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Jean-Baptiste Fichet, La beauté Bud Powell, Bartillat, 2017
Pour écrire sur le jazz, et encore plus sur un musicien complètement inconnu du grand public, disons même oublié par les amateurs de jazz, il faut avoir un peu un grain. Jean-Baptiste Fichet a un grain, et son éditeur aussi. Et c’est sans doute pour ça qu’il faut lire cet ouvrage. Bud Powell a été un de mes pianistes de chevet pendant des années. Mon préféré, je n’en sais rien, et je ne m’aventurerais pas à un classement. Il est exact que Bud Powell a été une révolution pianistique dont se sont inspiré les plus grands pianistes, Bill Evans, Phineas Newborn, et même le grand John Lewis le maître du silence. Thelonious Monk restant à part, de côté, encore plus inclassable. Ce qu’écrit Jean-Baptiste Fichet, ce n’est ni une analyse de la musique de Bud Powell, ni même son histoire tragique. Il couche sur les feuilles blanches l’histoire de sa propre passion qu’il tente de nous faire partager.
On ne comparera donc pas cet ouvrage avec le livre de Francis Paudras, La danse des infidèles[1], dont l’édition illustrée en grand format est pour moi le plus beau livre qu’on n’ait jamais écrit sur le jazz en général. Francis Paudras[2] avait un avantage sur Jean-Baptiste Fichet si je puis dire, non seulement il connaissait Bud Powell, mais il s’était occupé de lui, faisant en sorte de lui adoucir les difficultés de l’existence. Francis Paudras est hélas décédé assez jeune, il y a maintenant une vingtaine d’années, après avoir notamment exhumé des tonnes de concerts et d’enregistrements qui ont renouvelé assez largement ce qu’on savait de ce pianiste.
Des pianistes comme René Urtreger ont exploré toute leur vie la musique de Bud Powell. C’était autre chose qu’une manie, une leçon de vie si je puis dire. Malgré son jeune âge, Jean-Baptiste Fichet sait tout cela. Alors il choisit une voie de biais pour parler de cette passion qui l’a pris un jour pour Bud Powell. Ce n’est pas simple d’écrire sur cette passion singulière et surtout de la faire partager. Car c’est bien là le but de l’exercice. Deux catégories de lecteurs liront cet ouvrage, ceux qui connaissent très bien Bud Powell et qui seront heureux de voir mettre noir sur blanc la vérité de leur passion pour ce pianiste, et peut-être quelques autres qui, suite à cette lecture, iront y voir d’eux-mêmes ce qu’il en est réellement avec leurs oreilles et aussi leur coeur. Car quelque alambiquée que cette musique paraisse peut-être au premier abord, c’est d’abord une musique qui vient du cœur et qui ne calcule pas.
Bud Powell était ce qu’il était, mais sa vie se résumait à la musique, il n’était pas le seul comme ça. Parker, Monk et quelques autres s’en foutait un peu de l’argent et même de l’hédonisme ordinaire de la vie quotidienne. Bud Powell était en exil de lui-même aussi bien à Paris, ville qui l’avait adopté, qu’aux Etats-Unis.
Il est bien difficile de parler et d’écrire sur le jazz. Très souvent les ouvrages sur le jazz sont des biographies méticuleuses comme des traités de sociologie, ou des études savantes d’où l’émotion est absente. Trouver les mots pour décrire l’émotion, c’est aussi difficile que de décrire les couleurs de l’automne, car il s’agit de trouver le ton juste. Jean-Baptiste Fichet s’en tire très bien. Evidemment il n’a jamais connu Bud Powell comme Paudras, et d’ailleurs personne n’a connu Bud Powell aussi bien que Paufras. Le texte est une sorte de réverie où Fichet mêle des anecdotes piquées ici et là, notamment chez Paudras, avec ses sentiments sur sa musique, tout en suivant une sorte de chronologie qui donne aussi un peu l’allure d’une biographie. Le but est d’en faire ressortir la beauté. C’est sans doute ce mélange qui fait apparaître le désespoir, le vrai. Il y a un passage où Fichet nous dit que ce n’est pas le désespoir qui produit la musique, mais que c’est celle-ci qui permet de lutter contre lui. C’est bien vu.
Aux funérailles de Bud Powell on a même joué de la musique. Il y avait du monde, et du beau monde. Barry Harris a joué du piano, Benny Green du trombonne, on y a vu aussi l’immense Kenny Dorham. Preuve que Bud n’était pas aussi oublié que ça, et donc qu’il avait marqué son temps. C’est vrai qu’il est bien moins connu que Charlie Parker, John Coltrane, ou même Monk, mais qu’est-ce que cela peut faire. Charlie Parker, un autre génie, n’est guère connu aujourd’hui que des amateurs attardés d’une musique en voie de disparition. Nous sommes un peu comme les derniers des Mohicans, il ne faut pas se faire d’illusion. Même dans ma jeunesse, alors que le jazz était encore une musique bien vivante, nous étions déjà dans un état de minorité.
[1] Editions de l’Instant, 1986. Je parle ici de la version de cet ouvrage richement illustré, et non de la version brochée.
[2] En cherchant sur Internet, je me suis rendu compte que Francis Paudras avait une page Wikipédia en allemand, mais pas en français, ce qui peut paraître curieux, étant donné la réputation de Paris comme la capitale du jazz en dehors des Etats-Unis.
« Symphonie pour un massacre, Jacques Deray, 1963La vengeance de Scarface, Cry vengeance, Mark Stevens, 1954 »
Tags : Bud Powell, Jazz
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