-
Le bonheur est pour demain, And now tomorrow, Irving Pichel, 1944
Il y a beaucoup de raisons pour voir ou revoir ce film. D’abord la distribution est de première classe, Alan Ladd, Loretta Young, Susan Hayward et Barry Sullivan. Ensuite, c’est un scénario de Raymond Chandler, révisé par Frank Partos qui lui avait déjà travaillé avec Irving Pichel et qui avait une expérience dans le film noir, bien que celui-ci n’en soit pas un. Raymond Chandler n'a pas fait beaucoup de scénarios, ils se comptent sur les doigts d’une seule main, trop vite déçu par les mirages hollywoodiens et l’hystérie des studios. Dans l’ordre chronologique, c’est son second film après le succès de Double indemnity de Billy Wilder, il retravaillera ensuite encore avec Alan Ladd pour The blue dahlia. Et enfin la réalisation est signée Irving Pichel qui est tout de même le réalisateur de The most dangerous game et de They won’t believe me[1] et aussi de l’excellent Quick sand[2], un homme qui valait beaucoup plus que sa réputation. Le scénario est tiré d’un gros ouvrage à succès d’un écrivain qui donnait surtout dans les bondieuseries, elle célébrait les enfants et la gloire de Jésus. Rachel Field collectionnait d’ailleurs les prix à une époque où il n’y en avait pas tant que ça à distribuer. Poétesse également, ses romans ont été adaptés au cinéma. All this and Heaven too, avait été porté à l’écran par Anatole Litvak, avec Bette Davis en 1940, et cela avait été un grand succès public et critique. Time out of mind a été porté à l’écran par Robert Siodmak en 1947, et elle avait participé à l’écriture du scénario. Elle était en passe de devenir une nouvelle reine d’Hollywood, mais elle eut l’inconvénient de décéder bêtement d’une pneumonie qu’elle avait contactée à l’hôpital où elle devait subir une opération légère. Peu de ses livres ont été traduits en français, mais quelques-uns ont traversé l’Atlantique. Des livres d’enfants, quelques romans, mais chez nous on ne l’a manifestement pas prise au sérieux.
Quoi qu’il en soit, les droits du roman ont été payés 75 000 $, ce qui était énorme pour l’époque et supposait que le film serait construit sur un budget conséquent. Paramount avait fait monter les enchères, sachant que David O Selznick le voulait aussi. C’est au moment où la gloire d’Alan Ladd s’affirme à Hollywood que ce film a été réalisé. Il n’était pas le choix initial du studio parce qu’il devait partir à la guerre, mais c’était Joel McCrea dont la gloire était à son sommet qui devait tenir le rôle du jeune médecin. Mais ce fut l’inverse qui se produisit, Alan Ladd fut recalé au conseil de révision et déclaré inapte, tandis que Joel McCrea fut mobilisé sur le front. C’était un pur produit des studios, c’est-à-dire que le projet n’était pas porté par un réalisateur ou un acteur, mais par des producteurs qui visaient à faire un gros succès commercial.
Au café de la gare Emily et le docteur Vance croisent leur regard
La très riche Emily Blair est devenue complètement sourde à la suite d’une méningite, à force de volonté elle a cependant appris à lire sur les lèvres. Elle court les médecins de tout le pays avec obstination, afin de trouver une solution. Mais elle va de déception en déception. La science ne peut rien pour elle. Dans le train qui l’amène à Blairtown, elle croise le jeune médecin Meker Vance. Celui-ci est aussi originaire de Blairtown, mais du côté de la misère et de la pauvreté. Il n’a réussi que grâce à son travail et à l’amour de son métier. Dans le train Emily se remémore les jours heureux qu’elle a passé avec son fiancé Jeff Stoddard, avant d’être touché par la maladie. Mais Jeff n’est pas très fidèle et tandis qu’Emily jongle avec ses déplacements, il flirte avec sa sœur Janice. De la gare à la ville, Vance et Emily partage un taxi et ébauche une sorte de relation acrimonieuse. Le vieux docteur Weeks qui accueille Vance est aussi celui qui l’a aidé à faire ses études. Il incite Vance à assister à une réception donnée par la famille Blair. Tandis que Jeff et Janice valse au milieu du salon, Emily et Vance échange des mots aigres-doux, notamment parce qu’Emily n’a confiance que dans les médecins riches et arrivés qui ont pignon sur rue et que Vance lui soigne les pauvres et les déshérités. Mais le docteur Weeks finalement incite Emily a suivre un traitement – l’injection d’un sérum – découvert par le docteur Vance. Une relation compliquée s’engage entre les deux jeunes gens, Vance combattant l’arrogance d’Emily, tout en étant charmé par elle. Il lui révèle que s’il la déteste elle et sa famille, c’est parce que son père a été licencié de l’usine qui appartenait à sa famille et qu’il en mourut finalement rapidement.
Emily se remémore ses joies passées
Emily cependant va suivre Vance lorsqu’il est appelé au chevet d’un enfant touché par une otite qui pourrait dégénérer. Ils vont rencontrer cette famille très pauvre qui vit dans un logement insalubre. Emily reconnaît Angeletta qui était avec elle au collège. Elle va aussi aider Vance à opérer dans l’enfant dans des conditions difficiles, sur place, quasiment sans instruments. De là va naitre une admiration mutuelle. En rentrant Vance va cependant surprendre Jeff et Janice dans le logement du jardinier en train de flirter. Mais il ne dit rien. Le traitement de Vance cependant n’a pas d’effet sur Emily. Il va lui annoncer son échec tout en lui disant qu’il faut continuer. Mais Emily ne veut plus et décide de se marier avec Jeff. Ce qui fait évidemment une histoire entre Jeff et Jancie. Vance s’en va à Pittsburgh, décidé à oublier Emily. Il continue ses recherches et avance. Le test sur le lapin a bien fonctionné. Il va donc le tester sur Emily. Mais elle tombe dans le coma. Vance est mortifié et se fait engueuler par le docteur Weeks. Il repart à Pittsburgh. A Blairtown, Emily retrouve cependant l’ouïe après son coma. Elle veut annoncer la bonne nouvelle à tout le monde et d’abord à sa sœur. Jeff va monter aussi la voir dans sa chambre. Mais Janice s’arrange pour parler avec Jeff sur le seuil de sa porte et de dévoiler ainsi la tromperie. Cet épisode scelle le sort du couple Emily-Jeff et ouvre la voie pour un retour d’Emily à Pittsburgh où on comprend qu’elle va certainement se marier avec Vance et qu’ils se dévoueront à la médecine.
Pendant qu’Emily va voir les médecins, sa sœur flirte avec Jeff
Comme on le voit cette intrigue semble résumer à elle seule toute la thématique du drame hollywoodien, et on ne peut pas dire que les rebondissements ne sont pas attendus. D’abord il y a l’opposition entre les classes sociales, les riches sont arrogants et inconscients du tort qu’ils produisent sur les plus pauvres, et ceux-ci ont des raisons à être rancuneux. Vance qui s’appelait à l’origine Vankovitch est victime. Vankovitch est donc opposé à Blair, si le médecin est opposé à l’héritière, ce sont plus les immigrés les plus récents qui sont opposés aux WASP. Nous partons donc d’une nation qui par la succession des migrations est profondément divisée. Emily, l’héritière, se méfie des pauvres et au début elle snobe Vance parce qu’il est le médecin des pauvres, sous-entendant par là que la qualité est sanctionnée par l’enrichissement. Pour elle un bon médecin est nécessairement riche. Vance va lui démontrer le contraire. Cette démonstration est soutenue par une foi inébranlable dans la science et dans ma médecine. Si celle-ci ne peut pas tout soigner, cela va arriver. La description de Vance en tant que chercheur solitaire qui œuvre en dehors des sentiers est assez cocasse, voir totalement irréaliste, mais elle est nécessaire pour démontrer que la science n’avance qu’en s’écartant des dogmes et de la routine. Il faut prendre le risque de se tromper. On va trouver dans la détermination de Vance une partie de la détermination du docteur Robert Merrick dans Magnificent obsession de John Stahl tourné en 1935 et dont le large succès fut à l’origine d’un remake flamboyant en 1954 par Douglas Sirk. On remarque facilement que le nom de Merrick est très proche de celui de Merek, le héros de And now Tommorow, ce n’est pas du tout un hasard. C’est une continuité manifeste dans cette entreprise hollywoodienne de montrer que non seulement la science est le but de la connaissance, mais aussi que l’obsession et l’entêtement sont des qualités humaines nécessaires. Vance est très obstiné, mais Emily l’est tout autant. Il est donc important d’avoir un but dans la vie : n’importe lequel, mais un but !
Dans le taxi le docteur Vance va faire la connaissance d’Emily
Le second point est la trame dramatique qui consiste à montrer une personne handicapée qui va lutter pour faire face à cette difficulté. Bien sûr le scénario est un peu idiot, puisqu’en effet Vance ou même Jeff n’ont pas vraiment besoin qu’Emily ne soit pas sourde pour l’aimer. Elle a suffisamment d’argent pour ça ! mais le handicap – ici la surdité – n’est pas seulement là pour nous faire comprendre à quel point une jeune femme belle et riche est atteinte à son tour par les difficultés de la vie. Très souvent Hollywood se sert d’un handicap pour montrer que cela ne protège pas d’un caractère odieux. Ici le scénario ne va pas jusqu’au bout, peut-être parce que ce handicap peut paraître relativement mineur. Le cinéma sera plus féroce avec les paraplégiques qui sont le plus souvent présentés comme des criminels dégénérés. Mais le handicap fait ressortir effectivement l’égoïsme de l’handicapé, quelqu’un d’aigri et de rancunier qui ne regarde plus les autres. Emily commence à comprendre qu’elle s’est enfermée dans son handicap quand elle est confrontée à la vision de la misère de la famille Gallo – des immigrés d’origine italienne probablement, car l’arrogance des riches est construite sur l’éloignement des immigrés de fraiche date. La médecine remplace ici la religion dans la nécessité de se racheter, car Vance en guérissant Emily se rachète de sa méfiance, mais en même temps il rachète les fautes d’Emily et de sa famille. C’est un bon Samaritain qui malgré son ironie latente, ne faillit pas à son devoir. A lui seul il rachète l’Amérique de ses péchés. Seule Angeletta est sur le même pied que lui.
Le docteur Vance ne veut pas soigner les riches
Le reste de l’histoire reposé sur un double trio, d’un côté Emily-Jeff-Vance et de l’autre Emily-Jeff-Janice. Vance tombe amoureux d’Emily au premier regard, bien qu’il s’en défende en conservant une attitude agressive parce que les différences de classes le gênent. Janice elle est manifestement jalouse de sa sœur et veut lui piquer son fade fiancé. Jeff est un personnage assez indéterminé. Probablement il est plus intéressé par l’argent d’Emily que par elle. Il n’est même pas crédible en amoureux de Janice. Bref les histoires d’amour sont présentées comme des caprices plus que comme des passions. Et on se défait tout autant tranquillement de ses engagements. L’idée du modèle américain en prend un vieux coup. La plupart des protagonistes apparaissent vivant dans le mensonge de ce qu’ils veulent et de ce qu’ils sont. C’est l’aspect sans doute le plus corrosif de ce scénario. Jeff est essentiellement malhonnête et Janice qui n’est pas dupe de sa lâcheté, ne le veut que pour le prendre à sa sœur. Seul Vance possède une droiture et une rigueur morale qui fait de lui un leader, il montrera la voie à Emily. Les deux sœurs sont présentées comme des prédatrices, l’inverse des femmes dominées. C’est sans doute à cela qu’à servi le cinéma hollywoodien des années quarante. Montrer la prise du pouvoir des femmes dans leur quête d’émancipation. Même Angeletta, la femme pauvre qui vit dans un logement insalubre semble plus déterminée que son mari. Il est vrai que nous sommes encore dans la Seconde Guerre mondiale et que les femmes ont dans de nombreux domaine remplacé les hommes partis combattre.
Le docteur Vance a été invité à la Blair house
La mise en scène d’Irving Pichel n’est pas très inventive, elle est même assez statique, ça manque aussi un peu de rythme. C’est du studio bien sûr, je crois bien sans scène d’extérieur, et on utilisera les plans larges que pour flatter le faste des décors, notamment dans les visites à la Blair house. On mettra en valeur les beaux escaliers qui habille l’élégance d’Emily ou encore on admirera les lustres qui garnissent les hauts plafonds. Les décors où officie Vance sont plus étriqués, moins soignés, comme si c’était le lot de la recherche scientifique dans son naturel. Le film est bavard et très souvent ce sont des dialogues à deux, avec champ-contre champ, avec peu de variation dans les angles de prises de vue. La photo a été confiée à Daniel L. Trapp dont c’était un des premiers films, sans que son travail soit étincelant. Il s’améliorera par la suite, stylisant avec aisance des films noirs comme The Big Clock de John Farrow[3], ou le superbe Union Station de Rudolph Maté[4]. Il y a bien quelques scènes de foule mouvementées très bien venues, au début quand Vance arrive à la gare et croise Emily, ou quand Vance se remémore la fête de Noël donnée par l’usine des Blair, quand son père fera un esclandre pour refuser les cadeaux au motif qu’il a été injustement licencié. Mais ça reste assez théâtral. Le récit est conduit en brisant la chronologie avec deux flash-backs, l’un qui montre Emily ressassant son bonheur enfui avec les illusions sur lesquelles elle a vécu, et l’autre repassant l’amertume de Vance à propos de ce Noël où il fit la connaissance d’Emily, lui petit garçon, elle encore petite fille. Noël n’étant pas une bonne chose dans la mémoire de Vance, au contraire, c’est le début de la sortie de l’enfance et la prise de conscience de la vacuité du monde des adultes. Les scènes tournées dans le galetas de la famille Gallo, sont très bien menées et très travaillées au niveau des éclairages pour en faire ressortir l’aspect étriqué et sordide. Ici les riches et les plus pauvres vont retrouver la nécessité de l’entraide et de la compassion. L’aspect dramatique du film est cependant limité à cause d’une part du handicap relativement léger d’Emily, mais aussi à cause de la médiocrité du couple qui combine dans son dos.
Emily et le docteur Vance regardent Jeff et Janice valser
L’interprétation est dominée par le couple Alan Ladd-Loretta Young. Alan Ladd débutait encore dans le métier, mais il était en passe de devenir une immense star. Il avait ce côté taiseux et taciturne qui était comme une marque de fabrique pour compenser sa petite taille. Il est très bien dans le rôle du sérieux Vance, insistant sur le côté moralisateur de son personnage. Il faut le voir juste haussé le sourcil en voyant valser les fourbes Jeff et Janice, puis regarder d’un air compatissant Emily. Sobre, mais toujours juste, il était d’une grande présence. Loretta Young qui disait ne pas s’être entendue avec Alan Ladd sur le tournage, elle le trouvait indifférent. Elle était déjà une grosse vedette, elle avait joué avec les plus grands, avec Cary Grant, Spencer Tracy, avec qui elle avait une liaison, avec Tyrone Power et j’en passe. Elle avait le même âge qu’Alan Ladd, mais elle avait commencé à jouer bien plus tôt, à l’âge de trois ans ! son élégance naturelle et l’expressivité de son visage avaient attiré de grands réalisateurs. Aussi douée pour la comédie que pour le drame poignant, elle avait été dirigée par Frank Capra, William Wellman, William Dieterlé, Mervyn LeRoy, et même Orson Welles ! Tout le gratin de l’époque. Il faut la voir changer de visage quand Vance lui explique qu’il a échoué. C’est du grand art.
Vance commence son traitement sur Emily
Derrière eux, on trouve l’entreprenante Susan Hayward dans le rôle de Janice, occupée à faucher le fiancé de sa sœur. Son rôle est limité, mais elle est déjà excellente. Le fourbe Jeff est interprété par Barry Sullivan, capable ici de démontrer toute la mollesse de caractère du personnage trouble qu’il incarne, alors que son physique, sa haute taille, son visage idéalement américain, le vouait le plus souvent à jouer des policiers ou des militaires très droits ! C’est bien la preuve qu’il était un très bon acteur, et puis il savait très bien valser et en fait une démonstration sous nos yeux. Le reste de la distribution n’a rien de particulier, si ce n’est qu’on remarque le poids des vieux, le docteur Weeks ou la tante Em chaperonnant les deux jeunes gens à la cervelle un peu brûlée. Ce sont de bons seconds rôles.
Vance a fait la leçon à Emily sur ses retards
Le film fut un gros succès et contribua à renforcer la stature d’Alan Ladd. Certes le film a bien vieilli aujourd’hui. Mais il conserve un charme certain, cette nostalgie qu’on a pour le travail bien fait des studios hollywoodiens de l’âge d’or. Malgré une première lecture un peu lénifiante de l’histoire, on peut y voir beaucoup plus de choses qu’on ne croit. Il y a comme une fonction subliminale de l’image qui en dit bien plus que ce qu’elle montre ! Et cette fonction explique pourquoi finalement malgré l’usure du temps on reste attaché à ce type de films. Il n'existe pas d’édition de ce film facilement accessible sur le marché français qui est peut-être un peu étroit. C’est un tort. Mais c’est un film Paramount qu’on peut voir de temps à autre à la télévision sur TMC ou sur Paramount Channel.
Vance lui apprend qu’il ne réussira probablement pas à la guérir
En se réveillant de son coma, elle entend
Janice avoue tout à sa sœur
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/ils-ne-voudront-pas-me-croire-they-won-t-believe-me-irving-pichel-1947-a212275651
[2] http://alexandreclement.eklablog.com/sables-mouvants-quicksand-irving-pichel-1950-a114844628
[3] http://alexandreclement.eklablog.com/la-grande-horloge-the-big-clock-john-farrow-1948-a154721388
[4] http://alexandreclement.eklablog.com/midi-gare-centrale-union-station-rudolph-mate-1950-a114844756
« Alphonse Boudard & Marcel Azzola, La valse musette et l’accordéon, Solar, 1999Echec à l’organisation, The Outfit, John Flynn, 1973 »
Tags : Irving Pichel, Alan Ladd, Loretta Young, Rachel Field, Drame médical, Susan Hayward, Barry Sullivan
-
Commentaires