• Fred Hidalgo, San-Antonio passa la porte et Frédéric Dard entra, suivi de, Sans alter égo, 2022, sans nom d’éditeur

    Fred Hidalgo, San-Antonio passa la porte et Frédéric Dard entra, suivi de, Sans alter égo, 2022, sans nom d’éditeur 

    Fred Hidalgo a enfin pu publier son ouvrage sur Frédéric Dard. Prévu pour le centenaire du père de San-Antonio, son éditeur s’était finalement désisté, comme effrayé par l’ampleur de l’essai. Les deux tomes totalisent en tout un petit peu plus de 900 pages ! Le projet était donc d’ampleur. Mais de quoi s’agit-il ? Bien entendu il parle de sa relation particulière et de longue durée avec Frédéric Dard, c’est la moindre des choses, mais il y a beaucoup plus. Il explique déjà cette rencontre miraculeuse de Frédéric Dard avec son public au milieu des années soixante. C’est une histoire qui me touche personnellement parce que j’ai découvert San-Antonio, Frédéric Dard et Frédéric Charles à peu près à la même époque. Et moi aussi j’ai rencontré Frédéric Dard qui aimait bien aller vers son public. Comme le décrit Fred Hidalgo, c’était un homme chaleureux qui discutait sans complexe de tout et de rien. Comme nous sommes un peu de la même génération, on a eu les mêmes réflexes. C’est ce que raconte Fred Hidalgo, la course pour trouver les opus manquant de la série, rester à l’affût des dernières parutions. J’ai toujours vu San-Antonio, la saga du commissaire et de ses adjoints comme une histoire de la France de la Libération aux années 2000. Dans cette période le rapport à la lecture et à l’écriture s’est vraiment transformé. Il était très mal vu de lire San-Antonio à cette époque, ce n’était pas sérieux. Il fallait presque se battre pour avoir le droit. Nous sommes de cette génération qui est passé outre. Fred Hidalgo rappelle que dans les années soixante on n’achetait pas San-Antonio, et en général les romans du Fleuve noir dans les librairies, mais dans les maisons de la presse. A Marseille où j’ai ensuite travaillé en librairie, la seule maison sérieuse qui osait vendre ouvertement du San-Antonio c’était la librairie Lafitte en haut de la Canebière. Ça a commencé à changer seulement après la publication de L’histoire de France vue par San-Antonio, en 1964. Parce que ne pas vendre ce livre c’était perdre de l’argent ! Donc, oui, nous avons été des pionniers sans le savoir en quelque sorte, osant affronter l’opprobre pour imposer finalement nos préférences. Quelques années plus tard, disons après Mai 68, la littérature populaire obtiendra une reconnaissance de plus en plus large, y compris à l’Université.    

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    Mais pourquoi aimions-nous tant San-Antonio et Frédéric Dard ? d’abord parce qu’il donnait des coups de pied à la bienséance littéraire, cette parcelle du blog bourgeois imbue de sa suffisance et de son autorité morale. Fred Hidalgo venait d’un milieu modeste, comme moi ! Fils d’un anti-franquiste tendance Durruti, il percevait la culture bourgeoise comme boursoufflée, passant à côté de l’essentiel des choses de la vie. En découvrant la langue matinée d’argot de Frédéric Dard quand il écrivait des San-Antonio, c’était une manière d’émancipation. Ceci dit les récits noirs que signait Frédéric Dard de son véritable patronyme étaient en vérité tout aussi subversifs par sa manière d’aborder des sujets scabreux, par exemple quand il interrogeait la négritude du point de vue du blanc dans Ma sale peau blanche[1], ou l’homosexualité dans Rendez-vous chez un lâche[2], deux thèmes sui font florès aujourd’hui comme une litanie incontournable. Pour ma part je trouvais tout aussi passionnant les petits romans noirs de Frédéric Dard que les volumes consacrés au commissaire. Notre ami Dominique Jeannerod devrait bientôt sortir un ouvrage sur Frédéric Dard comme un des grands maîtres du roman noir, point de vue que je partage évidemment. Fred Hidalgo lui aussi appréciait cette littérature noire, quoique j’ai eu des amis qui, à cette époque, considéraient Frédéric Dard comme un grand écrivain, mais qui considéraient San-Antonio comme un peu léger. C’est une question d’importance, car les Frédéric Dard « spécial police » sont faciles à traduire contrairement aux San-Antonio qui ne se comprennent que dans le contexte d’une époque et que les jeunes lisent avec plus de difficulté aujourd’hui, et le public de San-Antonio pourrait très bien disparaitre avec le temps, même s’il restera comme un objet d’études à l’Université, et même si maintenant il ne fait plus de doute qu’il fut un écrivain de première grandeur, et pas seulement parce qu’il vendait beaucoup, des tas d’écrivains célèbres à l’époque qui vendaient beaucoup n’existent plus du tout dans la mémoire populaire. C’est un vaste débat. Mais pour moi la chose est sûre Frédéric Dard, en tant qu’auteur de romans noirs, est un maître, l’égal de James M. Cain, ou de William Irish, deux écrivains qui l’ont influencé, bien plus que Simenon qui construisait très mal ses histoires et qui ne les écrivait pas très bien. 

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    Fred Hidalgo, avec l’amitié de Frédéric Dard, va s’investir dans la création du Club San-Antonio, lointain ancêtre de l’Association des Amis de San-Antonio, et il éditera un petit bulletin, Le petit san-antonien, marquant ainsi son goût pour le journalisme, métier qu’il exercera par la suite. Cela lui permis sans doute d’assouvir sa volonté de célébrer l’œuvre de Frédéric Dard, mais aussi d’apprendre son futur métier de journaliste et puis de côtoyer le « milieu artistique ». Pour ma part je le comprends aussi comme le désir de faire partager le fait d’avoir choisi par lui-même Frédéric Dard comme son écrivain préféré. Vu l’abondance de la production de ce dernier, il est probable que, comme moi, ce soit avec cet écrivain que Fred Hidalgo ait passé ou perdu le plus de temps. Après tout dès qu’on s’ennuie ou qu’on a le bourdon, la relecture de San-Antonio s’impose comme le meilleur médicament contre la neurasthénie. A cela va s’ajouter le travail d’animation du club qu’il nous décrit en détails. Je ne crois pas qu’on puisse faire deux fois dans la vie ce genre de rencontre. 

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    Fred Hidalgo créa un bulletin à la gloire de San-Antonio 

    Frédéric Dard a été tellement populaire que San-Antonio qui s’est décliné sur pratiquement tous les supports, est devenu un héros de bande dessinée, avec Henry Blanc aux pinceaux, on n’a jamais fait mieux. On lisait France soir que pour ça, bien qu’on connaisse à l’avance le déroulé de l’histoire ! Le San-Antonio dessiné par Henry Blanc ressemblait plus à Gérard Barray qu’à Jean-Paul Belmondo. Pourtant ainsi que le rappelle Fred Hidalgo, Frédéric Dard avait, dans une émission télévisée, montré un portrait au crayon qui ressemblait furieusement à Belmondo. Sans doute Frédéric Dard qui l’aimait bien, voulait-il lui forcer un peu la main pour qu’il endosse le costume du fringuant commissaire, mais l’acteur ne donna pas suite à cet appel du pied. Dans Réglez lui son compte, le premier opus de la saga, San-Antonio ressemble plus à Lino Ventura qu’à Belmondo ou à Gérard Barray. Je me souviens qu’on avait envisagé un moment de donner le rôle à Gilbert Bécaud. Est-ce que les films auraient été meilleurs ? J’en doute, je partage l’avis de Frédéric Dard sur ce point, San-Antonio est bien trop littéraire pour être traduit à l’écran. En bande dessinée ça passait parce que, malgré les coupes, la prose de San-Antonio, l’auteur, était bien restituée en dessous des images. 

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    L’image est un des éléments qui ont appuyé la gloire de Frédéric Dard, outre les bandes dessinées, il y avait les couvertures signées Michel Gourdon. Ce qui explique pourquoi le Fleuve Noir obtiendra rapidement des tirages plus importants que la Série Noire. Certes le dessin aussi beau soit-il ne remplaçait pas la prose, mais il l’accompagnait. Il était clair que ces couvertures ont joué un rôle important – mal récompensé selon Michel Gourdon lui-même. On ne sait pas trop pourquoi, après Gourdon les couvertures des ouvrages du Fleuve Noir étaient de moins en moins singulières et les choix pas toujours très heureux, notamment quand on a illustré les San-Antonio avec des photos de femmes en tenue légère ou sans tenue du tout. 

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    Fred Hidalgo a été aussi l’éditeur d’une revue réputée sur la chanson française, Paroles et musique qui devint par la suite Chorus. A travers les chanteurs qu’il interviewait, Julien Clerc, Renaud, Léo Ferré et encore bien d’autres, il y défendait indirectement une certaine idée de la chanson. Et comme Frédéric Dard aimait lui aussi la chanson, aussi bien Aznavour que Renaud ou Léo Ferré, ils étaient faits pour s’entendre ! C’est certainement le reflet d’une culture populaire assumée, sans doute compatible avec leurs origines modestes, des chansons qui parlaient français ! ce qui explique aussi qu’il accorde beaucoup d’importance à l’opérette Monsieur Carnaval dont Dard écrivit le sujet et qui connut un succès éclatant. 

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    Comme on le comprend, l’ouvrage de Fred Hidalgo ne se réduit pas à un genre singulier, ce n’est pas une biographie plus ou moins autorisé de Frédéric Dard. Il revisite à la fois la biographie de Frédéric Dard et son œuvre, la mettant en perspective avec sa propre existence et l’époque, disons celle qui va du milieu des années soixante au milieu des années quatre-vingt. Il y a beaucoup de nostalgie dans la démarché, comme si San-Antonio, malgré sa mélancolie, ne pouvait appartenir qu’à une période heureuse qui n’existe plus. Cependant dans ce gros travail on trouvera tout de même des détails qui enrichissent la connaissance qu’on avoir de Frédéric Dard et de son œuvre. Par exemple il confirme au détour d’une rencontre que la fâcherie entre Simenon et Dard avait comme raison principale le fait que le père de Maigret s’était attribué la paternité entière de La neige était sale, et donc, il est très probable, puisque le film est plus adapté de la pièce que de l’ouvrage, que Dard ait été très vexé de s’être fait évincer de cette production mise en scène par Luis Saslavsky[3]. Mais au-delà de ces détails fort intéressants, il y a cette relation intime qui s’est construite entre Fred Hidalgo, jeune homme à la recherche de sa place, et Frédéric Dard, romancier célèbre surchargé d’activités. Frédéric Dard se démenait en effet, non seulement pour écrire ses ouvrages, mais aussi pour en faire la promotion tous azimuts. 

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    Frédéric Dard présentant à Apostrophe un roman qui lui tenait particulièrement à cœur 

    L’ouvrage de Fred Hidalgo n’est pas vraiment une biographie, encore qu’il nous fasse part de détails qui pourraient venir compléter ce qu’on connaissait du père de San-Antonio. Il raconte à la fois sa vie avec Frédéric Dard comme boussole, et la marche de Frédéric Dard vers le succès immense qu’on connaît et que probablement il n’aurait pas eu sans cette capacité de devenir un personnage du PAF qui pour les moins perspicaces masquait l’écrivain. Il est donc devenu une célébrité par effraction, et à mon avis c’est un cas unique dans la littérature. On le voyait de partout, on l’entendait sur toutes les ondes dans les années quatre-vingts. Et c’est parce qu’il s’était transformé en phénomène de foire, montrant au passage qu’il savait faire autre chose que des blagues de garçon de bain, comme ces San-Antonio grand format qui ne parle pas du commissaire, qu’on a fini par le prendre au sérieux et que les portes des journaux dits sérieux, comme Le monde, lui ont été ouvertes. A mon sens cette débauche de publicité l’a usé encore bien plus que son rythme infernal de travail. Mais c’était un homme qui, sous des dehors affables et tranquilles, était complètement enragé et ne connaissait pas ses limites. 

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    Parmi les personnages qu’on croise dans le livre de Fred Hidalgo, on ne peut pas faire l’impasse sur Albert Benloulou qui était devenu ami avec Frédéric Dard – ils récitaient Victor Hugo ensemble, c’est dire – et dont il rapporte les propos justement sur la fin de la vie du créateur de San-Antonio, mais aussi sur les velléités de quitter le Fleuve noir pour Fayard, ce qui prouve qu’il recherchait encore une certaine forme de reconnaissance qui lui était due dans le monde littéraire. L’ouvrage est bien écrit, intéressant, même pour ceux qui connaissent bien son œuvre, il se lit facilement et avec plaisir. Si j’avais un reproche à lui faire c’est qu’au fond Fred Hidalgo est bien plus attaché à San-Antonio qu’à Frédéric Dard. Vers la fin de son ouvrage il dresse la liste de ses œuvres, romans, films, pièces de théâtre. Pierre Assouline disait que Frédéric Dard survivrait grâce au théâtre. Ce n’est pas faux. Ses pièces sont toujours jouées, souvent par des petites troupes, notamment Les brumes de Manchester. Malheureusement ces pièces sont peu accessibles et n’ont été publiées qu’au compte-gouttes. Si la langue de San-Antonio est moins prisée aujourd’hui des jeunes générations, il me semble pourtant que les romans noirs de Frédéric Dard, signés de son véritable patronyme doivent être réévalués à la hausse, et comme je l’ai dit, on doit prendre au sérieux cette idée selon laquelle cette production que Dominique Jeannerod appelle fort justement les romans de la nuit, est celle d’un maître, l’égale de celle de William Irish, de James M. Cain ou de Jim Thompson. Ecrits dans une langue simple, accessible à tout le monde, ces ouvrages sont indémodables. San-Antonio c’est l’histoire de la France de la Libération aux années quatre-vingts. Mais Frédéric Dard c’est beaucoup plus que cela. Fred Hidalgo insiste aussi sur les rééditions qui ont eu lieu chez Fayard de la période dite lyonnaise. Il a raison ce sont des ouvrages qui manifestaient dès le début des années quarante une grande maitrise stylistique. Bref, le gros livre de Fred Hidalgo est indispensable car non seulement il apporte une vision un peu nouvelle de Frédéric Dard, complétant ainsi sa biographie, mais il interroge aussi indirectement l’époque dans laquelle notre auteur favori a déployé son talent, il était le plus beau symbole de cette littérature populaire qui finit par faire la peau à la littérature bourgeoise en lui imposant de nouvelles normes. Fred Hidalgo pose une question importante : est-ce que Frédéric Dard pourrait écrire ce qu’il a écrit aujourd’hui, dans cette époque du politiquement correct qui n’est qu’une autre forme de la stérilisation de l’esprit ? Fred Hidalgo pense que oui, qu’il aurait trouvé les manières de contourner cette censure. Moi je ne le pense pas. Je crois qu’on le clouerait au pilori, on le chasserait des émissions télévisées succès, et puis de toute façon les jeunes générations seraient bien incapables de comprendre la finesse de ses jeux de mots et de ses litotes. Le succès de San-Antonio n’était pas le résultat d’une forme d’acculturation, mais au contraire celui d’une nouvelle culture qui déboulait et bousculait tout devant elle. 

    Fred Hidalgo, San-Antonio passa la porte et Frédéric Dard entra, suivi de, Sans alter égo, 2022, sans nom d’éditeur  

    Ces jours-ci on réédite l’excellent Batailles sur la route, une sorte de suite relâchée de La crève dont on a fait grand cas, mais sur lequel j’ai un jugement assez mitigé. Bataille sur la route est, selon moi, bien mieux construit et bien mieux écrit. Une belle histoire de camionneur, ce héros de l’époque de la reconstruction de la France qui en même temps reconstruisait les chemins du cœur en parcourant les routes.


    [1] Fleuve noir, 1958.

    [2] Fleuve noir, 1959.

    [3] Alexandre Clément, L’affaire Dard/Simenon, La nuit du chasseur, 2012.

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  • Commentaires

    1
    Jeudi 2 Juin 2022 à 15:49

    Cher Alexandre Clément,

    Au-delà de votre ressenti et de vos appréciations (dont j'aurais grand plaisir à m'entretenir de vive voix avec vous, à l'occasion, pour continuer d'alimenter la postérité de notre écrivain préféré), je tiens à vous remercier pour ce travail critique, d'autant plus remarquable que vous n'avez guère tardé à lire (à "dévorer" ?!) ces deux volumes du "Roman de San-Antonio" en connaisseur... et que son absence en librairie (s'agissant d'une édition "collector" réservée à ses seuls souscripteurs, facteur rédhibitoire pour la presse et les "grands" médias) n'a pas été un obstacle pour vous).

    Pour cela aussi, merci.

    Merci donc doublement.

    San-Antoniennement vôtre ("Grand Connétable de la San-Antoniaiserie" oblige !), mais tout aussi dardesquement vôtre (étant également grand "défenseur et illustrateur" de l'oeuvre nominative de Frédéric Dard, simplement découvert après San-Antonio, ou plutôt... grâce à San-Antonio !).

    Fred Hidalgo

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