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Le dernier tournant, Pierre Chenal, 1939
C’est la première adaptation du chef d’œuvre de James M. Cain, The Postman Always Rings Twice, archétype du roman noir, et un des meilleurs films de Pierre Chenal, réalisateur trop négligé selon moi. Il y en aura quatre en tout, trois bonnes, celle de Pierre Chenal, celle de Luchino Visconti en 1943 et celle de Garnett en 1946[1], et une très mauvaise, celle de Bob Rafelson avec la malheureuse interprétation de Jack Nicholson. Une cinquième version due au cinéaste hongrois György Feher intitulée Szenvedély (Passion) a été tournée en 1998 mais elle ne m’est pas parvenue. Les deux premières versions ont été tournées en dehors des Etats-Unis, et avant la guerre, c’est-à-dire, avant le développement du cycle classique du film noir. L’ouvrage était sorti en 1934, c’est-à-dire à une époque où on mesurait encore les ravages de la Grande dépression tant sur le plan économique que sur le plan du moral et des mœurs. Il fit scandale à sa sortie, et c’est sans doute pour cela qu’Hollywood qui commençait à se soumettre au diktat de la censure, le fameux code Hays, ne le portât pas à l’écran tout de suite, il fallut attendre 1946, et encore après avoir insisté et édulcoré le scénario. Rapidement l’ouvrage qu’on peut considérer comme une forme de « littérature prolétarienne », fut compris et analysé comme une forme révolutionnaire. Gallimard le traduisit en 1936 et le publiât dans la blanche. Du reste les romans de Dashiell Hammett qui étaient aussi publiés chez Gallimard commençaient à avoir du succès bien avant le Front Populaire et bien avant que la Série noire se spécialise dans la promotion du roman noir. La moisson rouge et La clé de verre sont publiées en 1932, Sang maudit en 1933. On peut associer le succès du roman noir américain avant la Seconde Guerre mondiale, non seulement à la transformation du mode de production en Europe vers une industrialisation rapide, mais aussi au fait que le roman américain est apprécié en général – voir le succès d’Ernest Hemingway par exemple – pour son style direct et pour s’intéresser à ce que pensent et ce que font aussi les classes sociales dites inférieures. Il se développe d’autant plus facilement que le cinéma devient le premier loisir populaire urbain.
Le roman de James M. Cain fait partie de ces œuvres qui seront fondatrices d’une thématique et d’une esthétique particulière au roman noir. On ne compte pas les ouvrages qui se sont inspirés de la trame qu’il a inventé, par exemple, Frédéric Dard qui publia Le pain des fossoyeurs sous son nom en 1957 ou encore James Hadley Chase, dont le roman Come easy, go easy écrit en 1960[2], a été adapté au cinéma par Duvivier sous le titre Chair de poule[3]. Dans le roman de Frédéric Dard, Délivrez nous du mal, 1956, qui inaugure son cycle noir dans la collection « Spécial police », on peut aussi voir l’influence de ce grand roman de Cain dans la manière dont le héros accepte finalement sa condamnation à la peine capitale. Il est très intéressant de comprendre que les premières adaptations du Facteur sonne toujours deux fois sont le fait d’européens, et que ces adaptations précèdent le développement du cycle du film noir américain. En effet, cela montre que la rigueur de la classification de Borde et Chaumeton, si elle est intéressante, est bien trop restrictive[4], car non seulement elle ne se préoccupe pas du film noir avant la guerre, mais elle ne relie pas le film noir américain aux autres cinématographies. Il est remarquable que les premières adaptations de ce chef d’œuvre du roman noir soient venues de France et d’Italie, s’inscrivant dans le développement du réalisme poétique français ou du néo-réalisme à venir en gestation de l’autre côté des Alpes. Curieusement ces deux adaptations conserveront leur caractère spécifique national, ce qui semble consolider le statut universel du film noir.
Nick a plutôt bon cœur et va nourrir Frank, puis lui donner du travail
Frank est un vagabond qui n’a pas trop envie de travailler. Sans argent, il échoue dans un coin perdu où il va rencontrer Nick Marino le propriétaire débonnaire d’une station-service. Celui-ci qui a bon cœur, va lui offrir à manger, puis il va l’embaucher. Frank ne serait pas rester s’il n’avait entraperçu la belle et jeune Cora, la femme de Nick. Celle-ci semble s’ennuyer avec cet homme qu’elle juge trop âgé et peu moderne, et rêve de partir vers des contrées plus riantes. Rapidement Frank la séduit tandis que le naïf Nick est parti à la ville commander une enseigne au néon. Ils vont se mettre à rêver d’une vie meilleure qui passerait par la disparition de l’encombrant mari. Ils commencent par échafauder une combine foireuse, le mari étant sensé glisser dans la baignoire et se fendre le crâne. Mais ça ne marche pas. Pendant que Nick est à l’hôpital, Frank et Cora veulent s’en aller, ils tentent une fugue, mais Cora renonce et revient chez son époux. Celui-ci va toutefois partir à la recherche de Frank jusqu’à Marseille et le ramener chez lui. Peu après Frank et Cora assassinent Nick et maquillent le crime en accident de voiture. Nick est blessé dans l’accident. Mais le juge les soupçonne fortement à cause d’une assurance sur la vie que Nick avait contractée. Cependant grâce au témoignage d’un assureur, ils sont blanchis, ils doivent maintenant faire face à un cousin maître-chanteur. Ils vont arriver à s’en débarrasser, et puis Cora annonce à Frank qu’elle est enceinte. Alors que tout semble s’arranger, Cora et Frank ont un accident de voiture, non simulé cette fois : la jeune femme décède. Mais Frank sera condamné pour ce crime qu’il n’a pas commis et finira sur l’échafaud.
Frank suggère à Nick de mettre une enseigne plus moderne
Le scénario qui est dû à Charles Spaak, suit à quelques détails près l’ouvrage de James M. Cain. Il y a quelques simplifications sur la fin, par exemple l’arrivée du cousin maître-chanteur, ou encore la rapidité avec laquelle la culpabilité de Frank est assurée par la justice pour la mort pourtant accidentelle de Cora. Egalement si Le dernier tournant traite d’une passion amoureuse entre deux paumés, l’aspect sexuel de l’histoire passe relativement au second plan. Dans l’ouvrage de Cain, la crise économique est très présente, ici c’est plutôt l’esprit du Front Populaire, l’accordéon et les flonflons du bal du 14 juillet. Mais il reste que le sujet c’est bien la rencontre de deux cynismes qui se font piéger par leur passion et qui ne peuvent plus se passer l’un de l’autre. Plus que de la cupidité, c’est une question de liberté : en effet, les deux amants maudits n’apprendront qu’ex post que la mort de Nick va leur rapporter beaucoup d’argent. Cette passion folle qui va les mener à l’anéantissement est sans espoir, même si elle les fait exister de manière très éphémère. Frank va perdre volontairement sa liberté de vagabond et se passer lui-même la corde au cou dans cette union de deux solitudes.
Cora et Frank combinent pour se débarrasser de Nick
Tout cela est assez bien connu, mais ce qui est le plus surprenant dans ce film, c‘est l’excellence de la mise en scène qui va anticiper sur l’esthétique qui se déploiera dans le cycle classique du film noir. Le film ayant été tourné juste avant la guerre il est bien difficile de dire que c’est celle-ci qui a produit les formes mêmes qui vont devenir récurrentes par la suite. Un exemple parmi tant d’autres : la longue séquence qui voir à la fin du film le prêtre arriver pour accompagner Frank à l’échafaud. Filmée à travers les barreaux, elle saisit la profondeur de champ grâce à un travelling arrière qui permet de mettre en valeur les formes géométriques du décor. Cette scène semble aussi avoir inspiré Tay Garnett. Egalement les scènes qui sont tournées dans la salle de l’auberge, font preuve d’une grande fluidité en utilisant un angle plongeant qui donne de la respiration et du mouvement. Ce film fait part d’une grande maîtrise de Pierre Chenal. A la manière des cinéastes américains, il s’applique à tirer des diagonales intéressantes, comme quand Frank s’en va en laissant Cora au bord de la route, cette manière de filmer les amants sur la route en train de se défaire, sera reprise dans les autres versions, celle Visconti et de Tay Garnett, ce qui signifie sans doute que ce film était connu et apprécié des réalisateurs étrangers. Même chose quand Frank l’accompagne au train et que celui-ci s’en va. Le jeu des ombres et des lumières, l’équivoque de la nuit sont également très réussis.
Après s’être disputé avec Cora Franck part tout seul
Pierre Chenal n’est pas un cinéaste mineur, non seulement parce qu’il développe des thématiques intéressantes, mais aussi parce qu’il est un véritable créateur de formes nouvelles. Je l’avais déjà signalé à propos d’un autre de ses films noirs, l’excellent Rafles sur la ville[5]. Il est clairement dommage que sa carrière ait été interrompue pendant l’Occupation et qu’il ait retrouvé ensuite assez peu d’occasion de tourner. Le dernier tournant apparaît bien plus moderne que la plupart des films qui se faisaient à l’époque, il rivalise largement avec Panique de Duvivier par exemple ou le meilleur de Renoir. On notera tout de même une insuffisance matérielle, le son n’est pas très bon, les voix sont criardes et pointues, et l’éclairage parfois insuffisant.
Frank pousse la voiture dans le ravin
L’interprétation est intéressante. Fernand Gravey trouve ici son meilleur rôle en interprétant Frank. Sans doute à cause de son physique, il était plutôt enclin à jouer les godelureaux ou les aristocrates ruinés, mais moins souvent les voyous et les marginaux. Ici il manifeste une vraie inquiétude, une fragilité. C’est pourtant Corinne Luchaire qui est la plus remarquable. C’était la fille de Jean Luchaire, personnage sulfureux, collaborateur notoire et sans scrupule qui profitait de tout ce que la collaboration pouvait lui offrir : l’argent les femmes, une position sociale avantageuse, en échange desquelles il régnait sur l’ensemble de la presse collaborationniste. Il sera fusillé en 1946. Sa fille connut aussi un destin tragique, mais pour bien d’autres raisons. Droguée, partouzarde, elle fut mariée plusieurs fois et mourut en 1950 de la tuberculose après avoir été condamnée à 10 ans d’indignité nationale pour ses relations sexuelles avec un officier autrichien avec qui elle aura un enfant. Elle n’avait même pas trente ans. Il ne semble pas qu’elle se soit intéressée plus que ça aux questions politiques. Elle avait connu la gloire dans Prison sans barreau de Léonide Moguy où elle partageait la vedette avec un autre acteur, Roger Duchène, dont les implications dans la collaboration l’éloignèrent des studios après la guerre jusqu’à ce que Melville aille le chercher pour le rôle-titre de Bob le flambeur. En tous les cas ici, Corinne Luchaire est grandiose. Il est du reste étonnant qu’elle ne tournât pas durant l’Occupation. Elle représente ici une détermination bornée qui frise l’hystérie sournoise, mais en même temps, elle accède à des sentiments amoureux et passionnés. Elle joue aussi bien la jalousie que l’alanguissement. Son physique curieux l’aide bien. Une mélancolie neurasthénique se dégage de son personnage. Michel Simon dans le rôle du mari cocu, mais content, est sans doute le moins convaincant des membres de ce trio infernal. Il ne connait guère la sobriété dans le jeu. Mais enfin il tient bien sa place. La prestation de Robert Le Vigan, grand délateur, antisémite notoire et pote avec l’infâme Céline, est un peu du même tonneau : beaucoup de cabotinage, un jeu très peu moderne qui sent son théâtre de province d'avant-guerre à un kilomètre. Plus étonnant est sans doute Marcel Vallée dans le rôle du juge d’instruction qui harcèle Frank pour lui faire signer n’importe quoi avec la volonté confuse de perdre le couple en les jouant l’un contre l’autre. Il est excellent. L’action se passant en Provence, Charles Blavette fera un petit rôle de composition. On y verra aussi Marcel Duhamel dans le rôle du témoin pressé, c’est un peu une façon anticipé de rendre hommage au père de la Série noire qui n’existait pas encore. Et puis l’épouse de Pierre Chenal, Florence Marly au physique curieux – elle était d’origine tchèque, dans le rôle de Madge, l’étrange dompteuse de fauves, chasseuse émérite.
Cora va voir sa vieille mère souffrante
C’est donc un film très important, non seulement parce qu’il est la première adaptation réussie du chef d’œuvre de James M. Cain, mais aussi parce qu’il innove dans le développement d’une esthétique particulière au film noir qui sera reprise et développée ensuite aux Etats-Unis. Il est très dommage que ce film se trouve aujourd’hui difficilement dans une bonne copie, il mérite beaucoup mieux que ça. A l’heure où j’écris ces lignes, il n’est même plus disponible chez René Château en DVD. Une nouvelle version restaurée serait nécessaire pour mieux l’apprécier encore. C’est un film que j’ai vu plusieurs fois, mais jamais dans des bonnes copies ! En tous les cas ceux qui ne le connaissent pas encore auront la chance de découvrir sans doute un des très grands films noirs français.
Le prêtre vient accompagner Frank à l’échafaud
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/le-facteur-sonne-toujours-deux-fois-the-postman-always-rings-twice-tay-a114844514
[2] James Cain intentera un procès pour plagiat contre Chase, procès qu’il gagnera.
[3] http://alexandreclement.eklablog.com/chair-de-poule-julien-duvivier-1963-a119337556
[4] Raymond Borde et Etienne Chaumeton, Panorama du film noir américain, 1941-1953, Editgions de Minuit, 1955.
[5] http://alexandreclement.eklablog.com/rafles-sur-la-ville-pierre-chenal-1957-a114844814
« La tigresse, Too late for tears, Byron Haskin, 1949Les amants diaboliques, Ossessione, Luchino Visconti, 1943 »
Tags : Pierre Chenal, James M. Cain, film noir, Pierre Larquey, Corinne Luchaire, Michel Simon
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