• Le mouchard, The informer, John Ford, 1935

    Le mouchard, The informer, John Ford, 1935

    Quand on cherche des origines au grand cycle du film noir américain (1941-1956), tôt ou tard on tombe forcément sur The informer, celui de FordNon seulement le sujet est tout à fait représentatif du film noir, mais peut être encore plus la manière de filmer. Si Ford après la Seconde Guerre mondiale se perdit dans des films sans intérêt pour la plupart, souvent en servant de faire valoir à John Wayne dans des productions insipides, il était porté dans les années trente et quarante vers les films à contenu social très marqué, comme The grapes of wrath en 1940 ou How green was my valley en 1941 et bien sûr The informer. A tel point qu’il aurait pu passer pour communiste ! The informer date de 1935. Il y a deux choses importantes à savoir sur ce film : la première est qu’il s’agit d’un remake, une première version muette avait été tournée en Grande-Bretagne en 1929 et réalisée par un metteur en scène allemand, Arthur Robison, né à Chicago[1]. Cette version a très nettement influencé Ford, même si le découpage est très différent, puisqu’elle développe un peu plus le contexte social et politique de cette tragédie. La seconde est qu’il est tiré d’un roman à succès de Liam O’Flaherty qui avait été traduit en français en 1928 sous le titre Le dénonciateur, mais l’auteur a écrit un autre roman The puritan, qui servira de base au superbe film de Jeff Musso, Le puritain, avec Jean-Louis Barrault den 1937. Liam O’Flaherty était considéré alors comme un écrivain important.  

    Le mouchard, The informer, John Ford, 1935

    Gypo Nolan est un pauvre ère qui a été chassé de l’armée secrète irlandaise à cause de sa mauvaise conduite. Sans argent, sans travail, il désespère de voir sa petite amie Katie se prostituer. Un soir, alors que l’armée d’occupation britannique patrouille dans la ville, son regard est accroché par une affiche qui annonce une récompense de 20 £ pour la dénonciation et l’arrestation de Frankie McPhillips, membre éminent de l’armée secrète, mais aussi le meilleur ami de Gypo. Dans un premier temps il balaie cette idée d’un revers de main et déchire même cette affiche ignominieuse. Mais un peu plus tard il croise Katie qui racole sur le trottoir, et tous les deux se prennent à rêver d’un départ en Amérique. La traversée coûte 10 £ par personne. Il va retrouver bientôt Frankie qui lui annonce qu’il va chercher à voir sa mère et sa sœur. Gypo lui dit que la voie est libre. Mais Il va vendre son meilleur ami aux Anglais. Ceux-ci vont organiser la traque et tuer Frankie sous les yeux de sa mère, puis ils payent Gypo qui s’en va à la veillée funèbre. Là il commence à se faire remarquer, et les amis de Frankie vont avoir des soupçons. Pour s’en défaire, Gypo croit malin de dénoncer Mulligan, un pauvre tailleur malade.  Pour tirer cette histoire au clair, Gallagher va donner rendez-vous à une heure du matin à Gypo dans un repaire sécurisé de l’armée secrète. En attendant Gypo est sensé partir à la recherche de Katie pour lui donner de l’argent. Mais il s’attarde dans les bars, commence à payer des tournées, et bientôt il n’a presque plus rien. Les hommes de Gallagher qui le suivent commencent à se douter qu’il a été payé pour trahir. Gypo va arriver à la réunion complètement saoul. C’est d’un véritable tribunal dont il s’agit. Rapidement la preuve de la culpabilité de Gypo ne fait plus l’ombre d’un doute. Il va être condamné à mort, malgré les appels à la clémence de la sœur de Frankie qui est aussi amoureuse de Gallagher. Les membres de l’armée secrète vont tirer au sort pour savoir qui doit tuer Gypo. Gypo va pourtant arriver à s’échapper et se réfugier chez Katie. Alors qu’il s’endort fin saoul, Katie va voir Gallagher pour le supplier de l’épargner. Mais celui-ci, pensant que Gypo est devenu trop dangereux pour l’organisation, va partir avec ses hommes pour l’abattre. Au cours d’une bagarre, Gypo va être mortellement blessé. Il va encore s’enfuir, mais cette fois, il va seulement arriver jusqu’à l’église où il retrouve la mère de Frankie qui lui pardonnera avant qu’il ne meure. 

    Le mouchard, The informer, John Ford, 1935 

    Gypo voit l’avis de recherche de son ami 

    Le scénario est de Dudley Nichols, vieux compagnon de route de Ford pour qui il écrivit Stagecoach, il travailla aussi pour Fritz Lang et pour Henry Hathaway. La thématique est très complexe. Il y a bien sûr l’analyse des raisons qui poussent Gypo à trahir, la misère dans une ville où tout le monde est pauvre, mais aussi probablement la jalousie. Car Frankie est l’exact inverse de Gypo. Il réfléchit, il est intelligent, alors que Gypo est un amas de muscles qui obéit plutôt aux ordres : Frankie le rappellera. Gypo est rejeté et moqué par tout le monde, c’est juste une brute, sauf pour Katie sans doute qui l’aime à sa manière. La trahison et la mort de Frankie entraine évidemment le remords. Gypo commence à être poursuivi par l’idée de ce qu’il a fait et il n’a plus de solution que dans une fuite en avant sans issue. La deuxième couche est politique. L’armée secrète se bat contre l’occupant britannique, qui n’hésite pas à réduire le peuple irlandais à la misère, et qui le méprise lorsqu’un de ses membres se vend littéralement. On peut donc voir aussi la fatalité de la délation comme le résultat de l’oppression. Les membres de l’armée secrète sont des gens organisés et résolus qui n’ont absolument pas l’air de terroristes. Il y a ensuite l’opposition des hommes et des femmes. Les premiers paraissent durs et entêtés, comme si cet entêtement était l’origine de la guerre. Les femmes à l’inverse paraissent bien plus raisonnables, offrant plus souvent le pardon. Que ce soit la mère, la sœur de Frankie ou Katie, elles feront toutes les trois preuves de compassion. Et puis derrière tout cela il y a parfum de religion catholique, avec l’église, le pardon, mais aussi Gypo qui apparait plusieurs dans les positions du crucifié. Ce dernier point appelle à la rédemption.

    Le mouchard, The informer, John Ford, 1935 

    Gypo a honte de sa misère 

    Cette richesse thématique se marie avec une esthétique singulière qu’on peut situer entre M de Lang et le grand cycle du film noir. En effet, l’expressionnisme du jeu des ombres portées et des lumières, annonce ce qui va devenir systématique dans le film noir des années quarante. C’est peut être avec ce film que nous avons la liaison entre l’expressionnisme allemand et l’esthétique du film noir. En 1935, c’est manifestement une rupture dans le cinéma américain. Et cette manière de faire, même si elle sera ensuite abandonnée par Ford, fera école. L’éclairage s’arrange toujours pour qu’au centre du cadre on trouve toujours un point lumineux un peu comme une boussole, dans un ensemble qui reste sombre, voire glauque. C’est aussi un film fauché. Personne n’en voulait, et Ford accepta d’être payé au pourcentage. Le film ayant un succès immense, il lui rapporta finalement beaucoup d’argent. Mais le budget étriqué obligea à des économies sévères sur les décors, cela se fit au prix d’une surcharge de nappes de brouillard. Ce sera donc un film qui ne respire pas, et les plans rapprochés seront très nombreux. Curieusement c’est cette pauvreté de moyens qui permet de renforcer la démarche esthétique. 

    Le mouchard, The informer, John Ford, 1935 

    Chez les Anglais, Gypo vend son ami pour 20 £ 

    Contrairement à ce qui a été dit ici et là, je trouve pour ma part la distribution excellente. Le coup de génie étant d’avoir donné le rôle de Gypo à Victor McLaglen, un habitué des seconds rôles de balourds. C’est le seul film où il a un rôle aussi important. Il a un physique de boxeur, très grand, solide, le nez cassé, il est parfaitement tourmenté par les ignominies qu’il commet. Le film tourne entièrement autour de sa performance qui lui vaudra l’Oscar du meilleur acteur en 1936. Tous les autres acteurs sont bien, mais Margot Grahame dans le petit rôle de Katie est tout à fait touchante. 

    Le mouchard, The informer, John Ford, 1935 

    Après la mort de Frankie, Gypo se rend à la veillée mortuaire 

    Il y a de très belles scènes, comme par exemple l’attente de Gypo dans le QG des Anglais, ou alors lorsque le même Gypo se trouve enfermé dans le réduit, seulement éclairé par l’interstice des planches mal ajustées. Certes le film n’est pas parfait, et le caractère outrancier et répétitif des scènes de beuveries un peu partout dans la ville nuit au rythme, même si cela sert à dédouaner un peu Gypo. La séquence du faux tribunal rappelle que Ford a vu M de Lang et qu’il l’a apprécié, en retenant cette manière de filmer en plongée comme si la foudre allait s’abattre sur le malheureux  Gypo. Le film est volontairement parsemé de symboles forts, les pièces de monnaie, les croix, l’aveugle qui représente à la fois le destin, la fatalité, mais aussi la conscience de Gypo qui représente évidemment Judas et ses tourments. Plus novatrice sur le plan technique me semble-t-il est la séquence de la bagarre dans les escaliers quand les hommes de Gallagher viennent chercher Gypo chez Katie. 

    Le mouchard, The informer, John Ford, 1935 

    Les membres de l’armée secrète sont gênés par l’intrusion de Gypo 

    Sans doute à cause de son sujet tourmenté, mais aussi de sa stylisation, le film a marqué très fortement les esprits. En dehors de McLaglen, il recueillera trois autres Oscar, dont celui du meilleur film et du meilleur réalisateur. C’est devenu un classique. John Ford récoltera encore trois autres Oscar du meilleure réalisateur, ce qui en fait encore aujourd’hui le recordman de de prix prestigieux. Curieusement le film anticipe quelque part la sombre période que le cinéma hollywoodien affrontera avec ce qu’on a appelé la chasse aux sorcières qui détruisit pour un bon moment la créativité du cinéma américain. On sait que Ford interviendra contre Cecil B. de Mille dans cette prétention à contrôler et à dénoncer les récalcitrants, mais il n’ira pas plus loin, et au fil du temps il tournera des sujets de plus en plus fades. Terminons en signalant que Jules Dassin réalisa une autre adaptation du roman de Liam O’Flaherty en 1968 sous le titre de Up tight, en transposant l’histoire dans les milieux révolutionnaires de u Block power. Dassin, pourtant l’un des princes du film noir, rata complètement son objectif et le film disparu dans l’indifférence totale[2]. 

    Le mouchard, The informer, John Ford, 1935 

    Katie se demande où Gypo a bien pu trouver de l’argent 

    Malgré les années qui passent, le film a gardé toute sa force d’expression, le temps lui a donné un charme indéniable. Si beaucoup de films traiteront ultérieurement du problème de la délation – par exemple le très méconnu et très excellent The Molly Maguires de Martin Ritt en 1970 – peu atteindront ce degré de stylisation.

    Le mouchard, The informer, John Ford, 1935 

    En attendant son jugement Gypo est enfermé dans un réduis 

    Le mouchard, The informer, John Ford, 1935

     

     


    [1] Cette version est disponible en suivant le lien : https://www.youtube.com/watch?v=TX5YSIxphz0

    [2] Les curieux pourront le voir en anglais en suivant ce lien https://www.youtube.com/watch?v=MeR9kf2tPH4

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