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Le corbeau, Henri- Georges Clouzot, 1943
Contrairement à une idée reçue, ce film célébrissime n’a rien à voir avec l’Occupation, il a été travaillé par Louis Chavance dès 1932, puis déposé à la Société des auteurs en 1937 et Henri-Georges Clouzot l’a retravaillé ensuite avec lui, donc à une époque où les questions de délation ne concernaient pas nos rapports avec les Allemands. Le point de départ est une affaire bien réelle qui s’est déroulée à Tulle dans les années vingt. Chavance expliquait s’être également appuyé sur les travaux du criminologie Edmond Locard qui devint par ailleurs ami avec Frédéric Dard, sur l’anonymographie pour tenter de comprendre le comportement de celui qui écrit des lettres de dénonciation pour mettre le bordel. Bien que l’intention de ce sujet fut basée sur un fait diver, ce film attira des ennuis à n’en plus finir à Clouzot et à ceux qui tournèrent dans ce film. D’abord les Allemands le censurèrent, interdisant une longue exploitation, mais aussi l’exportation à l’étranger. Ensuite, à la Libération les Résistants lui reprochèrent d’être anti-français, dénigrant la France et au fond donnant du grain à moudre à l’Allemagne nazie. En plus comme le film avait été produit par la Continental, firme à capitaux allemands, tout cela valut à Henri-Georges Clouzot de se faire mettre à l’index et fut privé de travail pendant plusieurs années. On ne peut pas dire cependant que Clouzot était un collaborateur, je pense qu’il s’en foutait un peu du moment qu’il pouvait continuer à travailler. Certes il a fréquenté des Allemands pendant l’Occupation, mais ils étaient très nombreux dans ce cas, presque tout ce que le cinéma français comptait alors de talents. Quelques années plus tard, il avança qu’au fond vu la légèreté de son comportement cet ostracisme avait été mérité et relativement bénin[1]. En fait il avait voulu surtout dans Le corbeau faire le portrait d’une France provinciale et rabougrie, partant pour cela d’un fait divers qui avait défrayé la chronique dans les années vingt. C’est le prolongement de L’assassin habite au 21, mais en plus sérieux et plus élaboré. Cependant, comme on va le voir, ce portrait d’une France rabougrie qui a tant déplu aux autorités allemandes et qui faillit coûter son poste à Alfred Greven le producteur allemand du film, n’est qu’un cadre commode pour tout autre chose. Longtemps ce film est resté invisible, il n’est ressorti que timidement en 1969, puis il a pris maintenant une allure de classique de la méchanceté au cinéma.
Laura porte des livres aux malades
Le docteur Rémy Germain travaille dans l’hôpital d’une petite ville. Il est victime de lettres anonymes qui le dénonce comme avorteur, mais aussi comme l’amant de Denise, une jeune handicapée, et de Laura, la femme du psychiatre Vorzet. Mais il n’est pas le seul à recevoir de telles missives signées le corbeau. Laura porte des livres aux malades, sa sœur Marie est infirmière et elle espionne le docteur Germain. Celui loge dans une école sur laquelle règne le directeur Saillens, un homme raide, amputé d’un bras qui est le père de Rolande, la toute jeune postière et le frère de Denise qui est aussi l’amante de Rémy et qui fait tout pour attirer son attention. Les notables de la ville ne savent pas trop quoi faire pour enrayer ce dénigrement, et tout le monde commence à soupçonner tout le monde. Les lettres en vérité mélangent volontiers des faits bien réels et des fantaisies, les premiers donnant du crédit aux secondes. Laura et Rémy décide de ne plus se voir car ils se sentent espionnés. Le docteur tente aussi de prendre ses distances avec Denise, mais cela lui est difficile. Les lettres continuent à affluer. Rémy perd de sa clientèle. Mais le jeune François se suicide en s’ouvrant les veines quand il apprend que son cancer est en phase terminale. Le jour de l’enterrement la foule s’en prend à marie, l’infirmière, qui va être pourchassée et finalement arrêtée par la police. Les lettres continuent à arriver. Rémy va même recevoir la visite d’une provocatrice qui va lui demander d’avorter. Il refuse, mais cette femme le connait quand il exerçait ailleurs, sous une autre identité. Pour tenter de faire la lumière, après que Rémy en ait discuté avec le psychiatre Vorzet, les notables décident de faire une dictée, supposant que l’écriture du coupable le désignera. Les soupçons vont se porter sur Denise, et Rémy la surprendra en train d’écrire une lettre. Croyant qu’elle a envoyé une lettre à Laura et à son mari, il se précipite chez le psychiatre. Laura a cependant des taches d’encre sur les doigts, et Vorzet la fait passer pour folle. Devant les explications confuses de Laura, Rémy va signer son internement. Il décide de s’en aller, mais les explication de Denise vont le faire revenir chez Vorzet, il trouve celui-ci mort, assassiné, tenant encore dans sa main la plume qui trace les lettres anonymes. Par la fenêtre il verra s’enfuir la mère de François qui avait deviné le nom du coupable avant tout le monde et qui voulait se venger. Rémy reste seul à remâcher ses échecs.
Laura vient voir Rémy pour lui faire part des lettres anonymes
Le film de Clouzot est une entreprise de démolition d’une vie bourgeoise, hypocrite, fondée sur les mensonges. La délation est le révélateur du dysfonctionnement des institutions. Tout va y passer, l’Eglise, l’hôpital, la justice, les notables évidemment. Mais au-delà de tout ça, ce qu’on peut retenir c’est une énorme frustration sexuelle. Rémy Germain n’arrive pas à choisir entre Denise et Laura. Laura a épousé un mari trop âgé pour ses appétits. Vorzet enrage de son impuissance. Marie la sœur de Laura est elle aussi engoncée dans la dénonciation des relations adultères, mais elle vit seule et n’a personne avec qui partager son lit. Jusqu’à la jeune Rolande qui voudrait bien que Rémy s’occupe d’elle. C’est comme si toute la ville devenait folle de son puritanisme et de ses désirs ravalés. Si Rémy est hésitant, ce n’est pas seulement à cause de ses déboires anciennes. C’est parce qu’au fond il a peur des femmes, elles l’attirent, mais ce sont des sorcières au fond, Denis n’est-elle pas handicapée ? Ne prétend-elle pas avoir toujours eu tous les hommes qu’elle désirait ? Il est probable que ce qui a révulsé les censeurs tient plus à cette sexualité latente qui empoisonne la vie de la petite ville que l’histoire des lettres anonymes. Rémy a peur des femmes, c’est pour cela qu’il signera la demande d’internement de Laura sans plus se poser de problèmes, sous le prétexte fallacieux des lettres anonymes il résout un problème, ne gardant plus que Denise. Les femmes sont présentées comme plus mauvaises que les hommes, ou plus extrémistes. C’est du moins comme ça que Clouzot les voit dans presque tous ses films. Manipulatrice, elles peuvent être criminelles à l’instar de la mère de François qui se fera justice elle-même en égorgeant Vorzet. Mais en quelque sorte, elles suppléent à chaque fois à l’indécision des mâles, qui tergiversent, qui pèsent le pour et le contre, qui reconnaissant que le bien et le mal sont parfois difficiles à séparer. C’est un univers où les sexes ne sont pas seulement opposés dans la vie de tous les jours, mais aussi dans leur mentalité et leur façon de voir le monde.
La jeune Rolande semble espionner Rémy
Les personnages de cette fable paraissent tous un peu handicapés. Le symbole c’est le directeur d’école, Saillens, il lui manque un bras alors qu’il prétend commander à de jeunes enfants. Mais ceux-là ne sont pas plus nets, ils sont menteurs et voleurs comme leurs ainés. On verra une toute petite fille voler une lettre à Rémy, simplement pour le plaisir de faire du mal. Clouzot est quelque part marqué par le sadisme, pas seulement dans la manière âpre avec laquelle il dirigeait ses comédiens, mais dans l’exploration du mal comme une dimension constituante de la personnalité. Son porte-parole est évidemment Rémy Germain, mais aussi son double, le psychiatre Vorzet. Tous les deux discutent des rapports entre le bien et le mal, révélant qu’ils ont fait eux-mêmes l’expérience du mal d’une manière ou d’une autre. La scène où nous voyons la foule partir à la poursuite de Marie, puis mettre à sac son appartement est digne des chasses du conte Zaroff. Les bruits des poursuivants sur les pavés renforcent un peu plus cette gratuité de la chasse qui vise à une mise à mort. Cette foule haineuse, il faut la maitriser. C’est bien pour cela qu’on envoie les gardes mobiles pour surveiller la dictée, l’école a été transformée en prison pour un petit moment, mais la foule est là qui guette et qu’on sent prête à intervenir violemment à la première occasion.
Les notables sont désemparés
C’est très certainement un des films de Clouzot les plus réussis non seulement dans la densité des caractères, mais aussi dans la réalisation. On sait qu’il travaillait avec une longue préparation utilisant de nombreux story-board. Il y a un progrès évident par rapport à son film précédent. C’est beaucoup plus recherché, les angles de prise de vue sont très travaillés. Il joue beaucoup sur les différents niveaux, notamment sur les escaliers, il recherche aussi les formes en plongées et contre plongées afin de donner une hiérarchie dans les paroles des uns et des autres. Il y a des séquences superbes. D’abord la fuite éperdue de Marie dans les rues vides de la ville, mais avec le bruit des poursuivants. Elle est volontiers filmée en contreplongée pour renforcer le harassement qu’elle ressent à gravir la côte qui la mènera chez elle. Mais il y a aussi des jeux de lumières qui sont tout à fait équivalents à ce qu’on commence à faire de l’autre côté de l’Atlantique avec le film noir. Il y a le placement des lampes qui agissent comme une conscience au-dessus des errements des simples individus. Le clou est bien entendu quand Vorzet va faire balancer la lumière de gauche à droite pour simuler le côté factice de la différence entre le bien le mal, l’ombre et la lumière. On trouvera encore le miroir brisé dans lequel Marie se reflète et cette image annonce sa mort prochaine. Il y a aussi une utilisation plus fréquente que d’ordinaire dans l’utilisation des plans larges qui font apparaitre Pierre Fresnay tout petit, il était d’ailleurs de petite taille, mais c’était souvent masqué par le fait qu’on ne le prenait pas en pieds, ici il est écrasé par les responsabilités qui sont les siennes.
Rémy interroge le psychiatre Vorzet
C’est la première fois que Clouzot filme les enfants et une école, il y en aura d’autres. C’est comme s’il en révélait l’aspect concentrationnaire, en s’attardant sur les grilles qu’on n’ose pas franchir. Il y a aussi beaucoup de portes qui se ferment, comme cette commerçante qui repousse dehors Rémy Germain pour lui signifier qu’il est exclu. Incidemment on trouvera des rapports de classe à l’écran. C’est l’opposition visible à l’œil nu entre les salons cossus du cercle où se réunissent les notables pour se lamenter sur leur sort dans la fumée des cigares coûteux, et par exemple la poste où le mouvement met en scène une foule laborieuse et besogneuse. Il y a une minutie étonnante et bienvenue dans le détail de ces lieux. Également Clouzot va utiliser des longs travellings pour la présentation de l’hôpital et des malades alignés dans leurs petits lits.
Marie fuit sous les quolibets
La distribution s’est construite autour de Pierre Fresnay dans le rôle du soucieux Rémy Germain, il est excellent, passant de la détestation de Denise à son apitoiement qui en devient une forme de serment d’amour. Le tournage fut éprouvant pour lui, et il refusa plus tard de tourner à nouveau avec Clouzot. Ginette Leclerc est justement cette Denise, souvent on a dit que c’était là son meilleur rôle. Je trouve qu’elle n’a rien d’exceptionnel, si ce n’est qu’elle manifeste le désir sexuel comme une compensation de son handicap. Pierre Larquey dans le rôle de Vorzet le psychiatre débonnaire et compréhensif démontre qu’il était un très grand acteur, bien que son complément capillaire qu’on a utilisé est un peu faux tout de même. C’est peut-être lui le plus étonnant. Noël Roquevert est le directeur d’école qui envoie des gifles à Ginette Leclerc. On lui a donné là un nouveau rôle d’handicapé, si dans L’assassin habite au 21, il était amputé d’une jambe, ici il a perdu un bras ! Il faudra un jour que je revienne sur le rôle des handicapés dans le film noir, le plus souvent on refuse de les plaindre et on leur attribue des louches intentions. Micheline Francey est aussi très bien dans le rôle de la belle Laura qui n’arrive pas à quitter son mari pour partir avec Rémy. C’était une très belle femme qui eut des ennuis copieux à la Libération pour des faits de collaboration horizontale. La suite de sa carrière ne fut pas très brillante et elle mourut assez jeune. Plus remarquable encore, il y a la jeune Lilian Maigné dans le rôle de la postière qui rackette un peu tout le monde. On la retrouvera plus tard, passée la période de la puberté chez Duvivier pour Au royaume des cieux[2]. Le temps de faire deux enfants avec Jean-Charles Tachella et puis elle disparaitra du cinéma. On reconnaitra encore Sylvie dans le rôle de la mère de François, Roger Blin dans celui de ce même François, ou encore Louis Seigner déjà habitué à des rôles de vieux notables.
Rémy intervient auprès des notables de la ville
Pour toutes les raisons qu’on a dites, le film fut contrarié de bout en bout, et sa sortie ne fut pas des plus brillantes. C’est pourtant un film incontournable du cinéma sous l’Occupation, même si on se refuse à faire un lien trop direct entre la réalité politique de ce temps et la question de la délation. Mal aimé de tout le monde, ce film fut progressivement redécouvert et à acquis au film du temps une réputation qui n’est pas usurpée. Seul un médiocre comme Truffaut pouvait ne pas comprendre l’importance de Clouzot[3]. Curieusement ce même Truffaut qui prétendant jouer les ayatollahs de la critique et édicter des normes de réalisation revient par la bande à un cinéma très traditionnel, conservateur même lorsqu’il essaya d’évoquer la période de l’Occupation dans un film aussi mauvais que sautillant, Le dernier métro. Il voulait utiliser les formes et techniques que maitrisaient un Carné ou un Clouzot, mais ce fut raté dans les grandes largeurs, démontrant que si la Nouvelle Vague n’avait rien inventé, elle était tout de même incapable de la maitrise technique des cinéastes sur qui elle avait craché.
La dictée aura lieu sous la protection des gendarmes mobiles
J’ai vu plusieurs fois ce film en salle, maintenant, depuis 2017, on peut le voir dans une superbe version Blu ray, restaurée, et je doit dire que cela m’a fait apprécier encore plus le film. Notez que sur ce tournage la photo était de Nicolas Hayer, Armand Thirard n’étant pas disponible, et il y a tout de même une différence notable de transparence. Ceux qui ne le connaitraient pas encore doivent s’y précipiter, et ceux qui le connaissent pourront le redécouvrir avec un œil un peu neuf. C’est un film qu’il faut voir plusieurs fois pour en saisir tout l’intérêt et toute la densité.
Vorzet explique sa conception du bien et du mal
Rémy a signé l’ordre d’internement de Laura
La mère de François s’en va
[1] Chloé Folens, Les métamorphoses d’Henri-Georges Clouzot, Vendémiaire, 2017.
[2] http://alexandreclement.eklablog.com/au-royaume-des-cieux-julien-duvivier-1949-a205231844
[3] En vérité il reviendra un peu sur son jugement, reconnaissant au film de Clouzot Le corbeau tout de même des qualités. Monsieur est trop bon.
« L’assassin habite au 21, Henri-Georges Clouzot, 1942Quai des Orfèvres, Henri-Georges Clouzot, 1947 »
Tags : Clouzot, Pierre Fresnay, Ginette Leclerc, Noel Roquevert, Pierre Larquey, film noir
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