• L’assassin habite au 21, Henri-Georges Clouzot, 1942

     L’assassin habite au 21, Henri-Georges Clouzot, 1942

    Si quelqu’un a bien représenté en France le film noir, c’est tout de même Clouzot. Cependant, il va commencer par faire ses classes en écrivant des scénarios depuis une dizaine d’années. Quand il tourne son premier long métrage, il a déjà signé celui d’un film de Georges Lacombe, Le dernier des six, mais aussi celui du film d’Henri Decoin, Les inconnus dans la maison d’après Simenon. Ces deux films ont été de grands succès. Le premier est une adaptation d’un ouvrage du prolifique écrivain belge Stanislas André Steeman, Six homme morts qui déjà met en scène le commissaire Wens et sa compagne Mila Malou. Mais Georges Lacombe s’étant fâché avec la Continental, ce n’est pas lui qui va tourner une suite des aventures de ce couple, mais Henri-Georges Clouzot. On reprendra les mêmes acteurs, Pierre Fresnay et Suzy Delair pour incarner ce couple qui est démarqué de celui de William Powell et Mirna Loy dans la série de The thin man adapté des romans de Dashiell Hammett. Clouzot travaillera sur l’adaptation de trois romans de Steeman, Le dernier des six, L’assassin habite au 21 et enfin Quai des Orfèvres. A chaque fois Steeman sera mécontent, prétendant que ses romans ont été trahis dans leurs intentions. C’était un auteur à succès qui écrivait dans la veine anglaise et sautillante d’Agatha Christie des romans sans beaucoup de prétention. Les énigmes qu’il mettait en scène nous paraissent aujourd’hui très vieillottes. Mais pour ce qui concerne Clouzot c’est l’opportunité d’aller vers ce qui sera ensuite sa marque de fabrique, le film noir, tout en travaillant ce qu’on appelle le suspense. Au fond Clouzot restera en France comme le pendant d’Hitchcock. 

    L’assassin habite au 21, Henri-Georges Clouzot, 1942   

    Ce parallèle doit être pris au sérieux, non seulement parce que Clouzot comme Hitchcock a un goût maniaque pour la précision de la mise en scène, mais aussi parce que le cynisme des deux hommes les amène parfois vers des formes un peu ridicules lorsqu’ils veulent être drôle. On remarquera que lorsque Clouzot adapte Celle qui n’était plus d’après Boileau & Narcejac sous le titre de Les diaboliques, Hitchcock adapte D’entre les morts des mêmes auteurs sous le titre de Vertigo. Si Hitchcock s’est intéressé à D’entre les morts, c’est parce que les droits de Celle qui n’était plus lui avaient échappé au profit de Clouzot. Ce dernier avait toutefois un peu plus le goût du drame que son homologue anglais et ne cherchait jamais les fins heureuses, c’est même le contraire. Ces deux réalisateurs étaient aussi connus pour leur sadisme sur le plateau et le plaisir qu’ils prenaient à torturer les techniciens et les acteurs. C’est quelque chose d’assez peu imaginable aujourd’hui, mais Clouzot giflait et humiliait les acteurs devant toute l’équipe, y compris Susy Delair, sa propre compagne à l’époque. Il définissait cela comme sa méthode pour faire sortir les émotions et bien sûr au nom d’un vérisme qui lui restera attaché. Bien entendu, il ne se le permettait pas avec des pointures comme Pierre Fresnay ou Louis Jouvet qui n’étaient pas du genre à se laisser marcher sur les pieds par un jeune réalisateur qui n’avait pas encore fait ses preuves. C’est d’ailleurs le premier qui aida Clouzot qu’il avait connu sur le tournage du Dernier des six, à obtenir la réalisation de L’assassin habite au 21. Ce film est aussi un peu une histoire de famille. Sur ce tournage Clouzot entama une liaison de longue durée avec la pétulante Suzy Delair, liaison émaillée de disputes incessantes qui sans doute ressemblaient aussi à celles de Wens avec Mila Malou. On lit parfois que Clouzot avait adapté le personnage de l’inspecteur Strickland pour ce film en commissaire Wens, mais c’était presqu’une obligation puisque non seulement le film devait se passer en France puisqu’il s’adressait d’abord à un public français, mais qu’en outre il devait s’inscrire dans la continuité des précédentes aventures du commissaire Wens dans Le dernier des six. N’oublions pas le film est produit par la Continental, film sous le contrôle des Allemands.

    L’assassin habite au 21, Henri-Georges Clouzot, 1942

    Un clochard qui a gagné un gros lot à la loterie s’en va dans la nuit 

    Un clochard qui a gagné un gros lot à la loterie sort du bistrot, il veut rentrer chez lui à pied, mais il est suivi par un homme qui le tue pour le dépouiller et qui signe son forfait en déposant une carte de visite au nom de Monsieur Durand. La police enquête, un autre meurtre à lieu, un comptable qui organisait la paye des ouvriers, toujours signé Monsieur Durand. L’enquête retombe sur Wens. Une nuit un policier arrête Turlot, un petit voyou qui veut rencontrer Wens. Il lui réserve une surprise, l’assassin qui signe Durand habite à la pension Les mimosas, au numéro 21 de l’avenue Junot. Il en a la preuve car il a trouvé dans un vieux chiffonnier les mêmes cartes de visite que dépose le criminel. Wens se déguise en pasteur et se rend à la pension pour tenter de découvrir le coupable. Examinant les profils des locataires de la pension Les mimosas, il va trouver presqu’autant de coupables potentiels que de locataires, seulement à chaque fois qu’il croit avancer, les locataires sont innocentés. Ils sont tous en effet un peu louche, le faux médecin qui revient des colonies, le fakir, le fabricant de poupées sans visage, ou encore cet aveugle, un ancien boxeur, qui est assisté par une infirmière très chaude qui couche un peu avec tout le monde. Pendant qu’il enquête, Mila Malou a trouvé une lettre de Wens qu’il adressait au préfet et dans laquelle il donne l’adresse où il se trouve. Mila va le rejoindre faignant de ne pas le connaître. Mais suite à ses indiscrétions, Wens est démasqué. Un inspecteur qui se croit plus malin que tout le monde va embarquer le docteur Linz qui va avouer n’importe quoi, mais la confusion de ses aveux et surtout le fait qu’une pensionnaire, Mademoiselle Cuq qui se prétend romancière, soit assassinée, va le disculper. Malgré les difficultés, Wens avance. Il recoupe les témoignages et comprend que l’assassin n’est pas une seule personne. En effet c’est un trio, le docteur Linz, le fakir Lalah-Poor et le marionnettiste Collin. Ceux-ci se sentant démasqués vont emmener Wens dans un lieu retiré pour le tuer. Au passage ils lui expliquent qu’en fait ils sont trois anciens copains de la communale qui se relaient quand l’un d’entre eux est menacé. Wens gagne du temps en les faisant parler, faisant semblant de réfléchir à celui qui le fera passer de vie à trépas. Mais alors qu’ils bavardent tranquillement, la police alertée par Mila Malou intervient et coffre le trio malfaisant.   

    L’assassin habite au 21, Henri-Georges Clouzot, 1942

    Turlot veut se faire arrêter 

    Il vaut mieux ne pas chercher dans cette pochade un quelconque réalisme. L’intrigue ne tient pas debout, à commencer par le fait que le trio se sent obligé de signer ses crimes en laissant une carte de visite. Et il est vrai que si Clouzot avait persisté dans cette voie, je crois qu’aujourd’hui on ne parlerait pas de lui en bien… ni en mal d’ailleurs. Il serait oublié. Je préfère voir ce film comme un exercice d’apprentissage de la mise en scène de cinéma, en rappelant qu’il s’agit d’une commande et non d’un sujet qui tenait particulièrement à cœur de Clouzot. Tout cela ne veut pas dire que ce film n’a aucun intérêt. Bien au contraire. Il y a beaucoup de raisons de le voir. En rappelant que ce film est tourné sous l’Occupation, il est un portrait de la France de cette époque, la pension Les mimosas étant comme un microcosme représentatif d’un peuple qui a perdu la guerre et qui doute de lui-même. Ce sont de petites gens sans envergure, mesquins, jaloux, menteurs aussi. Ils se donnent des airs, mais ils ne sont que ce qu’ils sont. L’intrusion de Wens est bien sûr le moment de leur révélation, ils sont démasqués dans leur frivolité et leur manque d’ambition et de grandeur. Ils ont tous quelque chose ) se reprocher. 

    L’assassin habite au 21, Henri-Georges Clouzot, 1942

    Wens déguisé en pasteur arrive à la pension Les Mimosas

    Le personnage de Wens qui se déguise en pasteur, est en vérité un confesseur qui dévoile et absout ou non les pécheurs. Relativement insouciant, il pardonne volontiers à Vania qui vit des turpitudes sexuelles des autres et qui aime ça. Elle n’a pas des mœurs orthodoxes compatibles avec la morale pétainiste. Mila n’est pas loin non plus de se servir de son cul pour arriver à ses fins, se faire embaucher dans une opérette. Clouzot semble vouloir nous dire que ce n’est pas là que se trouve les véritables péchés, mais plutôt dans une cupidité trop débordante. Quand il s’agit de tuer pour engranger encore de l’argent. Wens par son comportement est le révélateur de ce qui ne va pas en France, un système hiérarchique trop pesant où chaque échelon renvoie les responsabilités au niveau inférieur. En vérité ce n’est pas un portrait de la France sous l’Occupation, mais c’est un portrait de la France tout court, même si on peut y voir un dénigrement du caractère français. Tous les personnages sont rabougris, petits, sans dimension, s’adonnant à des rapports sociaux sans guère d’empathie. La police n’est pas mieux lotie, ses serviteurs sont paresseux et vont au plus pressé. C’est une vision cynique de l’homme, et c’est ce que Clouzot va développer par la suite. Sauf qu’ici il en donne une version caricaturale et bouffonne. C’est grinçant. On remarque que presque tous ces personnages ont des ambitions plus ou moins artistiques, Mila Malou prétend chanter. Le trio des assassins est un trio de musiciens. Mademoiselle Cuq prétend écrit, et jusqu’au valet, Armand, qui joue les imitateurs des oiseaux, des trains des sifflets de policier ou des trains. Il y a cependant des scènes de réunions, par deux fois Mila Malou va donner un récital et les spectateurs communient dans l’écoute. La première fois, c’est juste une sorte de spectacle destiné aux pensionnaires, mais la seconde fois on a invité tous les habitants du quartier. Ce qui donne un aspect convivial, mais on peut y lire aussi une volonté de réunir des âmes séparées, thème présent pendant l’Occupation, aussi bien chez les pétainistes que chez les résistants. Curieusement, malgré sa noirceur, le ton employé donne une forme d’optimisme. Les noms fantaisistes sont là pour le souligner, Mademoiselle Cuq, Madame Point, l’agent Pussot, etc. 

    L’assassin habite au 21, Henri-Georges Clouzot, 1942 

    Mila a ouvert la lettre laissée par Wens 

    La réalisation est intéressante. Moins par le côté sautillant des acteurs que par l’approche des volumes et de la profondeur. Il y a des manières de faire qu’on va retrouver dans le film noir du cycle classique. On ne peut pas dire que Clouzot copie quoi que ce soit, même s’il connaissait le cinéma américain d’avant-guerre, il ne pouvait voir à cette époque les films qui sortaient outre Atlantique. Par parenthèse, si les films français ont eu beaucoup de succès pendant l’Occupation, c’est parce qu’il n’y avait plus guère de concurrence. Les Français boudaient les films allemands, et les films américains n’arrivaient plus. Curieusement c’est cette absence de concurrence qui semble avoir donner un coup de fois à la création française. On avait besoin de nouveaux talents, et Clouzot était de ceux-là. Dès ce premier film on sent un soin méticuleux dans la construction des plans. S’il n’a pas une caméra très mobile, il travaille beaucoup le montage pour y trouver sa grammaire. Il est de cette génération de metteurs en scène qui utilise une palette de couleurs très travaillée, alors que le film est tourné en noir et blanc. Si on y fait très attention, on finit d’ailleurs par deviner les couleurs que Clouzot a utilisées. Bien aidé par la photographie d’Armand Thirard qui deviendra son photographe attitré, il utilise très bien les ombres et les lumières, avec des éclairages latéraux, cherchant en permanence l’éclairage indirect. 

    L’assassin habite au 21, Henri-Georges Clouzot, 1942

    Mila donne un récital 

    C’est du studio, intégralement. Dans doute cela se voit un peu trop, par exemple dans la scène d’ouverture quand on voit le clochard qui a gagné à la loterie, déambuler le long d’une ruelle étroite dont il ne sortira pas vivant. Dès ce premier film Clouzot va se faire la réputation de maniaque tyrannique qui le suivra tout le long de sa carrière. Il multiplie les prises jusqu’à être satisfait, épuisant les acteurs, mais aussi dépassant les délais. Cette méticulosité se retrouve dans le choix des objets qui meublent la pension Les mimosas. Un peu comme si pour compenser le grotesque de la situation, il avait besoin de ces éléments réalistes dans son champ de vision, offrant ainsi un décalage intéressant entre l’environnement matériel et la logique frisant parfois l’absurde des personnages. Par exemple le début du film dans le bistrot est filmé de cette manière, un rade comme ça se faisait dans le temps à Paris, et des personnages un peu lunaires qui rappliquent pour bousculer le décor. On retrouve cette même idée dans le repas des pensionnaires autour de Madame Point, l’ensemble est saisi dans un plan d’ensemble qui les figent. 

    L’assassin habite au 21, Henri-Georges Clouzot, 1942

    L’inspecteur croit tenir l’assassin 

    Les acteurs ont beau être dirigés d’une main de fer, ils restent tout de même très théâtraux, c’est ce qui a le plus vieilli dans ce film. Ils en font des tonnes. Pierre Fresnay dans le rôle de Wens est peut-être le plus sobre. Mais Suzy Delair dans le rôle de Mila Malou en rajoute, sans doute c’est ce que voulait Clouzot. Le trio des assassins est un ramassis de pitres. Noël Roquevert joue le docteur Linz, avec une jambe de bois, il a dû jouer plus d’une centaine de rôles de vieux con irascible. A cause de ses sympathies collaborationnistes, il sera mis sur la touche pendant deux ans. Il reviendra un petit peu plus sobre et plus intéressant, endossant assez fréquemment le rôle d’un résistant ! Mais il plaisait à Clouzot qui retravaillera avec lui. Il est vrai que quand il est bien tenu en mains c’est un bon acteur, mais il a tendance à cabotiner comme un vulgaire Michel Serrault. Jean Tissier dans le rôle du fakir est égal à lui-même, il a l’air de s’en foutre de tout et même du reste. Il a toujours eu cette voix qui se traîne, sauf quand il se met en colère, et là il est plus intéressant. C’est un peu pareil avec Pierre Larquey dans le rôle de Collin. Habitué à des rôles de larbin et à écouter aux portes, il étonne ici à contre-emploi en jouant les assassins. Raymond Bussières est très bien dans le rôle du petit voyou gouailleur qui veut se faire enfermer pour se mettre à l’abri des représailles éventuelles de Monsieur Durand. Marc Natol dans le rôle du valet qui imite le chant des oiseaux est très naturel, ce n’était pas un acteur de profession, et son métier était justement d’imiter le chant des oiseaux dans les cabarets ! Le boxeur Jean Despaux, une célébrité de l’époque, champion des poids moyens de la zone occupée, sera tout naturellement le boxeur aveugle Kid Robert. Mention spéciale pour Huguette Vivier dans le rôle de la sulfureuse Vania qui drague tout ce qui porte un pantalon. Malheureusement, après avoir tourné avec Cayatte et Clouzot, elle mettra un terme à sa carrière. Ici elle n’avait que vingt ans. Si quelqu’un sait ce qu’elle est devenue après 1943, qu’il me le signale. 

    L’assassin habite au 21, Henri-Georges Clouzot, 1942

    Le journaliste meurt dans les bras de Wens 

    Comme on l’a compris, c’est un film qui a énormément vieilli, plus dans le scénario et le jeu des acteurs que dans la mise en scène proprement dite. Il faut le voir comme une sorte de brouillon des films noirs de Clouzot à venir. Il n’y a aucun déplaisir d’ailleurs à le revoir, mais il laisse un arrière-goût de superficialité, comme le plus souvent les films qui reposent sur ce jeu qui consiste à trouver l’assassin. Le film eut cependant un bon succès et allait permettre à Clouzot d’approfondir son métier en se renouvelant. Paul Vecchiali dans le tome 1 de sa monumentale Encyclociné[1] nous dit « Une misogynie délicate nimbe le scénario. La mise en scène de Clouzot s'éparpille sur des détails sans en faire jamais une synthèse acceptable. La réputation de ce film est outrancière, son humour, fallacieux et sa construction, malhabile sinon malhonnête. » C’est une critique acerbe qu’on peut comprendre. Il sera plus amène pour le film suivant, et nous aussi ! 

    L’assassin habite au 21, Henri-Georges Clouzot, 1942

    Wens essaie de faire parler Vania 

    L’assassin habite au 21, Henri-Georges Clouzot, 1942

    Le trio veut régler son compte au commissaire



    [1] Editions de l’œil, 2010.

    « Le monde de San-Antonio, n° 94, printemps-été, 2021Le corbeau, Henri- Georges Clouzot, 1943 »
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