grenier va partir à Munich contacter un conservateur de bibliothèque qui est aussi du métier. Mais celui-ci est assassiné, défénestré. Grenier revient à Zurich. Là il va rencontrer un dénommé Richard qui prétend lui aussi être un agent du SDECE, et qui lui affirme que Chance est un agent du KGB, et que jamais au grand jamais le SDECE n’a voulu le réveiller. Il le somme cependant de coopérer. Grenier apprend également qu’Anna avait des contacts avec des membres des Brigades d’Action Populaire. Devant les complications de la sotuation, Grenier décide de partir avec Anna pour Amsterdam. Mais alors qu’ils vont s’enfuir avec des faux passeports, Anna est enlevée partiquement sous ses yeux. Grenier disparait. Mais bientôt il va apprendre qu’Anna est mort. Dès los il se lance sur la piste des tueurs, il remonte jusqu’à un bar un peu glauque, puis il tue froidement un tueur. Tout en conservant des relations avec Richard et Chance qui prétend se dévouer pour lui, Grenier fixe ne rendez-vous assez compliqué au bas du funiculaire. Celui qui viendra, c’est évidemment le coupable, et le traître. C’est chance qui va venir et qui sera abattu. Mais à Paris on n’est pas satisfait, bien qu’on soit content du fait que Chance ait été démasqué, on veut aussi la peau de Grenier. C’est le jour de l’enterrement d’Anna qu’il va se faire assassiner par les sbires de Richard. Un peu comme s’il était venu volontairement se jeter dans la gueule du loup.
Le commando assassine Zimmer
L’histoire est à la fois assez simple, mais fourmille d’invraisemblances. En effet si on comprend bien que Chance tache de remonter la filière pour détruire les agents dormants du SDECE, on ne comprend pas vraiment pour le service a besoin de se débarrasser de Grenier qui certes a été manipulé, mais n’a trahi personne. Mais enfin, ce n’est pas le premier film d’espionnage aux contours flous. Ce qu’il y a d’intéressant c’est cet homme Grenier, plutôt tranquille et bourgeois, qui d’un coup voit ses cadres de vie disparaitre les uns après les autres, et surtout ne sachant plus à qui il peut faire confiance. Silencieux, il remâche ses incompréhensions, jusqu’au moment où, contraint et forcé, il va se mettre en mouvement et retrouver des instincts de tueur, réveillant non pas l’espion, mais plutôt la bête qui sommeille. Grenier est un espion un peu rouillé qui ne retrouve ses réflexes que peu à peu sous la pression des circonstances. Et si au début il va regarder tout ça avec un peu d’ironie, il va vite comprendre qu’il lui faut réagir. Réagir, mais comment ? Quelle est la cible ?
Grenier rencontre Chance
L’ensemble des protagonistes du drame appartiennent à la bourgeoisie, sauf Richard qui vient du renseignement militaire. Et c’est d’ailleurs ce dernier qui sera le plus direct et finalement le moins menteur. Evidemment Boisset ne peut s’empêcher de donner un coup de patte à ces jeunes fils de bourgeois qui qui croient travailler pour la révolution sur la base de revendications de justice assez mal comprises, mais qui sont manipulés par n’importe qui. C’est en réalité un anachronisme car en 1982 le temps de la bande à Baader ou des Brigades Rouges qui ont été manipulés est complétement passé et ne reviendra plus. Le KGB n’a plus sa superbe d’antan. Si on comprend assez bien le personnage de Grenier, celui d’Anna est plus mystérieux. En effet, elle est gauchiste, participe à la lutte des gauchistes, mais vit avec un homme riche, bourgeois qui ne partage pas ses idées. D’un autre côté c’est cette contradiction qui va accroître le trouble de Grenier quand il va s’apercevoir que sa femme avait des relations avec des terroristes. Cette solitude renforcée est cependant compensée par le désabusé Marchand qui se demande en permanence ce que font les services dont il observe la dérive paranoïaque.
Grenier explique à Marchand la situation
Toute cette intrigue assez sommaire est cependant suffisamment efficace pour décrire un homme qui court, qui doit nécessairement courir parce qu’il a peur et qui comprend que sa survie ne sera effective que dans le déplacement rapide et permanent. Le monde se divise en deux, ceux qui restent immobiles et tapis dans l’ombre, comme le conseiller Chance, et dont la profession consiste à faire courir les autres, et puis ceux qui sont obligés de courir pour survivre. Il n’y a pas de choix intermédiaire. Cela débouche forcément sur une interrogation latente, celle de la position d’un individu libre, ou qui se croit tel, face à des institutions bureaucratisées qui étendent leur pouvoir sans que celui-ci soit précisément destiné à quelque chose. Si ce type d’approche est toujours très présent dans la filmographie de Boisset, elle ne lui est pas pourtant spécifique. Elle se trouve un peu de partout et très fréquemment dans le film noir américain. Dans nos sociétés modernes, paranoïaques et très bureaucratisées, cette problématique nous parle toujours. Le film est très bavard, mais n’est-ce pas la règle des films d’espionnage en dehors des films à la James Bond ?
Richard demande à Grenier de coopérer
Ceci posé, le film ne peut tenir la route que si la réalisation est à la hauteur. Et elle l’est. Notez d’abord que dans ce film non seulement on verra Boisset lui-même en homme de main de Richard, mais qu’en outre nous aurons droit à une nouvelle défénestration. C’est une scène assez récurrente chez lui. Ici ce sera la bibliothécaire, un autre dormant, qui va faire le grand saut. La grande réussite du film est d’abord d’avoir fait de Zurich un personnage à part. comme Deray l’avait fait pour Vienne en filmant Avec la peau des autres. La ville est présentée comme grise, riche et fonctionnelle. Tout se trouve dans la scène introductive : un tramway paisible tortille ses rames dans la ville. Il va être rattrapé par deux voitures chargés de terroristes qui vont l’attaquer. N’est-ce pas là le symbole de la lenteur provinciale de la ville ? Les décors sont soignés et choisis avec soins. Boisset filme avec facilité ces grands immeubles de pierre avec des contre-plongées bienvenues, mais il va aussi se servir du funiculaire de Zurich comme les réalisateurs se servent de celui de Burbank dans les films noirs qui se passent à Los Angeles. On voit ce funiculaire se traîner péniblement dans la descente, et on attend au bas de son parcours avec Grenier de découvrir qui est le traître. Boisset gère très bien les contradictions architecturales, que ce soient celles qui ressortent de la géographie de l’immeuble cossu où loge Grenier, ou que ce soient celles liées à la surveillance par les services secrets français. L’ensemble de la mise en scène est très fluide, avec de beaux et longs travellings. Boisset a retenu la leçon des films noirs et film de manière excellente les arcades et autres passages dans lesquels Grenier s’engouffre. Le rythme est bon et soutenu. L’ensemble s’appuie sur la photo de Jean Boffetty. Notez que c’est seulement dans le dernier tiers du film que Grenier passe à l’action, peut-être aurait-on dû y songer plus tôt. Boisset est ici très bon dans les scènes d’action qu’il découpe très bien. L’attaque du tram est forte et sobre, mais aussi l’enlèvement d’Anna est distancié et réussi. Boisset n’insiste jamais lourdement et longuement sur les scènes de violence, de ce point de vue c’est l’inverse de Sergio Leone. La conduite du récit est parfaitement linéaire, avec des panneaux qui égrènent les heures qui passent pour nous donner une sorte d’urgence documentaire dans le récit. Ça aussi c’est un élément de langage du film noir destiné à prendre la distance d’avec son sujet. Je n’ai pas compris pourquoi Boisset n’utilisait jamais dans ses films d’action le format plus large par exemple le 2,35 :1 au lieu du 1,66 :1. Il me semble que cela aurait mieux convenu, notamment avec le panoramique du début quand les terroristes attaquent le tramway.
Grenier veut s’enfuir avec Anna avant que ça ne tourne mal
Le film bénéficie d’un gros budget avec une distribution haut de gamme. D’abord Lino Ventura autour de qui le film est construit. Il est bon, mais reste trop longtemps passif, ce qui trouble le spectateur qui attend sa réaction. Ses relations avec Krystyna Janda qui joue Anna, manquent cruellement de chaleur. Elle est trop grande pour lui, beaucoup trop jeune. Est-ce pour cela que Ventura parait un peu mal à l’aise en sa compagnie ? Mais évidemment, il a de la présence, donc il tient assez bien sa place. Derrière il y a Michel Piccoli, dans le rôle d’un grand bourgeois hypocrite et sournois, il nous a habitué à ce genre-là. Il est bien avec une ironie un peu téléphonée – il supporte les dialogues d’Audiard et ce n’est pas toujours une sinécure. Bernard Fresson est bon dans le rôle de l’ami fidèle, mais désabusé. C’est un habitué comme Piccoli et Cremer de la filmographie de Boisset. Cremer est très bon bien sûr dans le rôle du borné Richard. On retrouve encore des figures habituelles de chez Boisset, comme Marc Mazza dans le rôle du tueur à l’étrange figure, ou encore Philippe Brizard. Heinz Bennett est sans doute là pour justifier avec Krystyna Janda une distribution européenne du film.
Grenier ne peut que constater la mort d’Anna
Si le film est très loin d’être un chef d’œuvre, il a le mérite d’être très agréable à suivre. La critique a été curieusement indulgente – pour une fois – avec Boisset. Le public a suivi assez modérément, suffisamment en tous les cas pour que ce soit une production rentable. Certains ont avancé que les spectateurs n’aimaient pas voir Lino Ventura dans un rôle aussi passif. En vérité le grand acteur à cette époque se cherchait et alternait les gros succès, Garde à vue, Les misérables, Le Ruffian, avec des bides comme cent jours à Palerme. Il avait passé largement la soixantaine et hésitait entre des rôles plus actifs et des rôles mieux ajustés à son âge. Mais le film est devenu une sorte de référence dans le genre. Non seulement parce que Lino Ventura a atteint au fil du temps ce statut de monstre sacré, comme Gabin, Delon, Belmondo, mais aussi parce qu’on est sans doute un peu plus sensible au travail bien fait, artisanal, à la manière de Boisset. Je ne vois guère dans la génération actuelle de réalisateur pourrait faire un travail équivalent. Ne boudons pas notre plaisir. La musique d’Ennio Morricone qui n’est pas toujours bonne, est ici excellente. Studio Canal a maintenu la flamme et c’est un film qu’on trouve facilement pour un prix modique et dans une bonne qualité.
Richard et son acolyte guettent Grenier
L’homme qui sortira du funiculaire sera nécessairement le traitre
Tags : Yves Boisset, Lino Ventura, Michel Piccoli, Bruno Cremer, espionnage
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