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La ville des silences, Jean Marbœuf , 1979
Dans les années soixante-dix, le film noire connu un renouveau, tandis que le poliziottesco s’imposait en Italie avec ses petits budgets, en France il y avait un créneau qu’on pourrait appeler le polar fauché. La parenté entre les deux est une volonté de dénoncer les errements de la société. Le parallèle n’est pas en faveur de la France. Leurs réalisateurs laisser toujours percer une forme d’ironie pour donner à comprendre que certes ils faisaient du polar, mais ils n'étaient pas dupes. Au fond il y avait une sorte de mépris pour le genre qu’ils se donnaient pour mission d’illustrer. Je ne parle pas ici des polars haut de gamme à la Lautner ou à la Deray. Les critiques les encourageaient en ce sens par exemple en expliquant qu’au fond le polar n’était qu’un petit exercice pour des réalisateurs débutants qui ensuite pourraient passer à autre chose. Sans doute est-ce en France que la critique – les professionnels de la profession comme dirait Godard – a joué un rôle stérilisateur sur la création, obligeant finalement le cinéma à s’éloigner de son public populaire ce qui permettra au films américains de rafler la mise. Jean Marbœuf est un réalisateur qui n’a jamais vraiment percé et La ville des silences n’a pas connu le succès public. Il aurait adapté ce scénario d’un roman de Martin Meroy dont je n’ai pas trouvé la trace nulle part. Mais ça n’a pas beaucoup d’importance. Jean Marbœuf pourrait être considéré comme le seul disciple de Jean-Pierre Mocky. Certains l’ont rapproché aussi de Gérard Mordillat, sans doute pour cette vision acerbe d’une société de classes et aussi pour le côté amateur revendiqué dans la mise en scène. Malgré la gravité de son sujet, il va utiliser une sorte d’humour décalé un peu anarchisant pour dénoncer les bourgeois, les notables et les institutions. Marbœuf avait manifestement la fibre anarchiste, il adaptera pour la télévision La lune d’Omaha à partir d’un roman de Jean Amila, et on lui prête aussi l’idée de faire un film sur la vie d’Alexandre Jacob, l’extraordinaire anarchiste cambrioleur marseillais qui passa des années au bagne pour avoir dessoudé un policier. Marbœuf tournera aussi pour la télévision plusieurs épisodes de la saga de Léo Malet, notamment Brouillard au Pont de Tolbiac. Admettons donc les intentions anarchistes de Marbœuf ce qui ne peut que nous le rendre sympathique[1].
Paul Briand, détective, débarque à Creuzeville
Dans une ville où l’empreinte du chômage est forte, un corbeau balance des lettres anonymes qui effrayent le conseil d’administration des établissement Mahu. Puis son PDG va être assassiné. Le conseil d’administration décide de faire appel à un détective privé, Paul Briand, afin qu’il trouve le coupable. Celui commence son enquête et rencontre un chômeur qui semble connaître les secrets de la petite ville. Puis il se rapproche de Julie la fille de Farijacque qui représente la conscience journalistique de gauche. Elle semble n’avoir peur de rien, et elle va entamer une liaison avec Paul. Mais elle aussi va être assassinée après avoir été coursée en automobile. Farijacque demande à Paul d’accélérer son enquête, il ne veut rien savoir des rumeurs qui courent sur l’entreprise Mahu. Le commissaire qui avoue être du côté du manche, conseille à Paul de repartir. Mais les lettres anonymes continuent d’arriver. François Lestin commence à avoir peur, mais il n’ose rien dire. Le directeur du casino embauche des voyous pour faire rosser Paul. Mais alors que son enquête avance, le commissaire va faire arrêter Paul en avançant qu’il est peut-être le tueur du frère de Julie, un homosexuel notoire qui vient d’être assassiné. Paul s’évade en se jetant par la fenêtre. Celui-ci va retrouver ensuite la maîtresse de Lestin qui le soigne. Lestin s’enfuit de chez lui avec arme et bagage, Paul le retrouve, mais il sera tué dans le train qu’il prend pour Paris. Paul accuse ensuite Farijacque, mais celui-ci veut le tuer. Paul sera sauvé par la femme de Farijacque qui le poignarde, elle n’a pas supporter que son mari soit à l’origine de la mort de ses deux enfants. Il ne reste donc plus que le nouveau PDG du groupe. Paraplégique, il pratique aussi le ball-trap. Après les accusations de Paul, il va incendier l’immeuble de la direction du groupe. Les policiers parisiens ont débarqué pour faire face au chaos qui s’est emparé de Creuzeville. Paul, après avoir discuté avec le chômeur qui est le vrai auteur des lettres anonymes décide de retourner à Paris. Mais juste avant de prendre le train, il va être à son tour assassiné.
Mahu est assassiné
Ce scénario en vaut bien un autre, il est assez typique de ce qu’on pouvait faire dans les années soixante-dix avec un budget étriqué. C’est un de ces films où le mot « ville » est important dans le titre. Creuzeville minée par la corruption est censée être un personnage central. On remarque que ce nom est un dérivé de Creuse, le département sans doute le plus moqué de France, réputé pour son arriération mentale et ses paysans bornés et sournois, mais aussi à cause du Creusot, le site industriel fameux sur lequel régnait de façon patriarcale la famille Schneider. Marboeuf est lui-même né dans l’Allier, un autre département du centre de la France qui était considéré comme en retard sur la civilisation. Paul Briand est un détective privé qui vient de Paris pour tenter de redresser ce qui peut l’être. On a donc l’opposition entre la capitale et la province comme une lutte entre deux niveaux de civilisation. Sans doute est-ce cela qui passe le moins bien dans le film. Certes c’est assez commun à cette époque ce genre de complexe de supériorité, on trouve ça chez le très parisien Claude Chabrol. Et on rappelle que celui-ci a tourné son premier film, Le Beau Serge, justement dans la Creuse. Cette logique est sans doute le reflet d’un pays fortement centralisé, y compris et surtout dans le cinéma. Cette approche progressiste suppose qu’il faut éduquer les ploucs de la province et leur apprendre à résister à l’emprise du grand capital. Donc la ville est représentée par le pouvoir corrompu du trust Mahu. De lui dépend tout le reste. Les institutions se plient à ses injonctions, et ses membres complotent à qui mieux mieux pour accroître leur pouvoir. Ça c’est l’aspect Mocky. Ce n’est plus de lutte des classes dont il est question, mais d’abus de pouvoir des plus riches qui se déchirent entre eux.
Le conseil d’administration demande à Paul Brian de trouver le coupable
Cette critique nihiliste d’un capitalisme prédateur et criminel est extrêmement datée, on pourrait dire qu’elle provient en droite ligne des désillusions qui ont suivi Mai 68. Elle est donc très différente de la thématique générale du poliziottesco qui voit dans la critique de la criminalité et de la corruption des institutions une forme d’alerte générale pour remettre de l’ordre d’une manière ou d’une autre avant qu’il ne soit trop tard, avant que le pays retourne à l’état sauvage. Au fond les cinéastes italiens n’admettent pas cet effondrement, tandis que les Chabrol, les Marboeuf ou les Mocky s’en accommodent comme d’un simple sujet de film. Cette posture nihiliste contrairement à ce qu’elle prétend amoindrir au contraire le point de vue critique. Mais il y a sans doute plus grave, en effet, ce point de vue va être alimenté par l’usage intensif de stéréotypes qui vire à la caricature. Les personnages sont tous des caricatures auxquelles Marboeuf ne croit pas. A commencer par le détective, un ancien policier démissionnaire et désabusé. son rôle n'est pas de faire découvrir la vérité, mais plutôt de se livrer en victime expiatoire à ce Moloch informe qui broie tout sous son passage.
Julie emmène Paul chez elle
L’histoire est une sorte de réécriture des Dix petits nègres d’Agatha Christie, au fur et à mesure que tout le monde se fait tuer il ne restera plus que le coupable. Cette logique, à mon sens, est assez peu compatible avec une dénonciation qui se voudrait virulente d’un capitalisme corrompu. Mais par contre cela répond à l’idée générale que tout le monde peut tuer tout le monde et que les motivations pour cela sont nombreuses et variées. On remarque cependant que dans ce cirque les femmes sont relativement épargnées, en effet le seul meurtre qu’elles commettent c’est celui de Farijacque par sa femme qui venge ainsi la mort de ses deux enfants. Si elles représentent bien l’idée convenue selon laquelle la femme est l’avenir de l’homme, elles se font cependant toutes éliminer du jeu. L’une est assassinée, l’autre ira sans doute en prison pour meurtre et enfin la troisième sera mise sur la touche parce qu’elle a perdu son soutien financier puisque son riche amant se fera assassiner.
La petite ville assistera à l’enterrement de Julie
Parmi les stéréotypes qui sont déployés, il y a l’handicapé dans un fauteuil à roulette. Et bien sûr ceux qui sont habitués à côtoyer le film noir comprennent tout de suite que c’est lui qui est le coupable et qui manipule tout le monde dans un désir de vengeance qui le poussera dans un moment ultime à détruire par le feu ce que Mahu avait si difficilement construit au fil des ans. Le commissaire corrompu est une autre caricature. Il est gras, immobile et sournois, vendu ouvertement aux puissants de la ville. Puis vient le directeur de casino, habillé d’une manière criarde, c’est l’homme de main, le reflet de cette corruption généralisé qui ronge la ville. Il est d’ailleurs assez compliqué de comprendre comment dans ce scénario un peu paresseux pourquoi les voyous rossent Paul Briand plutôt que de le tuer, alors qu’ils l’assassineront une fois que c’est plus nécessaire ! Des caricatures il y en a encore bien d’autres, notamment dans l’opposition entre la fille gauchiste et hétérosexuelle et le frère d’extrême-droite et homosexuel. Tous les personnages sont à la limite du grotesque sans jamais que cela soit assumé. Ce qui fait que le film hésite en permanence entre fable grotesque et dénonciation d’un capitalisme vieille France, paternaliste et qui règne sur la ville.
Les hommes du directeur du casino vont agresser Paul
Ces hésitations mènent le film dans une impasse sur le plan cinématographique. On verra par exemple un détective qui porte un holster sous le bras, mais sans arme ! Ou encore il enquêtera à vélo sans oublier les pinces qu’il met au bas de ses pantalons : c’est la marque du mépris pour la figure populaire du détective privé. L’allure générale est tressautante. Et la caméra suit ce mouvement désordonné, avec parfois une caméra subjective qui en oublie que le décor provincial est pourtant intéressant à plus d’un titre. Les angles de prise de vue sont parfois surprenants. Avec un goût délibéré pour les images construites d’un point de vue élevé, comme si le réalisateur observer méditativement ce qui se passe en bas. L’ensemble manque beaucoup de respiration et de profondeur de champ. La scène du cimetière aurait pu donner lieu à plus d’ampleur, simplement en allongeant la perspective. Parfois les gros plans des acteurs sont gênants, on les voit réciter leur texte sans qu’ils l’aient forcément compris. Quelques scènes d’action sont d’une meilleure tenue, par exemple quand les voyous cernent Paul pour lui donner une raclée, ou quand celui-ci passe par la fenêtre du commissariat. Mais la poursuite en voiture de la malheureuse Julie est aussi pauvrement filmée que trop longue. L’idée des volets violets qui désignent les maisons appartenant au groupe Mahu est aussi une très bonne idée. Mais c’est sans doute le manque d’homogénéité de la mise en scène qui plombe l’ensemble.
Paul s’évade en passant par la fenêtre
La distribution est très moyenne, et ce n’est pas seulement la maigreur du budget qui l’explique. Jean-Pierre Cassel dans le rôle du détective privé cabotine comme c’était son habitude, montrant par là le peu d’implication qu’il a eu dans ce projet. Quand il se promène dans la ville en hurlant pour que les gens se réveillent, il semble que cette idée ait été empruntée au film de Pupi Avati, La casa delle finestre che ridono[2]. Scène qui n’était déjà pas très fameuse. Pierre Doris est le commissaire corrompu au service du trust. Il est mauvais, mais son cabotinage doit lui avoir été indiqué par Marboeuf lui-même. Michel Galabru est tout de même mieux dans le rôle de Farijacques, il est vrai qu’il avait l’habitude de . Mais c’est un très bon acteur, curieusement c’est lui qui cabotine le moins ! Jean-Marc Thibault et Michel Duchaussoy sont respectivement le chômeur auteur des lettres anonymes et l’un des associés apeuré du trust Mahu. Ils tiennent leur rôle, sans plus. Les femmes sont mieux servies, ou plutôt elles apparaissent plus appliquées. Amélie Prevost interprète Julie, elle est très dynamique et on se demande pourquoi elle n’a pas fait une meilleure carrière au cinéma. Claire Maurier est la femme de Farijacques, elle joue parfaitement de son physique énigmatique, se réveillant l’espace d’un instant pour assassiner son mari. Bernard Lavalette et ses étranges sourcils ajoute un peu d’étrangeté à la distribution. Alexandre Rignault incarne le PDG, handicapé, c’est une image un peu décalée d’un des producteurs du film qui lui aussi était handicapé, dans un fauteuil à roulettes !
La maîtresse de François Lestin va soigner Paul
Ce film n’est pas très bon, en tous les cas il est très daté. L’excuse serait qu’il s’agit là d’une simple commande, d’une reprise d’un film un peu en panne. On dit aussi que Marboeuf était en désaccord avec les producteurs qui refirent le montage à leur convenance. La version que j’ai vue contient cependant la fin choisie par le réalisateur, dans la version des producteurs, le film s’arrêtait quand Paul Briand prend un billet de train pour rejoindre Paris. Il reste cependant intéressant pour son caractère exemplaire de ce qui se faisait dans ces années-là, coincé entre la volonté de dénoncer les tares de la société française en proie avec sa modernisation accélérée, et la fausse distanciation de la mise en scène d’avec son sujet qui justifie une approche minimaliste de la technique cinématographique. Le film fut un fiasco complet au box-office, quoique Marbœuf l’attribue plutôt à la mauvaise volonté de Parafrance qui distribuait le film et qui le retira brutalement de l’affiche. Mais il est vrai aussi qu’à cette époque nous étions saturés de ce genre de films. En 1992 Jean-Pierre Mocky tournera un autre film un peu sur le même thème, Ville à vendre, sans beaucoup plus de succès que celui de Marboeuf.
Farijacque menace de tuer Paul
Paul Briand va rencontrer le nouveau PDG
Paul hurle dans la ville en pure perte
[1] Voir l’entretien avec Jean Marbœuf sur le site de l’œil du témoin. https://www.loeildutemointv.com/brouillard-a-creuzeville/ L’entretien que je cite montre un réalisateur très sympathique qui ne se prend pas trop au sérieux
[2] http://alexandreclement.eklablog.com/la-maison-aux-fenetres-qui-rient-la-casa-dalle-finestre-che-ridono-pup-a213042705
« Le monde de San-Antonio, n° 97, automne/hiver 2022Alphonse Boudard, Sur le bout de la langue, Presses de la Cité, 1993 »
Tags : Jean Marboeuf, film noir, corruption, Jeran-Pierre Cassel, Michel Galabru
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