• Le témoin silencieux, Key witness, Phil Karlson, 1960

     Le témoin silencieux, Key witness, Phil Karlson, 1960

    C’est un film qui a beaucoup d’intérêts de par son sujet : d’abord parce qu’encore une fois il traite de la délation ou de la dénonciation. Ensuite parce que c’est un film comme il y en a tant eu à cette époque sur les gangs des jeunes. Ils se sont multipliés depuis la sortie à succès de Rebels without cause de Nicholas Ray. Pour le pire et le meilleur. Mais souvent pour le pire comme Crime in the streets de Don Siegel qui date déjà de 1956. Et cela ira jusque dans le début des années soixante avec 13th west street de Philip Leacock[1]. Il y aurait beaucoup à dire sur la mise en scène d’une jeunesse délinquante qui effraie les plus âgés, puisqu’en même temps qu’elle déstabilise l’ordre existant, elle propose forcément un monde nouveau qui est en train d’émerger avec le rock’n roll et sa diffusion marchande et mondialisée. Phil Karlson tournera d’ailleurs un film avec Elvis Presley – l’idole des jeunes – Kid Galahad, mais au moment où ce même Elvis Presley va devenir un acteur et un chanteur très conformiste. Le sujet de ce film est tiré d’un roman de Frank Kane, un auteur qui a été souvent traduit en Série noire, mais pas celui-là. Il a beaucoup travaillé popur la télévision, notamment sur la première série des Mike Hammer avec Darren McGavin, un acteur en bois, mais qui a fait tout de même près de 80 épisodes à la fin des années cinquante ! Ses livres qui ne brillent jamais par leur subtilité sont très souvent marqués par la violence brutale des protagonistes, souvent un détective privé. C’est un auteur pour lequel la critique n’a eu guère de considération, le Mesplèdes le liquide en 20 lignes[2]. Il ne possède même pas sa page Wikipedia en anglais, c’est dire ! Jusqu’au titre en anglais qui est des plus banals, il y a plusieurs films qui portent ce titre peu original. C’est presqu’un film anonyme et furtif. Avec des acteurs qui sont presque tous oubliés sauf Dennis Hopper bien sûr parce qu’il a fait une carrière intéressante en tant que réalisateur, et une longue carrière d’acteur, plutôt dans des seconds rôles, mais toujours assez typé. 

    Le témoin silencieux, Key witness, Phil Karlson, 1960

    Fred Morrow, alors qu’il cherche des affaires immobilières à réaliser dans un quartier un peu pourri de Los Angeles, est le témoin d’un meurtre. Williams Tomkins qui n’a pas supporté qu’Emilio drague sa fiancée, le tue d’un coup de couteau. La police est sur les lieux, mais seul Fred Morrow accepte de témoigner. La bande à Tomkins va tenter de faire revenir Morrow sur sa décision. Pour se procurer son adresse, ils commencent par agresser un policier afin de le dépouiller de son calibre et de son carnet. Puis, alors que le policier est dans un état grave, ils commencent à harceler la famille de Morrow. Ann, sa femme, prend peur, d’autant qu’ils ne peuvent plus partir parce que les délinquants ont crevé les pneus de leur voiture. Mais le policier Torno arrive à arrêter finalement Tomkins. Morrow confirme aux policiers qu’il est bien le meurtrier d’Emilio. Il ne lui restera plus qu’à témoigner devant le tribunal. Le reste de la bande cependant ne l’entend pas de cette oreille et veut jusqu’au bout sauver son chef. Ils décident de kidnapper les enfants de Morrow. Mais tandis qu’Apple, le noir de la bande, et Muggles se chargent du kidnapping, Ruby, la fiancée de Tomkins, va jusqu’au tribunal pour intimider Fred Morrow en agressant sa femme par téléphone. Voyant sa femme évanouie, Morrow va renoncer à témoigner et Tomkins est libéré. Mais Apple et Muggles tentent toujours de kidnapper le petit Phil Morrow. Comme un professeur de l’école s’interpose, Muggles sort son revolver et tire, fort heureusement Apple dévie le coup et Phil Morrow n’est que blesse. Tandis que la femme de Morrow se trouve à l’hôpital avec Phil, son mari rentre chez lui et y trouve Apple qui tente de parlementer avec lui, mais Morrow qui est un peu borné, ne veut pas l’entendre. Alors qu’il veut le mettre dehors la bande de Tomkins arrive et se fait menaçante. La bataille s’engage, la police arrive et embarque les délinquants. 

    Le témoin silencieux, Key witness, Phil Karlson, 1960 

    Le policier Hurley est attiré par Apple dans un guet-apens. 

    Une lecture hâtive de ce film pourrait faire croire à un pensum sur la nécessité de coopérer avec la police pour défendre le modèle américain contre des délinquants sans cervelle. Et d’ailleurs au début du film nous voyons défiler une déclaration solennelle du procureur de Los Angeles qui nous explique que nous devons adhérer à la loi et surtout ne pas la contester. C’est la vieille recette des cinéastes que de se camoufler derrière la nécessité de la loi et de l’ordre pour nous dire que le crime ne paie pas et qu’il faut toujours rester à sa place sans aigreur. Seulement au cinéma les images représentent l’inconscient du message et beaucoup de ce qui n’est pas dit va passer par là, bien au-delà des dialogues. Evidemment cette bande de petits délinquants n’inspire aucune sympathie. Ils sont aussi méchants que stupides, et d’ailleurs on ne montrera rien de ce qui pourrait s’apparenter à une excuse. Il y a même un passage étonnant quand Morrow enguirlande Apple pour lui dire comment il faut jouer avec la société pour échapper au châtiment qu’il mérite. Ce dialogue est tellement outrancier, alors que le spectateur a déjà compris qu’Appel était du côté de la morale, qu’on obtient l’inverse de ce qui est voulu : c'est Morrow qui apparaît comme inconséquent. D’ailleurs la famille Morrow devient au fur et à mesure que l’histoire se déroule sous nos yeux parfaitement antipathique. Tandis que la bande de Tomkins se serre les coudes et prend des risques pour sauver son leader, la famille Morrow se désagrège. D’abord c’est la femme qui pique sa crise de nerf régulièrement, mais ensuite c’est son mari, qui, après avoir fait le fanfaron du genre « j’ai fait la guerre et je n’ai peur de rien », va se déballonner et refuser de témoigner.  C‘est bien en ce sens que c’est un très bon film noir, il montre et refuse de juger, mais ce qu’il montre c’est bien l’ambiguïté des sentiments. 

    Le témoin silencieux, Key witness, Phil Karlson, 1960 

    Les Morrow font leurs courses au supermarché 

    Revenons à la question de la force des images, supérieure ici au poids des mots ! Nous voyons le satisfait Morrow s’étonner de la misère du quartier qu’il parcourt, et par opposition, on le verra enfermé dans sa petite maison individuelle et sa famille, se coltiner une femme insupportable parce qu’il lui a fait deux gosses. On le verra aussi gémir doucement quand il trouvera dans son garage sa voiture taguée et avec les pneus crevés. Ce n’est pas qu’ils aient peur qui est remarquable. Tout le monde a peur quand on se fait agresser par une bande de vauriens, mais c’est plutôt le décalage de leur vie morne, cernée par les objets, et le fait que Morrow, l’époux irréprochable ne peut s’empêcher de jeter un regard concupiscent sur le cul de Ruby. Tout soudain, ce personnage de bande dessiné, engoncé dans son petit costume apparaît sournois et malveillant. Tout cela à travers une histoire qui se voudrait édifiante nous donne à voir en creux une critique du mode de vie américain. C’est comme si ce monde des objets avait enlevé sa virilité à Morrow, et que ses exploits guerriers, en Europe ou dans la Pacifique, n’étaient plus que de lointains souvenirs. Comme quoi, si on sait se servir d’une caméra, on peut à partir d’une trame très mince arriver à produire un discours cohérent sur la société. Au passage on remarquera un message antiraciste latent, Emilio qui est tué au début du film est un pauvre Mexicain, sans passé et sans avenir. Apple, le noir de la bande est en réalité méprisé par elle et par son chef. 

    Le témoin silencieux, Key witness, Phil Karlson, 1960 

    Les Morrow ont peur 

    C’est un film violent, et dans sa facture, c’est un film néo-noir. L’utilisation de l’écran large, mais aussi le décor des banlieues de Los Angeles avec une opposition entre le quartier où vivent les Morrow et celui ou règnent Tomkins et sa bande. Il y a de très bons mouvements d’appareils qui permettent de saisir la densité de l’espace, par exemple au supermarché avec le malheureux Morrow qui pousse bêtement le chariot ou encore les scènes au tribunal. En termes d’action, c’est très bon, bien rythmé, par exemple le piège qui est tendu à l’agent Hurley qui se laisse appâter par la fausse attaque de Apple sur Ruby. Egalement la course haletante de Torno pour rattraper Tompkins dans les embouteillages de la ville. L’ensemble est bien rythmé, ça dure à peine une heure vingt, mais comme toujours avec Phil Karlson la densité est préféré à la démonstration. 

    Le témoin silencieux, Key witness, Phil Karlson, 1960 

    Ann Morrow veut partir 

    Le héros de cette aventure est Jeffrey Hunter dans le rôle de Morrow. Révélé par John Ford dans The searchers et dans Sergeant Rutledge du même John For, il a ensuite peiné à trouver le bon rythme pour rester en haut de l’affiche. King of Kings, cette immonde daube signée Nicholas Ray, fut un fiasco coûteux qui relégua tous ceux qui s’y commirent dans les fonds de la mémoire des agents. Ici il est plutôt bon, en quelque sorte à contre-emploi. Sa femme est interprétée par la sémillante Pat Crowley. Elle joue le rôle d’une ménagère plutôt revêche, et elle le joue bien. Mais elle ne s’imposera pas au cinéma et devra se tourner vers la télévision pour assurer la matérielle. Du côté des délinquants c’est très bien. Dennis Hopper incarne Tomkins, et semble avoir fait chef de gang toute sa vie avec l’aspect névrotique qui va avec. Si les acteurs qui le soutiennent ne sont pas très bons, Susan Harrison dans le rôle de Ruby est excellente. On ne l’a pas vue beaucoup au cinéma, elle n’a fait en dehors de ce film que Sweet smell of succes de Mackendricks aux côtés de Burt lancaster et de Tony Curtis. Elle aussi dut faire son beurre avec la télévision. Frank Silvera est un Torno très crédible et son rôle qui ménage beaucoup  d'ambiguïté est très bien écrit, ce qui lui facilite les choses. 

    Le témoin silencieux, Key witness, Phil Karlson, 1960 

    Torno a rattrapé Tomkins 

    Il y a quelques éléments troublants dans ce film. Par exemple les deux acolytes mâles de Tomkins, Muggles et Magician, disent qu’ils n’aiment pas les femmes et semblent avoir plutôt des attirances homosexuelles. Ce qui est un peu audacieux pour l’époque. Mais c’est à peine suggéré. Je n’insisterais pas sur la scène du tribunal qui, si elle est très bien menée sur le plan cinématographique, est totalement invraisemblable ne serait-ce que pour des questions de minutage. Il y a aussi le fait que Ruby est une garce qui en séduisant le pauvre Emilio, le mène à sa perte.  La photo est très bonne, lumineuse exactement quand il faut, avec des noirs et blancs tranchés, et la musique très jazz est aussi un excellent soutien à l’ensemble. 

    Le témoin silencieux, Key witness, Phil Karlson, 1960 

    Au tribunal Ann Morrow s’est évanouie 

    Le film n’a eu aucun succès, il a même perdu beaucoup d’argent et si le public n’est pas venu, les critiques l’ont boudé également, ne comprenant pas l’intérêt du propos de Karlson. Ce film est aujourd’hui introuvable, c’est bien dommage. Il mériterait selon moi une édition en Blu ray pour toutes les raisons que j’ai développées ci-dessus. Remarquez que le cinéma gémit sur la dégradation des mœurs depuis au moins le début des années soixante, et qu’à l’évidence ça ne s’est guère amélioré, malgré les pressantes demandes du procureur de Los Angeles d’aider la justice et la police pour retrouver l’harmonie ! 

    Le témoin silencieux, Key witness, Phil Karlson, 1960 

    Tomkins veut tuer Morrow 




    [2] Dictionnaire des littératures policières, Volume 2, Joseph K., 2007

     

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