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Les amants diaboliques, Ossessione, Luchino Visconti, 1943
Ce film, le premier réalisé par Visconti, est considéré aussi comme le premier film néo-réaliste italien, bien que le caractère criminel du récit l’éloigne d’une vision plus directe des formes de la vie quotidienne des classes pauvres. Peu importe si cette assertion est justifiée[1], pour ce qui nous concerne, elle permet de raccorder le film noir au mouvement qu’il y a en France et en Italie dans les années trente – le naturalisme poétique, le néo-réalisme – et qui se prolonge dans les années quarante. On sait qu’avant de devenir réalisateur, Visconti avait fréquenté Jean Renoir dont il fut l’assistant à la fin des années trente, cela l’avait marqué. Ce serait même Jean Renoir qui aurait incité Visconti à adapter le roman de James M. Cain en lui faisant lire une version de l’ouvrage à peine paru en français. En vérité il semble probable que Visconti se soit aussi inspiré du film de Pierre Chenal.
Gino Costa, un vagabond, se fait débarquer sans ménagement d’un camion devant une station-service qui fait aussi trattoria. Elle appartient à un homme rustre, Guiseppe Bragana, qui est marié avec la belle et encore jeune Giovanna. Au premier regard une vraie passion va naître entre Giovanna été Gino. Ce dernier se fait apprécier de Guiseppe pour ses talents de mécanicien et de bricoleur. Pendant que le mari s’en va à la chasse au canard avec le curé, les deux jeunes gens deviennent amants et commencent à faire des plans d’avenir. Ils vont d’ailleurs partir ensemble, mais Giovanna va abandonner rapidement, elle est fatiguée, et elle craint de se retrouver sans le sou, obligée de se prostituer, comme elle l’a fait dans le passé. Gino continue tout seul son chemin. Dans le train il rencontre l’Espagnol, un jeune homme qui fait les foires, celui-ci lui paye son billet, puis à Ancône ils vont partager la même chambre, le même lit. Gino malgré ses velléités renonce à s’embarquer. Quelques temps plus tard, il retrouve dans la foule Giovanna et Guiseppe. Ce dernier est venu à la ville pour un concours d’art lyrique auquel il va participer. Il va gagner le premier prix, et pour fêter sa victoire, il va boire plus que de raison. Les deux amants qui sont heureux de se retrouver vont en profiter pour l’assassiner et camoufler cet acte crapuleux en un accident de voiture. Alors qu’une enquête est ouverte, les deux amants vont revenir ouvrir la boutique. Gino est obsédé par le meurtre, il veut partir avec Giovanna, mais celle-ci veut se marier et rester. L’Espagnol a retrouvé Gino, mais Gino ne veut pas partir avec lui et le frappe. A Ferrare, Giovanna apprend que Guiseppe avait pris une assurance-vie, ce qui lui laisse 2 millions de lires, une somme énorme pour l’époque. Cette nouvelle rend furieux Gino qui pense qu’elle l’a utilisée pour se débarrasser de son mari. Il la quitte pour Anita une jeune prostituée, mais Giovanna l’a suivi, et une nouvelle dispute à lieu entre les deux amants. Pendant ce temps la police poursuit son enquête et fait témoigner deux camionneurs qui laissent entendre que quand la voiture a été renversée, Giovanna en était déjà sortie. Gino croit que Giovanna l’a trahi et l’a dénoncé à la police, il la retrouve et il apprend que Giovanna est enceinte ! Après leur réconciliation, Giovanna apprenant que la police suit Gino comme son ombre, décide de prendre la fuite. Ils ferment la station-service, prennent la voiture. Mais alors que la police les poursuit, ils vont avoir un accident à cause d’un camion. Giovanna meurt dans les bras de Gino, et la police vient arrêter Gino.
Gino est séduit par Giovanna
De toutes les adaptations de l’ouvrage de James M. Cain, c’est celle qui sans doute s’en éloigne le plus, peut-être moins dans la progression de l’intrigue que dans l’intention. Plusieurs points de divergence sont à noter par rapport à la version de Pierre Chenal. D’abord les relations entre le vagabond et le mari ne sont jamais marquées d’une quelconque sympathie entre les deux hommes. Bragana est brutal et pingre, il ne cherche pas à plaire, et c’est même à contre-cœur qu’il embauche Gino. Or dans le roman de Cain, comme dans la version de Chenal ou celle de Garnett, Nick apparait comme un homme bon et naïf, Cora et Frank comme des êtres cyniques qui ont perdu tout sens moral. Visconti lui va insister sur le remord de Gino. C’est clairement un retour à la morale catholique, d’ailleurs symbolisée par le curé qui apparait au côté de Guiseppe dont le diminutif est Peppone ! Le second point est l’introduction un peu bizarre d’une liaison homosexuelle entre Gino et l’Espagnol. On ne sait pas trop si c’est conscient, mais il semble qu’on doive interpréter cela comme une lecture de l’homosexualité latente qui se trouve dans le trio. A travers Giovanna, ce n’est pas la femme que Gino cherche à atteindre, mais principalement son mari, et c’est justement la relation homosexuelle de Gino avec l’Espagnol qui va le révéler. Par rapport au livre et aux autres adaptations, cette relation remplace la tentative de chantage. L’autre point important de divergence, est qu’ici l’enquête de la police aboutit, et au moment de l’accident qui voit la mort de Giovanna, l’arrestation de Gino est imminente. C’est un point capital, parce que la fatalité joue un rôle décisif dans le roman de Cain, le vagabond va être arrêté et condamné pour un crime qu’il n’a pas commis. Ici on retombe sur le thème du « crime qui ne paie pas ».
Gino et Giovanna sont devenus amants
Si on examine le caractère de Gino, contrairement à Frank, on lui trouvera des traits féminins – du moins répondant à l’idée qu’on se fait de ces traits. Il est extrêmement passif, c’est, dans une inversion curieuse, Giovanna qui prend toutes les initiatives, et quand ce n’est pas elle, c’est Anita la jeune prostituée. Peu sûr de lui et de ses désirs, Gino passe son temps à fuir. Il se laisse aller et ne lutte guère pour sa liberté. Qui le désire, le prendra ! Giovanna lui explique qu’il lui a plu tout de suite et que c’est bien elle qui l’a retenu. L’Espagnol lui sert de guide et sans doute d’amant, mais c’est lui qui fait le premier pas vers Gino. C’est la même chose pour Anita, alors qu’il lui a payé une glace, elle l’enjoint à la rejoindre là où elle se prostitue, et c’est elle qui se retourne alors qu’elle s’en va pour lui envoyer un salut de la tête. Très souvent il a les yeux dans le vague, même à la fin quand il joue la comédie d’être très content de la grossesse de Giovanna. Il apparaît assez veule et Giovanna lui fera remarquer qu’il n’est pas très courageux quand il l’accuse de l’avoir utilisé pour se débarrasser de son mari : « si j’avais simplement voulu me débarrasser de mon vieux mari, j’aurais choisi quelqu’un d’un peu plus courageux que toi ». Le thème du courage renvoyant toujours ici à celui de la virilité. Gino est un homme enfant, irresponsable.
Ils partent à l’aventure
Bien que de nombreuses scènes aient été empruntées au film de Pierre Chenal – la fuite des deux amants sur la route, avec la fille qui boite, ou encore le retour du trio vers la voiture après que Guiseppe se soit pris une méchante cuite, la scène de l’accident de voiture final – le film a un ton très personnel. Visconti n’a eu droit qu’à un petit budget, et la censure mussolinienne lui a fait les pires ennuis, trouvant le film trop démoralisant pour le moral du peuple. C’est le Visconti d’avant les grosses pâtisseries style Senso ou Le guépard, ou les pensums comme Ludwig, ou le crépuscule des Dieux. C’est le Visconti que je préfère, celui de La terra trema ou de Rocco. Tourné très rapidement, il utilise des décors naturels, et même fait appel à des habitants du cru pour faire de la figuration. De nombreuses scène sont filmées sans éclairage, notamment quand à Ferrare Gino part à la recherche d’Anita. L’utilisation des décors naturels est très bonne et donne un caractère spécifiquement italien à cette histoire imaginé par un américain. Le passage du concours de chant lyrique amplifie cette idée, et la salle dans laquelle se trouve une foule confuse est filmé en plongée pour en saisir à la fois le mouvement et la profondeur. On retrouvera les mêmes principes quand vers la fin, Giovanna fait venir des musiciens et organise une fête pour remplir un peu son escarcelle. Il n’empêche que Visconti utilise en 1943 déjà des éléments qui vont être constitutifs de l’esthétique du film noir, les jeux des ombres et des lumières, les volets qui strient la lumière de bandes noires et blanches. Mais aussi la manière de filmer les escaliers. Il y a une influence manifeste de l’expressionnisme allemand, Fritz Lang notamment et son M le maudit. On peut supposer qu’il a travaillé ces thèmes au côté de Jean Renoir dont il a été l’assistant sur plusieurs de ses films. Néanmoins, si tout cela donne un style fortement marqué, avec beaucoup de poésie, la réalisation est moins inventive que celle de Pierre Chenal. Elle est bien plus sage en quelque sorte, plus posée et plus conformiste. Il y a un abus de gros de plan, peu de mouvements de caméra. Il y a même des incongruités : par exemple, Anita se rhabille pour aller parler au policier, suivant en cela les instructions de Gino, mais elle ne remet pas son soutien-gorge, quand elle arrive sur la place, elle a par contre un soutien-gorge dont on voit la marque sous son tricot.
L’assassinat de Guiseppe a été camouflé en accident de voiture
L’interprétation est excellente. Massimo Girotti, une sorte de Jean Marais un peu plus viril, incarne Gino. Manifestement Visconti était amoureux de lui, il le fera jouer au théâtre sous sa direction et l’emploiera à plusieurs reprises dans ses films. Il apprécie de le filmer en tricot de corps pour donner un aspect érotique à ses épaules larges autant que velues. Il semble que pour ce film Visconti l’ait teint en blond, et qu’au naturel il avait une chevelure plus foncée. Mais on est pendant la guerre à un moment où les blonds aux yeux bleus paraissent incarner l’avenir. Clara Calamai est Giovanna. Elle se sert parfaitement de son physique un peu étrange, un peu fané. Tous les deux n’auront plus jamais des rôles aussi importants. Clara Calamai avait fait scandale en 1942 quand elle avait montré sa poitrine menue à l’écran. Elle disparaitra progressivement à la fin des années quarante. Le plus convaincant dans ce film est Elio Marcuzzo dans le rôle ambigu de l’Espagnol. Il est remarquable dans la jalousie contenue, ou dans les petites attentions qu’il prodigue à Gino. Lui aussi disparaîtra des écrans, mais pour de toutes autres raisons, il a en effet été pendu à la fin de la guerre, à l’âge de vingt-huit ans. Sa mort est très controversée et certains avancent qu’il s’agirait d’un malentendu, Marcuzzo ayant toujours manifesté des sentiments antifascistes[2]. Anita est incarnée par une actrice, Dhia Cristiani, qui disparaîtra elle aussi rapidement des écrans. Et pour elle aussi ce sera son meilleur rôle, elle est très juste. Le mari bafoué est joué par Juan de Landa, un acteur espagnol qui a fait l’essentiel de sa carrière en Italie. Il est remarquable principalement dans la scène du concours de chant lyrique.
L’Espagnol a retrouvé Gino
On pourrait dire que c’est dans cette capacité à saisir la poésie du quotidien des âmes simples et des pauvres, que Visconti excelle, ce qu’ils mangent, leurs visages, leurs chants, leurs amusements. Si ces gens-là sont matériellement désavantagés, ils ne sont pas rien et vivent avec peut-être beaucoup plus d’intensité que ceux qui ont réussi à être socialement quelque chose. On remarquera au générique le nom de Guiseppe de Santis, le génial réalisateur de Riso amaro et de Non c'è pace tra gli ulivi. Il est noté comme assistant, mais aussi comme scénariste, et de fait il y a des résonances certaines entre Ossession et Riso amaro, aussi bien dans cette tendance à parler de la misère matérielle comme une condition de la misère morale, que dans cette manie qu’ont les femmes d’être forcément attirées par les mauvais garçons.
Gino pense que Giovanna l’a dénoncé
Ce n’est pas la version que je préfère des adaptations de The postman always rings twice. Mais elle est très bonne et très intéressante, même si elle sombre un peu trop dans le drame passionnel et digresse parfois. Sa bonne réputation est très justifiée, il est cependant dommage qu’il soit si difficile de trouver aujourd’hui sur le marché un DVD qui rende grâce à toutes ses qualités. Le plus souvent l’image est mauvaise, et le son ne vaut guère mieux, selon moi ce film mériterait une restauration et une sortie en Blu ray[3].
Anita est chargée de dire au policier que Gino est parti
Giovanna affirme à Gino qu’elle ne l’a pas trahi
Visconti sur le tournage d'Ossessione
[1] Pour ces raisons, ceux qui aiment les classifications un peu rigides préfèrent dater la naissance du néo-réalisme de 1945 avec Roma, città aperta de Rossellini.
[2] Sergio Sciarra, Il quizario del cinema italiano, Dino Audino Editore, Roma 2006.
[3] Les Etats-Unis ont sorti un Blu ray, mais il n’est plus disponible et ne semble pas avoir atteint le public français.
Tags : Visconti, néo-réalisme, film noir, James M. Cain, Massimo Girotti, Clara Calamai, Elio Marcuzzo
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