• Hardcore, Paul Schrader, 1979

    Hardcore, Paul Schrader, 1979 

    Remontons à la source de 8mm. Comme je l’ai dit, il y a Hardcore. Paul Schrader est un réalisateur très important qui n’a pas eu la reconnaissance qu’il mérite. Il a été aussi un grand scénariste, il a travaillé pour Scorsese, pour Sydney Pollack et quelques autres. Dans l’ensemble de sa carrière, on trouve le meilleur et le pire. Mais outre qu’il y a de très grandes réussites, Taxi diver, Yakusa, American gigolo, Blue collar, ou encore Raging Bull, on peut voir dans son œuvre une certaine continuité dans l’analyse des mondes en décomposition, quelque chose comme l’envers du décor d’une Amérique qui doute. Mettant l’accent aussi bien sur l’effondrement matériel que moral de l’Amérique, il explore les peurs et les démons à l’œuvre dans le monde de la consommation et de l’argent. La morale et le puritanisme côtoie le crime dans son expression la plus brutale. Son approche est donc facilement compatible avec le développement du film néo-noir elle participe de son développement. C’est le cas ici. 

    Hardcore, Paul Schrader, 1979 

    Andy va montrer un film porno à Jake 

    Jake Van Dorn est un petit industriel de Grand Rapids dans le Michigan, très prospère dont la vie grise et bien réglée s’organise autour de la crainte de la religion. Il vit seul avec sa fille encore adolescente, et fréquente la famille de son beau-frère. Cette monotonie va être rompue lorsque Kristeen doit partir avec sa cousine Marsha à une convention des jeunes chrétiens de l’Eglise hollandaise. En effet, au cours du voyage Kristeen disparait. La police alertée bien entendu, mais Jake va engager un détective plutôt habile, Andy Mast, pour tenter de la retrouver. Quelque temps plus tard, alors que Jake désespère, le détective a retrouvé la trace de sa fille qui a tourné dans un film porno. Mast va tenter de remonter la piste du porno. Mais Jake trouve qu’il se laisse aller, notamment parce qu’il le trouve dans une position équivoque avec une prostituée. Il va le virer et décider de prendre l’enquête à son compte. La chose se révèle difficile parce qu’il n’a pas idée du milieu dans lequel il doit se balader. Il ère d’un sex shop à un autre, d’un bordel à un autre, souvent en se faisant rabrouer. Mais il va finir par tomber sur Niki, une jeune prostituée qu’il rencontre sur le tournage d’un film porno. Celle-ci va l’aider contre un peu d’argent bien entendu. Il va rencontrer le pire du milieu de la pornographie, un dénommé Ratan qui donne dans les films SM et peut-être les snuff-movies. Cependant le beau-frère de Jake s’inquiète de cette dérive et va réengager Andy Mast pour lui prêter main forte et le protéger malgré lui d’un milieu dangereux. Finalement Jake va retrouver sa fille, mais dans des conditions dramatiques qui vont révéler ses propres insuffisances. 

    Hardcore, Paul Schrader, 1979 

    Jake est choqué lorsqu’il voit sa fille tourner dans un film porno 

    C’est un film très riche et presque fondateur d’un genre. Les thèmes brassés sont nombreux, et certains ont cru y reconnaître une sorte de remake de La prisonnière du désert de Ford, Paul Schrader dit d’ailleurs que ce film l’a inspiré[1]. En effet le thème de la jeune fille innocente qui disparait mais qui s’éloigne de son propre milieu pour des raisons diverses et variées est récurrent dans le cinéma américain. On peut se demander s’il ne s’agit pas là d’un regret de la disparition d’une société patriarcale qui finalement a donné trop de pouvoir à la gent féminine, ou encore d’une déception des mâles qui ne sont plus capables de protéger leurs femelles des visées des prédateurs. Ce n’est pas sans raison que la débauche ostentatoire et ridicule est opposée à un puritanisme dont les racine semblent plonger dans un univers irréel de carte postale qui représente le rêve américain comme une vaste tromperie. Il y a cependant un autre thème tout aussi intéressant : Jake est un industriel de Grand Rapids dont le décor, le climat et les activités sont à l’opposé de ceux de la Californie. C’est un peu comme si ce film annonçait le déclin de l’Amérique industrielle et besogneuse, et l’avènement d’un nouvel ordre social fondé sur l’hédonisme et la consommation mercantile de plaisirs éphémères et louches. Aux paysages de neige du début du film sont opposées les lumières tapageuses de Los Angeles. La neige est bien l’image de l’innocence, et cette nuit californienne équivoque est l’exact inverse. Et du reste comment ne pas voir que lorsque Kristeen s’éloigne du foyer familial elle sombre dans la pire des turpitudes.   

    Hardcore, Paul Schrader, 1979 

    Jake va suivre la piste jusqu’à Los Angeles 

    Le scénario est écrit par Paul Schrader lui-même et se trouve parfaitement équilibré. L’ambiguïté est la dimension latente de tout le film. En effet, on apprendra que Jake a été largué par sa femme parce qu’il ne s’intéressait pas au sexe, parce qu’il était trop sinistre dans sa vie de tous les jours, c’est Niki qui met l’accent sur cet aspect des choses. Mais elle aussi est ambiguë, dans une tirade étonnante, elle expliquera à Jake qu’elle est finalement un peu comme lui puisqu’elle non plus ne s’intéresse pas au sexe, c’est d’ailleurs pour ça qu’elle peut coucher avec n’importe qui : le commerce et l’étalage du sexe conduit inévitablement à sa destruction. Mast est aussi très ambigu. S’il semble être compétent, il parait aussi vouloir profiter de la situation, pour soutirer de l’argent à ses clients, pour tirer un coup. Il représente une forme de lucidité blasée. Et pourtant il protégera Jake et abattra le sinistre Ratan sans plus d’état d’âme. Kristeen n’est pas moins ambiguë, elle révèle une face de sa personnalité particulièrement tourmentée. Si elle est travaillée par la sexualité, elle veut aussi se venger de ce père qui ne s’est pas intéressé suffisamment à elle après le départ de sa mère. On comprend bien qu’elle aurait bien voulu prendre la place de cette mère absente, au moins sur le plan symbolique. 

    Hardcore, Paul Schrader, 1979 

    A San Francisco, son beau-frère tente de lui venir en aide 

    C’est aussi une sorte de voyage initiatique : Jake découvre une Amérique dont il ne soupçonnait même pas l’existence. Son personnage va ainsi être transformé fondamentalement, il va devoir admettre que le monde idéal dans lequel il croyait vivre n’existe pas. Et cette découverte douloureuse va l’amener à s’ouvrir aux autres et à admettre que sa fille est sa fille malgré tout, comme Niki est une fille bien malgré ses difficultés et son mode de vie. Il va donc découvre des sentiments au-delà du jugement. Et on voit bien qu’il finit par douter des préceptes religieux tant il a de plus en plus de mal à les justifier. Kristeen elle-même va finir par ouvrir les yeux sur ce père qu’elle croyait absent, un peu comme si elle avait provoqué des événements dramatiques uniquement pour le prouver. Les personnages stables du film sont finalement ceux qui acceptent le monde tel qu’il est et qui s’y adaptent sans illusion, Mast et Niki, qui ont une attitude ironique lorsque Jake a la prétention de changer l’ordre du monde. 

    Hardcore, Paul Schrader, 1979 

    Niki, une prostituée, va aider Jake 

    La réalisation est impeccable, d’abord par cette capacité de se servir des décors réels qui justifient l’action et expliquent les personnages. C’est une analyse matérialiste des déterminations individuelles. J  ake est Jake, parce qu’il est un petit industriel engoncé dans l’univers d’une petite ville dont la religion est l’épicentre de la vie intellectuelle et sociale. Niki est Niki, parce que son univers est celui de Los Angeles, de l’argent facile et de toutes les dépravations. La manière de filmer change avec les décors, Grand Rapids représente une forme de paisibilité, Los Angeles la frénésie et San Francisco le crime. Le rythme est très soutenu et la photo est excellente : elle est due à Michael Chapman qui a beaucoup travaillé avec Scorsese dans ce qu’il a fait de meilleur, mais qui a aussi travaillé pour Coppola et pour Philip Kaufman.

    Il y a de très belles scènes, l’ouverture et le final sont particulièrement soignés. Au début nous voyons des enfants qui attendent Noël avec beaucoup d’innocence, jouant dans la neige immaculée, et à la fin nous assistons à un déchaînement de violence qui ne semble plus devoir prendre fin dans des rues glauques et occupées par les poubelles. Dans les deux cas, tout est juste.

    Hardcore, Paul Schrader, 1979  

    Sur la piste de sa fille, Jake assiste à la projection d’un snuff movie 

    L’interprétation est largement dominée par un immense George C. Scott qui peut ici donner toutes les facettes de son talent. Dur ou désespéré, il cogne quand il faut, mais il s’effondre aussi avec des larmes poignantes. Il se révélera aussi tendre et humain avec Niki. A cette époque George C. Scott avait des problèmes d’alcoolisme très importants et passait son temps à s’accrocher avec Schrader – on dit que dans son contrat il était prévu six jours supplémentaires pour traiter ce problème. Mais c’est peut-être cette tension qui donne son prix à son interprétation. L’extraordinaire Peter Boyle qui était déjà un curieux personnage dans Taxi driver – scénario de Schrader – est ici Andy Mast avec toute la rouerie qu’il convient de donner à un tel personnage. Et puis il y a aussi Season Hubley dans le rôle de Niki. Elle est remarquablement juste, mais peut-être cela provient-il tout simplement de ce que Schrader est un bon directeur d’acteurs. Curieusement elle n’était pas prévue dans le casting et a été imposée par le studio. 

    Hardcore, Paul Schrader, 1979 

    Les retrouvailles entre Jake et sa fille ne se passent pas comme il l’espérait 

    Le film n’a pas eu de succès, ni public, ni critique, il ne s’est imposé qu’au fil du temps. Même Schrader ne le considère pas d’un regard bienveillant. C’est cependant un excellent film qui n’a pas subi par trop les outrages du temps et qui se revoit avec beaucoup d’intérêt, même si depuis on a fait dans le genre des films bien plus violents et bien plus crasseux. Il confirme que Paul Schrader est un cinéaste majeur des années soixante-dix, et que le cinéma américain dans ces années-là était créatif et novateur, en prise directe sur son temps.

     

     


    [1] https://filmschoolrejects.com/commentary-hardcore-5fa62a225dba/

    « 8 mm, Eight millimeter, Joel Schumacher, 1999La guerre des gangs, Milano Rovente, Umberto Lenzi, 1973 »
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