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Luciano Lutring, réveille-toi et meurs, Svegliati e uccidi, Carlo Lizzani, 1966
Carlo Lizzani est un cinéaste un peu éclectique qui se fit remarquer à l’aube de sa carrière par un film sur la résistance italienne, Achtung ! Banditi ! par un souci de vérité quasi documentaire. Très sous-estimé, et un peu oublié, il est aussi un des promoteurs du poliziottesco, genre insuffisamment compris en France, à part quelques amateurs très pointus sur la question. C’est même ce film, Svegliati e uccide, qui est considéré comme le tout premier poliziottesco, même si les racines remontent aux films de Pietro Germi ou Alberto Lattuada[1]. Lizzani a réalisé aussi l’excellent Banditi a Milano qui a été salué par la critique du monde entier, ce qui est assez rare[2]. Il est vrai que les films de cette catégorie sont montés comme des productions populaires visant un large public. La plupart du temps ils se caractérisent par une mise en scène sans effet, tournés en décors naturels, ils privilégient l’action linéaire et la violence, comme si les Italiens se rendaient compte qu’en se modernisant, une forme de violence nouvelle, urbaine et désorganisée, se développait comme la conséquence du miracle économique italien. Milan sera très souvent pris pour décor. C’est donc une violence très différente de celle que peut amener aussi la mafia. Cette violence culminera à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, quand des luttes sociales violentes déstabiliseront complètement la république italienne, la menant au bord de l’effondrement. Cesare Battisti est un des derniers avatars de ces années de plomb dont le souvenir vient d’être ravivé après son extradition depuis la Bolivie. Même quand il n’y a pas de discours de classe, les films de ce genre conservent une insertion sociale qui leur donne du cachet. Ici Lizzani s’est inspiré d’une histoire vraie, celle de Luciano Lutring, un bandit atypique, une sorte de Mesrine si on veut un gangster dont la seule devise est de vivre dangereusement dans la fascination de la violence. Lutring qui sévira en Italie comme en France sera finalement arrêté à Paris et, bien que condamné à plus de vingt ans de prison en France comme en Italie, sera libéré au bout de sept ans de détention. Par la suite Lutring vendra ses mémoires à qui les lui paye, paradant à la télévision, il décédera en 2013. Il signera plusieurs ouvrages, et il sera aussi l’objet de plusieurs biographies. Surnommé le solista de la mitra, parce qu’il transportait une mitraillette dans un étui à violon, il est pourtant représentatif d’une forme nouvelle de délinquance sans plan de carrière et sans crainte du lendemain. Notez que quand le film est tourné, Lutring, surnommé le gitan[3], est encore en prison en France.
Le vrai Lutring et sa femme
Luciano Lutring travaille dans la crémerie de son père, mais il s’ennui et admire les hommes violents, il veut mener la grande vie et s’amuser sans travailler. A San Remo il s’en va faire une virée avec ses copains, et il rencontrera la belle Yvonne, une chanteuse dont il va tomber amoureux fou. Mais comme il n’a pas d’argent pour briller auprès d’elle, il va, pendant le carnaval, réalisé son premier coup en fracassant une vitrine avec une hache. Il va ainsi commencer une carrière de malfaiteur avec dans ses bagages Yvonne qu’il va épouser. Celle-ci quoiqu’elle admire son courage et sa détermination, voudrait bien que Luciano cesse de voler. Mais il est pris dans l’engrenage et monte des coups de plus en plus audacieux. Il va se rapprocher pour se faire de gangsters milanais qui se moqueront de lui et qui détourneront ses idées à son profit, avec dans l’idée de lui faire porter le chapeau de leurs délits. Mais Lutring a d’autres soucis, d’abord avec l’ex-fiancé d’Yvonne qui est jaloux et la harcèle, il lui donnera une correction. Et puis la police commence à le désigner comme l’ennemi numéro 1. Il doit donc fuir, mais en même temps pour survivre, il doit continuer à faire des coups de moins en moins rémunérateurs. Yvonne commence à en avoir marre, elle prend langue avec l’inspecteur Moroni. Elle pense que s’il est arrêté, il fera un peu de prison, mais ensuite ils seront libres de s’aimer. Elle fait part de ce plan au propre père de Lutring qui reste dubitatif. Mais Moroni a un autre plan, en faisant de Lutring l’ennemi numéro 1, il camoufle ainsi qu’il cherche à agrafer des bandes plus importantes, car pour lui le solista de la mitra est un tout petit gibier. Cependant, Lutring est aux abois, il va tenter sa chance en France, à Nice où un policier sera tué, à Amsterdam. Yvonne le rejoindra à Paris, alors même qu’elle est sous le contrôle de l’inspecteur Moroni. De plus en plus aux abois, les recéleurs ne veulent même plus de sa marchandise, il a du mal à monter une nouvelle équipe, il va se faire manipuler par la police française et tombera dans un piège grossier alors qu’il s’apprête à dévaliser une boutique Cartier. Grièvement blessé, il sera arrêté à Paris.
Lutring annonce à Yvonne qu’il va l’épouser
Le film est relativement long, plus de deux heures. C’est le thème de l’ascension et de la chute d’un caïd. Bien que Lutring n’arrive jamais à avoir une position élevée dans la hiérarchie du crime. Mais on va aussi du côté d’une analyse sociologique : Lutring vit en effet dans un quartier misérable et délabré, sans doute en voie de modernisation puisqu’il est cerné par des immeubles modernes et écrasants, il travaille médiocrement dans la crémerie de son père. A San Remo, il est confronté au luxe et à la pacotille que l’argent permet d’acquérir. Il veut briller aux yeux de tous et particulièrement aux yeux d’Yvonne. A partir de là va se greffer une histoire d’amour fou, qui est aussi une histoire d’amour vache ! Il ne peut pas se passer d’Yvonne, mais de temps à autre on le verra la battre ! Il est également jaloux, et n’hésitera pas à éventrer l’ancien fiancé d’Yvonne qu’il laissera pour mort. Esprit indépendant, chien fou, il est très éloigné de la forme capitaliste de la délinquance qui consiste à accumuler des richesses pour avoir de la puissance, à s’appuyer sur une solide organisation. Lutring est un flambeur, un jouisseur. C’est cette catégorie de délinquant qui n’a jamais d’avenir, comme Mesrine. Néanmoins il est courageux, il n’a pas peur de grand-chose. Mais il est désespérément seul. Les bandes qu’ils forment sont de circonstance, il n’est nullement part question d’amitié ou de lien solide entre leurs membres. On voit que Lutring est dominé, à la fois par les polices qui le manipulent, mais aussi par les autres gangsters qui lui font porter le chapeau pour des crimes qu’il n’a pas commis.
Il s’acoquine avec des bandits milanais pour faire un gros coup
La forme du récit est plutôt elliptique. Lizzani ne nous explique pas comment il passe d’un milieu à l’autre, comment il se procure des armes, comme il monte des bandes. Il est plus expansif sans la description du caractère de Lutring. Il prendra aussi tout son temps pour décrire le cercle vicieux dans lequel il se trouve, il lui est en effet impossible d’arrêter sa course, il doit aller jusqu’au bout, même s’il risque de mourir, et même s’il voudrait se reposer un peu. Le portrait d’Yvonne est chargé d’ambiguïté. En effet, on ne sait pas trop si elle trompe Lutring avec Franco, ou si seulement elle subit ses assauts. De même on ne sait pas pourquoi elle collabore avec Moroni. Certes elle veut que cela finisse. Elle a peur, elle est fatiguée, elle voudrait juste redevenir une chanteuse ordinaire et sans souci. Mais au fond peut-être qu’elle veut se débarrasser de l’encombrant Lutring qui, de temps à autre, lui donne des raclées. La relation qu’elle a avec Moroni n’est pas très claire non plus, peut-être même l’inspecteur est amoureux en secret de la chanteuse. L’ambigüité d’Yvonne est montrée aussi dans le rôle qu’elle accorde aux objets, les bijoux, les manteaux de fourrure, les voitures. Pour le reste le film va être émaillé des coups que réalise Lutring, ou la bande rivale qui lui vole ses idées. Les scènes d’action ont toujours été le point fort de Lizzani, avec une facilité d’utilisation des décors réels. Par exemple quand la bande investit une rue entière pour dévaliser une bijouterie en plein centre de Milan. Lizzani multiplie les angles de prise de vue, on verra les voitures arriver en les filmant dans une plongée vertigineuse. Également il y a une grande vivacité dans les attaques de banque, ce modèle sera repris ensuite dans Banditi a Milano.
Des attaques de banque spectaculaires sont attribuées à Lutring
Film avec un budget moyen, il y a quelques fautes dans le choix des scènes qui sont sensées se passer à Paris, la description de la rivalité entre les polices italienne et française est un peu caricaturale. Mais c’est peu de chose. Il me semble que ce film a influencé Melville pour Le cercle rouge. Sans doute à cause des relations qu’il y a entre les immeubles récents et les villes anciennes, mais aussi entre la France et l’Italie en matière de criminalité. Peut-être est-ce dans ce film qu’il trouva intéressant d’utiliser Gian Maria Volontè. C’est un thème qui n’est guère exploré, mais il y a sans doute un rapport entre le poliziottesco et les deux derniers films de Melville. Remarquons que les grandes villes de Paris et de Milan sont filmées dans le brouillard, ou dans la nuit, tandis que Nice, San Remo, restent exposées au soleil. Sans doute cela vient du fait que pour Lizzani, mais aussi pour la plupart des auteurs de poliziottesco la très grande de ville est la fabrique du mal, ce qui est également le cœur du film noir américain des années cinquante.
Pour se loger ils doivent payer très cher
Lutring est incarné par le fade Robert Hoffmann, acteur autrichien qui a fait une petite carrière dans le cinéma de genre en Italie. Mais comme c’est un film d’action et que Lizzani est un bon directeur d’acteurs, ça passe. Par contre Lisa Gastoni dans le rôle d’Yvonne est tout à fait remarquable, elle éclaire le film avec ses rires et ses larmes. Il est étrange qu’elle n’ait pas fait d’ailleurs une meilleure carrière, mais peut-être qu’elle avait trop d’énergie et de personnalité. Le film est d’abord un tête-à-tête entre Yvonne et Luciano Lutring, donc les autres protagonistes sont moins importants. Moroni est incarné par Gian Maria Volontè, mais ici il est plutôt discret dans le rôle d’un fonctionnaire un peu besogneux. Lizzani lui a mis des lunettes qui le rendent encore un peu plus terne dans son opposition au flamboyant Lutring. Pourtant il représente très bien cet ordre social bourgeois auquel Yvonne aspire. Franco, le rival de Lutring est incarné par le très bon Claudio Camaso qui n’est rien d‘autre que le frère de Gian Maria Volontè ! Il mourra très jeune, il se serait suicidé en prison, et ne fera qu’un petit tour dans le cinéma. Les policiers français sont un peu caricaturaux tout de même.
A Nice Yvonne retrouve Moroni
Ce très bon poliziottescho a bien passé les années et permet de redécouvrir Lizzani, un réalisateur très rigoureux. Trop peu de films de Lizzani sont disponibles en DVD ou en Blu ray. On cite toujours un peu les mêmes, mais il y a par exemple ll gobbo, un film qui date de 1960 avec le regretté Gérard Blain, qu’on aimerait bien revoir dans de bonnes conditions, fusse en langue originale. La scène d’ouverture est excellente quand on voit une bande voyou donner une rouste à une femme sans qu’on connaisse la raison, et qu’ensuite ils mettent le feu à un voiture qu’ils ont détruite. Luciano semble jouir de cet incendie : c’est le début d’une vocation. La scène finale également est remarquable, tournée caméra à l’épaule, elle scrute de près le désarroi de Lutring enfermé dans sa nuit.
Lutring est blessé grièvement à Paris
[1] Pour un panorama du poliziottesco, cf. Daniele Magni e Silvio Giobbio, Ancora più... Cinici infami e violenti. Dizionario dei film polizieschi italiani anni '70, Bloodbuster, 2010.
[2] http://alexandreclement.eklablog.com/bandits-a-milan-banditi-a-milano-carlo-lizzani-1968-a114844652
[3] Certains journalistes paresseux on fait le rapprochement entre Lutring et le film de José Giovanni Le gitan, mais ça n’a rien à voir. Giovanni s’étant appuyé sur un roman très personnel, Histoire de fou qui date de 1959, et sur sa propre connaissance du milieu gitan, on ne saurait confondre les deux histoires, ce que fait pourtant le journaliste du Midi Libre pour saluer le décès de Lutring. https://www.midilibre.fr/2013/05/13/deces-du-gitan-le-celebre-braqueur-joue-par-alain-delon,695999.php.
« L’affaire Mattei, Il Caso Mattei, Francesco Rosi, 1972La mafia fait la loi, il giorno della civetta, Damiano, Damiani, 1968 »
Tags : Carlo LIzzani, Lutring, Polliziottescho, Robert Hoffmann, Lisa Gastoni
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