• La dernière chance, Fat city, John Huston, 1972

     La dernière chance, Fat city, John Huston, 1972

    John Huston est un immense réalisateur. Certes il y a du déchet dans son œuvre, on ne dira pas le contraire. Mais il y a tellement de réussites à côté que ce n’est pas la peine de s’attarder sur eux. Il est connu et apprécié comme le cinéaste du désenchantement. C’est très vrai dans les films qu’il réalisa dans les années soixante-dix qui ne sont pas particulièrement les plus connus. Fat city, et un peu plus tard Wise blood, sont deux chefs-d’œuvre d’une noirceur sans égale dans le reste de sa filmographie. La première de ces deux œuvres est un film sur la boxe. C’est un genre qui a donné d’excellentes réussites, de Champion de Mark Robson avec l’immense Kirk Douglas, jusqu’à Raging bull de Scorsese, en passant par Somebody Up There Likes Me de Robert Wise ou Body and soul de Robert Rossen. La plupart de ces films relate le parcours d’un champion qui vise un titre ou quelque chose, c’est le thème de l’ascension et de la chute. Mais il y a quelques exceptions comme The set-up encore de Robert Wise qui met en scène un boxeur de second ordre qui cherche juste à gagner quelques dollars et à survivre. C’est ce dernier thème que John Huston va illustrer ici, d’une manière encore plus noire que dans The set-up. John Huston aimait la boxe, il l’avait pratiquée dans son jeune âge, mais la boxe est seulement le prétexte d’une longue méditation sur la solitude et sur l’échec.  

    La dernière chance, Fat city, John Huston, 1972

    Billy Tully va s’entraîner au gymnase et rencontre le jeune Ernie qui lui semble plein d’avenir. Il le conseille pour aller prendre des leçons chez Ruben Luna, son manager. Billy voudrait bien revenir à la boxe qu’il a abandonnée lorsque sa femme l’a quitté. Mais il boit trop pour être en forme. Pour vivre il se vend comme ouvrier agricole et se livre à des travaux très durs. Ernie, lui, entame une liaison avec la jeune Faye qui voudrait bien se faire épouser et qui d’ailleurs va lui forcer la main lorsqu’elle se retrouvera enceinte. Pendant ce temps Billy rencontre une alcoolique, Oma, qui n’arrête pas de pleurer sur son passé et d’invectiver tout le monde. Lorsque Earl, son compagnon, se retrouve en prison, elle va se mettre en ménage avec Billy. Ernie se lance dans la boxe pour gagner quatre sous. Mais il abandonne parce qu’il lui faut un boulot plus stable qui lui permette de faire vivre sa petite famille. Il va se retrouver à ramasser des noix avec Billy qui rêve toujours de retrouver les chemins des rings. Après une dispute avec Oma, Billy va revenir vers Ruben et préparer un nouveau combat. Il va rencontrer Lucero, un boxeur mexicain aguéri. Il va gagner. Il va alors essayer de retourner vers Oma pour vaincre sa solitude, mais entre temps, Earl est revenu, et la place est occupée. Il va se remettre à boire et relâcher prise progressivement. Par hasard il rencontre à nouveau Ernie qui vient d’avoir un petit garçon. Ils prennent un café ensemble en méditant sur leur solitude.

    La dernière chance, Fat city, John Huston, 1972  

    Au gymnase, Tully rencontre le jeune Ernie 

    Le scénario est très fidèle à l’ouvrage, il est d’ailleurs le fait de Léonard Gardner lui-même. Celui-ci n’a écrit qu’un seul livre, ancien boxeur, il semble bien raconter une expérience personnelle, on peut penser que le portrait d’Ernie est bien sien. Quand on demandait à Gardner pourquoi il n’avait pas écrit d’autres romans, il répondait que c’était là, la seule histoire qu’il connaissait ! La différence entre le livre et le film est que dans la réalisation de John Huston la méditation sur le déterminisme qui nous colle à la peau n’apparaîtra que tout à la fin dans une scène rajoutée qui n’existait pas dans l’œuvre écrite. Le livre se clôt sur le voyage d’Ernie dans l’Utah pour un match de boxe qui ne lui rapportera presque rien, et sur le pénible retour en stop à Stockton. Le livre insiste un peu plus sur la jalousie des deux hommes à l’égard de leur compagne respective. Mais ça ne change pas grand-chose à la tonalité d’ensemble. Tout le monde a souligné la thématique de l’échec qu’on attribue généralement à la totalité de l’œuvre de John Huston, cette approche est juste, mais elle ne fait pas tout, surtout en ce qui concerne Fat city. Le film de Huston est matérialiste : en ce sens qu’il s’inscrit dans la détermination matérielle de la vie. Les conditions de notre vie sont données déjà avant même qu’on agisse, et pour le reste, on ne fait que se débattre avec. Dès le début, le ton est donné par la description rapide et             acérée de la ville de Stockton où les pauvres sont légion, les édifices délabrés, les rues défoncées, les différentes races mêlées. Et chaque fois on verra les personnages de cette histoire agir surtout en répondant aux sollicitations de la vie. Il faut bien travailler, accepter des boulots pourris pour survivre. Ernie, Billy, mais aussi bien Ruben en sont réduits à de telles extrémités : la boxe n’est même pas l’illusion qu’on peut s’extraire de sa condition prolétaire. L’autre point important est la solitude dans laquelle vivent et s’enferment tous ces personnages. La communication ne se fait pas, plus ils parlent, moins ils se comprenne. Billy aime bien Ernie, mais lorsqu’ils se retrouvent à la fin du film, ils constatent qu’ils n’ont rien à se dire. Cette solitude pourrait bien être comblée par l’amour d’une femme. Mais là encore c’est compliqué, Oma est alcoolique et vit dans un monde fermé à double tour, entre ses souvenirs. Faye poursuite son but, sans se préoccuper vraiment de ce que veut Ernie. Elle veut un toit, un enfant, une famille. Même Ruben n’arrive pas à communiquer avec sa femme qui se moque bien de ses histoires de boxe. Parler pour ne rien dire est le lot de nos personnages qui existent par ces mensonges, quand par exemple Billy cherche à se faire croire qu’il retournera un jour auprès de sa femme. Sur cette question du langage, Huston ira encore plus loin avec Wise blood. 

    La dernière chance, Fat city, John Huston, 1972 

    Tully ramasse les oignons 

    John Huston est ici à son sommet, c'est comme une nouvelle jeunesse. L’esprit des seventies lui convient très bien puisqu’en effet ces années sont aussi celles de la défaite du grand mouvement de révolte de la fin des années soixante. Ce qu’il filme c’est une réalité crue, peu esthétique, dans un style hyperéaliste, appuyé sur une photo magistrale de Conrad L. Hall qui est à mon avis un des plus grands dans son domaine. Il a travaillé sur Cool hand Luke, Harper, Butch Cassidy and the Sundance kid and the Sundance kid. Il adapte chaque fois son talent à la tonalité de l’histoire. Il est parfaitement à l’aise avec l’écran large. Ici il utilise des couleurs qui immanquablement font penser à Edward Hopper, le jeu entre les acajous et les verts, avec une sorte de pastellisation qui donne un aspect un peu onirique. La mise en scène est sèche et précise, sans apprêtement particulier, mais toujours avec des mouvements de caméra très fluides. Les combats sont particulièrement travaillés pour éviter les effets spectaculaires et faire ressortir la souffrance physique. Les travaux douloureux des champs sont aussi analysés dans le détail de ces gestes répétitifs qui usent les corps. Il n’empêche malgré cette misère ce sont des êtres vivants, et leur vie comme leurs rêves valent bien ceux des personnes qui croient avoir réussi quelque chose. 

    La dernière chance, Fat city, John Huston, 1972 

    Tully va aimer Oma, une alcoolique mélancolique 

    Les acteurs sont formidables. D’abord Stacy Keach, acteur très sous-estimé et sous-employé à cause d’un physique difficile, dont on a déjà souligné l’excellence dans The travelling executionner[1]. Il incarne Billy Tully. C’est un de ses meilleurs rôles. On dit qu’il avait pris aussi des leçons de boxe pour le film. Mais ce n’est pas ça l’important, s’il nous touche c’est parce qu’il est un mélange de lucidité et de divagations qui se perdent dans les couleurs de l’alcool et la dilution de ses rêves. Il passe d’un état de colère, à un apitoiement mélancolique sur lui-même, avec beaucoup de conviction. Jeff Bridges, dont c’était le début de la carrière au cinéma est aussi très bon dans le rôle de Ernie, à la fois peu sûr de lui, et fier de sa jeunesse. Peut-être que c’est Susan Tyrell la plus remarquable dans le rôle de Oma. Son interprétation a été saluée comme exceptionnelle, et de fait on ne pourrait voir le film que pour elle. Elle crie, elle pleure, elle invective la terre entière avec une ironie mordante. Elle retrouvera plus tard Stacy Keach dans une adaptation de Jim Thompson, The killer inside me. A côté de ces trois acteurs, il y aura des habitués comme Nicholas Colasanto dans le rôle de Ruben. 

    La dernière chance, Fat city, John Huston, 1972 

    Ernie et Tully vont ramasser les noix 

    Dans ce film tout est à sa place, y compris la musique et la chanson de Kris Kristofferson. Des scènes remarquables, il y en a beaucoup. Par exemple, lorsque Lucero a perdu le combat, et qu’il s’en va seul, bien après les autres, alors que les lumières s’éteignent, la caméra suit l’arc de cercle que forme le couloir jusqu’à la sortie, renforçant la solitude digne du boxeur mexicain. La scène finale remarquable dans cette grande cafétéria qui ressemble à un hall de gare et où un très vieux bonhomme d’origine asiatique travaille encore, bien au-delà de la limite de ses forces physiques. 

    La dernière chance, Fat city, John Huston, 1972 

    Tully voudrait bien qu’Oma mange un peu 

    C’est un donc un très grand film de John Huston, mais en même temps il illustre aussi le renouveau, tant dans la forme que dans le fond, du cinéma américain dans les années soixante-dix. C’est du John Huston, mais c’est un John Huston qui se projette à l’avant-garde du mouvement hyper-réaliste qui s’amorce avec des films comme The scarecrow de Jerry Schatzberg, voir même comme French connection. A sa sortie le film fut salué par la critique, mais sa noirceur l’empêcha d’être un succès public, mais avec le temps il est devenu une sorte de classique. 

    La dernière chance, Fat city, John Huston, 1972 

    Le combat contre Lucero est difficile 

    La dernière chance, Fat city, John Huston, 1972 

    Par hasard, Tully qui est dans la débine retrouve Ernie 

    La dernière chance, Fat city, John Huston, 1972 

    John Huston dirige Stacy Keach

     

     


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/la-ballade-du-bourreau-the-travelling-executioner-jack-smight-1970-a126663784

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