• Quai des Orfèvres, Henri-Georges Clouzot, 1947

    Quai des Orfèvres, Henri-Georges Clouzot, 1947 

    Ce film intervient quatre ans après le tournage du Corbeau, et donc après tous les ennuis que ce film avait injustement causé à Clouzot. Il sortait donc du purgatoire où l’avait collé le comité d’épuration du cinéma. Il avait besoin de tourner, aussi bien parce qu’il n’avait plus d’argent que pour continuer à exister sur le plan artistique. Un premier projet plutôt sulfureux intitulé Par des chemins obscurs, influencé semble-t-il par Sartre, sera rejeté par les producteurs qui l’incitent à se tourner vers le film policier[1]. Il va donc adapter avec Jean Ferry un autre roman de S.-A. Steeman, c’est le troisième, et le deuxième qu’il allait mettre en scène. Au passage il se fâchera avec Steeman qui ne supportait pas les changements d’optique du roman. Certes en le dépaysant à Paris – comme un hommage au Maigret de Simenon – Clouzot répondait à des nécessités pratiques, mais Steeman pensait qu’il en avait aussi trahi l’esprit. Ce retour remarqué n’a pu être rendu possible que grâce à l’appui de Louis Jouvet, ce qui n’empêchera pas Clouzot de se fâcher aussi avec cet acteur connu lui aussi pour sa susceptibilité et la haute opinion qu’il avait de lui-même. Bien que le film soit, comme tout ce qui est inspiré par Steeman une sorte de pochade qu’on ne peut pas prendre au sérieux, le tournage sera une nouvelle fois très pénible. Clouzot aimait balancer des gifles à ses acteurs, sauf à Louis Jouvet bien entendu, mais quand il s’y risqua avec Bernard Blier, ce dernier lui rentra dedans et il fallu les séparer afin que Clouzot ne reçût pas une raclée de grand garçon. On peut penser comme moi que Clouzot est un cinéaste de premier plan, mais il est incontestable que ce type était très difficile à supporter, encore plus que Melville, ce qui n’est pas peu dire ! En vérité rien ne justifiait ces pratiques vermoulues. Elles l’accompagneront d’ailleurs tout le reste de son existence, le coupant de bon nombre d’acteurs et de techniciens. Il a justifié par la suite les tortures qu’il infligeait à ses acteurs – la multiplications des prises, les cris et les colères – par la nécessité d’atteindre une certaine vérité dans les émotions. Mais bon, laissons cela. Le thème de ce film c’est une nouvelle fois la jalousie, thème qui parcourt l’œuvre de Clouzot jusqu’à la fin. Au moment du tournage de ce film ses relations avec sa compagne Suzy Delair étaient très mauvaises. Ils se sépareront peu après. Il lui donne un peu le même rôle qu’elle tenait dans L’assassin habite au 21. Celui d’une femme arriviste prête à vendre son cul pour satisfaire sa volonté de gloire, mais aussi très heureuse à chaque fois de mettre en rage un mari jaloux, ce que Clouzot était dans la vie quotidienne. Le scénario est travaillé avec Jean Ferry, un écrivain de talent, fin connaisseur des œuvres de Raymond Roussel et auteur d’une étude pionnière sur l’extravagant écrivain[2], et qui va s’embarquer avec Clouzot pour plusieurs collaborations. Il avait déjà eu en vérité un avant-goût des réalisateurs caractériels en travaillant dans la clandestinité avec Marcel Carné sur Les enfants du paradis. Il sera plus tard attiré par le film noir, avec des scénarios pour Ralph Habib, bien trop oublié et dont les films sont presque tous invisibles aujourd’hui, et Pierre Chenal. Scénariste prolifique, il travaillera pour le film de genre, et se tiendra volontairement à l’écart de la Nouvelle Vague. 

    Quai des Orfèvres, Henri-Georges Clouzot, 1947

    C’est l’hiver, on approche de la Noël. Jenny Lamour qui en réalité s’appelle Margueritte Chauffonnier, rêve de faire du succès à tout prix en chantant, et pour cela elle flirte sans vergogne avec ceux qui pourraient l’aider à arriver. Elle chante et se fait accompagner par Maurice, son mari, qui prétend la surveiller. Mais elle n’en a cure et continue ses manœuvres de séduction, notamment avec Leopardi le créateur de chansons. Cela va rendre son mari terriblement jaloux. Chez sa voisine Dora qui lui fait des photos « artistiques » et des avances, Jenny va rencontrer le riche et lubrique Brignon. Maurice Martineau qui le sait va menacer devant des témoins de tuer Brignon. Les disputes dans le couple se succèdent, mais Jenny veut aller à la rencontre de Brignon.  Son mari tente bien de l’empêcher d’aller au rendez-vous, elle y va pourtant. Elle s’est disputée avec le vieux libidineux et l’a assommé d’un coup de bouteille de Champagne lorsqu’il est devenu trop entreprenant. Elle pense l’avoir tué. Elle revient en parler à Dora. Mais pendant ce temps Maurice a décidé de tuer Brignon, lorsqu’il trouve l’adresse de celui-ci que sa femme a cachée au milieu de la batterie de cuisine. Il se ménage un alibi en allant se montrer à l’Eden un music-hall où il est connu. Il ressort en catimini pour aller chez Brignon. Mais lui aussi ne trouve que son cadavre et croit que c’est sa femme qui l’a tué. Cependant, Il se fait voler sa voiture par Paulo qui rôde dans le quartier. Il a des difficultés pour revenir au music-hall, et ensuite il téléphone chez la mère de Jenny où celle-ci est censée être allée. Il n’arrive pas à la joindre, il se rend alors chez Dora qui tente de le calmer, mais finalement il obtient Jenny qui l’engueule de ne pas l’avoir crue qu’elle était partie loin de Paris. La découverte du cadavre va amener l’inspecteur Antoine à s’occuper du dossier. Rapidement ses regards vont se porter sur le couple Martineau et sur Dora. Il va enquêter directement au music-hall et se rendre compte que Maurice Martineau ment et que s’il s’est fait reconnaître à l’Eden, il a eu la possibilité de s’absenter durant le spectacle. En menant son enquête, il va apprendre qu’un chauffeur de taxi a conduit Dora, puis que Martineau a eu sa voiture volée. Il interroge tout ce petit monde durement. Mais il n’obtient pas d’aveux. Il va finir par faire embastiller le malheureux Maurice qui n’a pas su expliquer où sa voiture avait été volée et comment elle avait été retrouvée entre les mains de Paulo qui s’en est servi pour une attaque à main armée qui a mal tourné. La police a donc ramassé Paulo. Lui aussi est soumis à la question, et durement. Maurice de désespoir va se trancher les veines dans sa cellule. La prostituée de la cellule voisine va donner l’alarme et Maurice sera sauvé. Mais Antoine entre temps a fini par faire avouer Paulo car l’arme qu’on a trouvée chez lui est la même qui a abattu Brignon. L’inspecteur dira qu’il n’a jamais cru à la culpabilité, ni de Dora, ni des Martineau. Il dira à Dora que lui non plus n’a jamais eu de chance avec les femmes, et c’est pour ça qu’elle lui est sympathique ! 

    Quai des Orfèvres, Henri-Georges Clouzot, 1947

    Dora est amoureuse de Jenny 

    Au premier abord, on pourrait ne voir dans ce scénario qu’une bluette et qu’un divertissement sans conséquence, l’intrigue n’étant finalement pas très compliquée, Paulo étant rapidement compris comme le coupable idéal, les autres protagonistes jouant le rôle de simples leurres. Clouzot disait qu’il ne s’intéressait pas vraiment à l’intrigue policière proprement dite, mais que c’était là qu’un prétexte à une analyse sociologique et psychologique. Et de fait ce n’est pas le suspense qui domine dans la construction du film. Sans doute est-ce là ce qui a choqué S.-A. Steeman de voir qu’on traitait finalement l’aspect énigmatique de l’histoire manifestement par-dessus la jambe. Clouzot parlait d’un film « criminaliste », comme si la question était qu’est-ce qui engendre une conduite criminelle. En vérité c’est un drame de la jalousie. Cet aspect est d’ailleurs presqu’une constante de l’œuvre de Clouzot. Nous avons, avec le mari et la femme, deux caractères, Jenny Lamour – quel nom – qui s’efforce de rendre fou de jalousie son mari et qui manifestement a la cuisse légère. Le but de ses manœuvres est de faire en sorte que son mari lui soit toujours plus attaché. Dès qu’un homme passe à sa portée, elle flirte avec lui, ouvertement devant son mari, officiellement pour assurer sa carrière future, mais en vérité pour mener Maurice par le bout du nez en l’exaspérant de plus en plus. On a l’impression qu’en vérité, elle voudrait le rendre plus viril, qu’il lui donne les roustes qu’elle mérite pour son inconstance, qu’il prenne son pistolet et ramène l’ordre dans le ménage. Il ne fait aucun doute qu’elle a dû le tromper plusieurs fois auparavant. Le but de sa conduite adultérine est de ranimer la flamme dans l’œil de son mari. Maurice ne comprend pas toutes ces manœuvres, il réagit toujours à contretemps. Il ne supporte pas d’être cocu, mais il ne sait pas enrayer ce mouvement. En voulant aller tuer Brignon, ce qu’il sera d’ailleurs incapable de faire, il se trompe de cible parce qu’il a perdu toute autorité sur sa femme toujours plus insatisfaite. L’affaire se complique avec Dora qui forme l’autre pointe d’un trio infernal. Il est très curieux que le lesbianisme de la photographe soit présenté avec autant de clarté et de rigueur à cette époque. Généralement l’inversion sexuelle est décrite comme une maladie, une perversion, quelque chose de peu ordinaire. Mais ici c’est le contraire, et l’inspecteur Antoine ne s’y trompe pas puisque Dora est la seule personne qu’il trouve sympathique dans le cours de son enquête, et il le lui dit. Elle apparaît comme bien plus intelligente que le couple Martineau, mais simplement elle aime porter des pantalons et photographier les corps dénudés des jeunes femmes ! 

    Quai des Orfèvres, Henri-Georges Clouzot, 1947

    Maurice cherche son épouse 

    Il y a donc dans ce film une première approche de la complexité des relations sexuelles dans et en dehors du mariage. Cette approche fait entrer le film dans une zone d’ambiguïté dont il ne sort pas. C’est là le jeu des oppositions à l’intérieur du trio. Au fond Maurice sait parfaitement qu’il a une figure de cocu, même s’il ne s’en contente pas. Jenny passe son temps à montrer ses cuisses, comme si elle n’était pas sexuellement satisfaite par son mari. Elle ne maitrise pas vraiment ses pulsions sexuelles, contrairement à Dora qui ne cherche jamais à forcer son destin en abusant d’elle. Là-dessus arrive l’inspecteur Antoine, non pas par envie, mais parce qu’il est payé pour cela. Lui a fait une croix sur sa sexualité, il n’a connu que des mauvaises expériences avec les femmes. Je fais remarquer que dans la vie réelle, Clouzot était à la fois l’amant cocufié de Suzy Delair, et l’homme blasé de ce que sont fondamentalement les femmes. L’inspecteur Antoine est seulement le faux père d’un enfant qui manifestement n’est pas le sien et qu’il a ramené des colonies dans des conditions peu claires. Il n’aura d’ailleurs aucun regard concupiscent sur le corps bien en chair et à moitié dénudé de Jenny. Il est le commentateur de cette fable, mais aussi celui qui remet les choses à l’endroit. Grâce à lui la vie de couple des Martineau va pouvoir repartir, même si on comprend, malgré leur réconciliation et leurs sourires, que ce sera sur des bases tout autant mensongères qu’auparavant. En même temps on peut regarder l’évolution du couple Martineau comme les premières joutes d’un affrontement entre les sexes pour cause d’émancipation féminine. Dora est déjà passée de l’autre côté, mais Jenny est dans les premières escarmouches, elle veut être son propre maître. C’est d’ailleurs un des thèmes récurrents du film noir que de relier l’émancipation de la femme à la modernisation de l’époque et donc au progrès économique. En 1947 la vie reprend doucement, les choses commencent à aller un peu mieux, les femmes ont déjà obtenu le droit de vote, et il n’y a pas de raison qu’elles stoppent leurs revendications égalitaristes. 

    Quai des Orfèvres, Henri-Georges Clouzot, 1947 

    Le lubrique Brignon est mort 

    Au-delà des personnages, l’intérêt de ce film c’est de montrer ce qu’est la vie réelle, le métier des uns et des autres, le petit peuple de Paris dans son quotidien, ses peines et ses plaisirs. Clouzot vise l’authenticité. Il a souvent dit que ce film avait demandé une longue préparation et qu’il avait passé de longues journées au Quai des Orfèvres pour en saisir l’atmosphère et le quotidien de la police. Mais il y a aussi beaucoup de détails sur le music-hall. N’oubliez pas que Clouzot a commencé à entrer dans la carrière en écrivant des chansons, ce qui renforce la comparaison de Maurice avec le réalisateur. Maurice est juste l’accompagnateur de sa femme qui, elle, est la vedette du spectacle, il a accepté non seulement d’avoir un statut inférieur à celui de sa femme, alors qu’il vient d’un milieu plus élevé que le sien, alors qu’elle vient d’une famille d’ouvriers. Ce rapport de classes est d’ailleurs le même que celui qu’entretenait Suzy Delair, fille d’ouvriers, et Clouzot, fils de bourgeois lettré. Il y a une fascination du metteur en scène dans la description des petits métiers qui peuplent les couloirs du music-hall et des agences de placement pour les artistes, mais aussi pour Paulo le garagiste-ferrailleur et par ailleurs mauvais garçon. 

    Quai des Orfèvres, Henri-Georges Clouzot, 1947 

    Léa met en garde Paulo contre la police 

    Toujours dans ce registre, Clouzot va consacrer évidemment bien plus de temps à la description de la vie quotidienne de la police, avec un aspect presque documentaire. On comprend bien que ce ne sont pas du tout des héros, mal payés et pauvrement vêtus, ils représentent la morale collective. Antoine est même un peu misérable. Il vit seul dans un petit appartement minable, il a froid, engoncé sous plusieurs couches de vêtements il se déplace difficilement. Mais il est consciencieux et obstiné. On le voit arpenter les rues de la ville, puis les couloirs du music-hall à la recherche de la lumière. Il se mouche bruyamment, il trimballe une petite serviette où il a rangé les photos cochonnes de Brignon. Le Quai des Orfèvres est décrit comme une ruche bourdonnante, les policiers sont entassés les uns sur les autres et doivent faire face à plusieurs affaires en même temps. L’approche de Clouzot n’est pas naïve. Et curieusement pour l’époque il va mettre en scène la violence que la police exerce sur les prévenus. Rien n’est épargné, les interrogatoires sont durs, Paulo est passé à tabac, Maurice est poussé au suicide, il y a un sadisme évident dans l’action de la police qui sera interrogé plus tard par Melville dans Le deuxième souffle, la fin justifiant les moyens sans doute. 

    Quai des Orfèvres, Henri-Georges Clouzot, 1947 

    Antoine interroge les époux Martineau 

    Les gens ont manifestement peur de la police, le chauffeur de taxi ne parlera que contraint et forcé par la malhonnêteté d’Antoine qui fait semblant de lui confisquer ses papiers au motif qu’il n’a pas refait valider son permis depuis des années et qu’il conduit alors même qu’il ne voit pas très bien. Mais Jenny va s’opposer farouchement à l’inspecteur en lui faisant la leçon : venant d’une famille d’ouvriers très pauvres, elle explique qu’elle ne peut pas aimer la police qui est toujours du côté de la bourgeoisie, et que si elle est effectivement arriviste, c’est parce qu’elle n’a pas envie de retourner à la misère. Dans cette scène étonnante et véhémente on voit Antoine perdre pied peu à peu et se rabattre sur le fait qu’on est bien content de voir la police intervenir quand on a des ennuis. Est-ce pour se laver de ses péchés qu’il tente d’élever avec gentillesse le petit noir qu’il a adopté ? Ou le garde-t-il près de lui pour combler sa solitude et contourner sa misanthropie ? Il est d’ailleurs assez étrange de voir Antoine se transformer dans le développement de l’histoire. Au départ on le trouve un peu niais, pas très malin, et puis au fil des minutes, il se révèle dur, très dur même. Le film est meublé de petits portraits réalistes, le patron du bistrot, le chauffeur de taxi, le truand qu’on vient d’arrêter, les journalistes. Cette manière de procéder construit une atmosphère qu’on pourrait dire toute parisienne. Les dialogues, pour donner encore plus de vérité, tiendront compte d’ailleurs des accents. Cette musicalité des accents est partie prenante du film. Le music-hall raisonne bien entendu des accents marseillais, accent qu’on retrouve chez l’employé de la SNCF. Mais pour le reste c’est l’accent parigot fortement tranché qui domine. Cet accent est caractéristique du petit peuple de Paris, et les acteurs sont choisis aussi en fonction de cela, sauf Bernard Blier qui représente l’accent de la bourgeoisie et non du petit peuple. L’accent d’Antoine s’explique certainement par le fait qu’il a passé des années aux colonies. Ce jeu sur les accents est le complément de la musique qui tout le long accompagne le film. C’est une musique volontairement envahissante qui empêche même Antoine de mener à bien ses interrogatoires. Mais elle renforce par ses flonflons le côté populaire du film. 

    Quai des Orfèvres, Henri-Georges Clouzot, 1947 

    La femme du vestiaire va donner des informations à Antoine 

    La réalisation c’est du Clouzot à son meilleur. Il filme d’abord des labyrinthes en surprenant par des longs travellings arrière dans les couloirs de la police, ou encore dans les coulisses du music-hall. Quand nous découvrons la face cachée de l’Eden, nous le faisons avec des mouvements compliqués de caméra qui part à la recherche de la lumière, celle-ci étant souvent figurée comme dans les films noirs américains de la même époque par une ampoule électrique qui pend depuis le plafond, ou un point lumineux qui semble s’éloigner au fur et à mesure qu’Antoine s’avance dans une sorte de tunnel. La photo d’Arland Thirard est excellente. Contrairement à Nicolas Hayer dans Le corbeau, Armand Thirard renforce volontairement les contrastes. Presque tout est tourné en studio dans des décors très travaillés de Max Douy. Seules quelques scènes, notamment celles où l’on voit Maurice prendre le métro ou en sortir, ont été tournées en extérieur. Evidemment c’est quelque chose qui ne se ferait plus aujourd’hui, entre autres parce que cet enfermement dans les décors reconstruits oublie cette dialectique entre l’intérieur et l’extérieur qui assure à mon sens un meilleur équilibre narratif. Mais peu importe, cette remarque c’est peu de chose. C’est un film avec beaucoup de dialogues et comme toujours Clouzot va trouver des angles singuliers pour sortir de la logique champ-contrechamp. Il y a une abondance de plan en pied, avec des contre-plongées par exemple quand successivement Maurice, puis Dora trouvent le corps de Brignon. Clouzot a encore progressé dans la maitrise de la réalisation, il donne plus de volume à ses images. Je me demande si cela ne provient pas du fait que quand il tourne Quai des Orfèvres on commence à voir sur les écrans parisiens des films noirs américains en abondance. Clouzat cite d’ailleurs à cette époque le film de Billy Wilder, Double indemnity, comme un chef d’œuvre de mise en scène. Il y a donc un univers – très français, très parisien – qui se télescope avec une manière de tourner, y compris dans les plans d’ensemble qui nécessitent la foule, plutôt américaine. Je pense à cette cohue des journalistes dans les couloirs du Quai des Orfèvres, filmé en plan général, presque à ras du sol, avec une chorégraphie qui montre cette foule s’ouvrir et se fermer comme des vagues qui viendraient vers le rivage. Je ne crois pas qu’on ait vu cette manière de faire dans le cinéma français avant Clouzot. Je pense aussi à cette scène de retapissage quand le chauffeur de taxi doit reconnaitre Dora parmi un ensemble de blondes rassemblées par Antoine. Clouzot ne fait pas ça avec une toise et un alignement contre un mur, on est en France, il se contente d’un alignement dans des fauteuils. Ce n’est pas Melville qui se moquait bien de la vraisemblance matérielle des scènes qu’il tournait et pour qui la vérité était ailleurs, n’hésitant pas à reconstruire les locaux de la police parisienne en s’inspirant de la police américaine. Le film a commencé à être tourné au mois de février 1947. Il faisait très froid, et les studios étaient mal chauffés, et ça se voit dans les postures des acteurs, Clouzot à le génie de se servir de cela pour renforcer le côté contraint du film.  

    Quai des Orfèvres, Henri-Georges Clouzot, 1947 

    Antoine explore les coulisses du music-hall 

    C’est un film à gros budget, avec une distribution haut de gamme. Louis Jouvet est l’inspecteur Antoine. Bien qu’il n’apparaisse qu’après 40 minutes de film, il finit par réorganiser l’ensemble autour de sa personne. Volontiers cabotin, il utilise ici parfaitement ce côté de sa personnalité pour renforcer la densité de l’inspecteur. Rien que pour le voir à la fin dire à Dora qu’il la trouve sympathique il faut voir ce film ! Jouvet savait tout faire, notamment jouer avec son dos pour montrer son accablement face à la turpitude humaine, utiliser sa voix caverneuse pour donner à entendre l’exact inverse de ce qu’il dit. Bien que Simone Renant ait un rôle moins important que ceux de Suzy Delair et de Bernard Blier, elle figure en seconde position sur l’affiche. Elle est discrète et excellente, crédible dans le rôle de l’amoureuse transie de Jenny. Le couple Martineau c’est Bernard Blier et Suzy Delair. Le premier était déjà un habitué des rôles de cocus toujours un peu niais, toujours en retard d’une légitime révolte. Il est très bien, mais malgré ses batailles avec Clouzot qui est arrivé à le faire courir sans doute pour l’unique fois à l’écran, il fait toujours du Bernard Blier, que voulez-vous qu’il fasse d’autre ? Suzy Delair est Jenny, elle est forcément agaçante, c’est le rôle qui le veut, il faut la voir chanter Avec son tra-la-la, mais elle sort fort justement de cette superficialité dans l’affrontement avec Antoine. On remarque que les seconds rôles sont toujours très soignés, ce sont souvent des habitués de Clouzot. Par exemple Pierre Larquey dans le rôle du chauffeur de taxi, ou encore René Blancard dans le rôle du commissaire divisionnaire. On reconnaitra au passage Robert Dalban dans le rôle de Paulo, Dora Doll dans celui de sa fiancée, ou encore Raymond Bussières dans le minuscule petit rôle d’un demi-sel, Albert. Il faudrait tous les citer. Charles Dullin sera le lubrique Brignon, dont le nom rappelle De Brinon le collaborateur qui s’était fait fusiller cette même année 1947. Charles Blavette sera l’employé de la SNCF qui vient de Marseille et Henri Arius le concupiscent Leopardi. Leur accent marseillais fait comprendre que malgré la neige qui tombe sur Paris, il y a du soleil qui brille ailleurs en France. 

    Quai des Orfèvres, Henri-Georges Clouzot, 1947

    Emile le chauffeur de taxi va être interrogé par la police 

    Le film fut un énorme succès populaire à plus de cinq millions d’entrées, un des plus grands succès de Clouzot avec Le salaire de la peur et La vérité. C’est justifié, certes on peut le trouver un peu moins consistant que Le corbeau, moins grave, mais en y regardant de près ce film n’est pas moins sarcastique, et puis il y a un rythme qui tient le spectateur. Clouzot avait absolument besoin de ce succès, il était resté sans tourner pendant quatre ans, et un échec aurait été désastreux. La critique a été bonne, mais sans plus. Curieusement c’est toujours avec beaucoup de retard que la critique a pris conscience de l’importance des films de Clouzot des années quarante. Tant pis pour elle ! Je n’avais pas revu ce film depuis un très grand nombre d’années et j’ai été très agréablement surpris. Le film obtiendra le prix de la mise en scène au Festival de Venise, ce qui à l’époque était important. 

    Quai des Orfèvres, Henri-Georges Clouzot, 1947 

    Les policiers veulent faire avouer Paulo 

    Quai des Orfèvres, Henri-Georges Clouzot, 1947

    Antoine va faire embastiller Martineau 



    [1] Pour les détails, voir l’indispensable ouvrage de Chloé Folens, Les métamorphoses d’Henri-Georges Clouzot, Vendémiaire, 2017.

    [2] Jean Ferry, Raymond Roussel, une étude, Arcanes, 1953.

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