• Marchandes d’illusion, Raoul André, 1954

     Marchandes d’illusion, Raoul André, 1954

    Raoul André a une réputation de rigolo, d’un réalisateur qui faisait des films légers pour distraire le populaire. Mais il n’a pas fait que ça. Le film noir à la française s’est fait les dents sur les thèmes de la prostitution et de Pigalle. L’idée générale était de révéler au public ce qui lui était caché. Ces révélations en vérité n’en étaient pas. Pour des tas de raisons, ces films évitaient le plus souvent les aspects les plus sordides et les plus violents. Ces films avaient généralement une forme assez décalée qui participait au fond à la modernisation du pays et à l’éducation de la province. C’était aussi un peu la conséquence de la fin officielle des maisons closes et donc d’une prostitution de trottoir qui débordait. Mais on était plus rétif à traiter de la grande truanderie alors même que des gangs violents, comme celui des tractions avant de Pierrot-le-four, avaient défrayé la chronique après la Libération. Dans d’autres cinématographies à la même époque on trouve évidemment des prostituées, des maquereaux, mais pas autant qu’en France où le film de prostituées devient une véritable industrie. Ce phénomène de société qui atteint assez rarement un but artistique, peut s’expliquer par le désir de regarder la femme comme autre chose qu’un objet qui se vend et qui s’achète au gré du désir capricieux du client. On remarquera que dans la filmographie de Raoul André les femmes sont représentées comme des révoltées en puissance contre une forme d’exploitation qui ne leur convient pas, mais aussi contre ceux qui veulent leur faire la morale. L’ensemble est placé sous l’égide de la nécessaire réinsertion des femmes de mauvaise vie. 

    Marchandes d’illusion, Raoul André, 1954

    Marie-Thérèse vient prendre une chambre dans un hôtel de passe 

    Dans un quartier de bars à voyous et de putes, débarque un jour Marie-Thérèse une missionnaire mandatée par le Nid, une organisation qui tente de réinsérer les prostituées dans une vie normale. Elle loue une chambre dans un hôtel de passe où habite une vieille femme, Mathilde, paralysée, avec Maria et Marcelle, deux prostituées. Dans un bar, La boîte à pandores, elle va croiser Fernand Cortedani qu’elle a rencontré du côté de Pigalle. Maria pousse aussi un peu la chansonnette. Marcelle est invitée à déjeuner chez Pierre, un peintre un peu désargenté, il y aura aussi son ami René. Marcelle amène à ce dîner Maria sur laquelle René à des vues. Elle ne lui ait pas indifférente non plus. Marcelle et Maria n’ont cependant pas dévoilé leurs activités nocturnes. Mais pendant le repas, Cortedani s’introduit dans l’hôtel Il a un vieux compte à régler avec Mathilde. Il va l’assassiner dans son sommeil avec le gaz. René accompagne Maria voir sa fille dans un pensionnat. Il en profite pour lui faire sa cour.  Marcelle reste avec Pierre dans son atelier, et on comprend qu’elle lui donne de l’argent pour l’aider. Quand elle revient à l’hôtel, elle trouve la police sur place et un inspecteur qui la soupçonne et qui l’emballe. Elle pourrait avouer qu’elle a passé l’après-midi avec Pierre, mais elle ne veut pas qu’il sache qu’elle vie elle mène. Le commissaire ne peut que la faire conduire au dépôt. Marie-Thérèse est effondrée, elle essaie de l’aider, mais elle n’a pas d’arguments. De son côté Maria et les filles vont découvrir que le fameux Cortedani en voulait à Mathilde. Elles récupèrent une photo déchirée et se mettent en quête de ce grand voyou. La police le trouve avant elles, mais il s’est construit un alibi. A l’heure du crime il jouait aux cartes. Marie-Thérèse va travailler en deux sens, d’abord découvrir l’adresse du peintre avec qui était Marcelle, et ensuite, elle va faire pression sur le patron du bar qui a fourni un faux alibi à Cortedani. Celui-ci accepte de revenir sur son témoignage. Cortedani aperçoit Marie-Thérèse et la patron du bar qui sont montés dans un taxi, il tente de les rattraper, mais il se fait tuer par un camion qu’il n’avait pas vu venir. Pendant ce temps Pierre et René sont venus témoigner au Quai des Orfèvres. Mais avant de discuter avec le commissaire, ils sont interceptés par l’inspecteur qui leur apprend que Marcelle et Maria sont deux femmes de mauvaise vie. Ils sont furieux, cependant ils acceptent de témoigner afin que Marcelle soit élargie. Le commissaire apprend que Cortedani a eu un accident fatal. Maria et Marcelle sont effondrée quand René et Pierre leur annoncent qu’ils ne veulent plus les voir. Si rapidement René va revenir sur ce coup de colère et accepter de prendre Maria telle qu’elle est, Pierre se montrera odieux et tournera les talons. Marcelle est seule, elle se retrouve au bord de la Seine, mais Marie-Thérèse est là pour lui montrer son affection. 

    Marchandes d’illusion, Raoul André, 1954

    Maria chante aussi à La boîte à pandores 

    Au premier abord on pourrait penser que c’est seulement un film édifiant, moralisateur, et d’ailleurs le film s’ouvre sur un petit texte qui fait la réclame de l’excellent travail que fait Le nid pour venir en aide à ces malheureuses. C’est un emprunt aux films noirs américains qui prenaient souvent la peine, à cette époque de prévenir le spectateur de l’efficacité des institutions pour améliorer le moral de la société. Mais il y a bien autre chose dans ce film que ce genre de convention. Le sujet est donc de savoir si les prostituées sont des femmes comme les autres, et le film nous dit que oui. Elles aiment rigoler, chanter, s’amuser, avoir de l’esprit. Certes c’est assez édulcoré parce que d’après ce qu’on comprend, une seule prostituée hérite d’un maquereau qui lui fout des trempes. L’ostracisme à leur endroit leur rend pourtant la vie plus difficile. Evidemment une des raisons de la prostitution se trouve dans les bas salaires. Quand une femme est seule et avec un gosse, un salaire minimum ne lui suffira pas. On glisse presque vers le problème économique. Il va d’ailleurs y avoir vers la fin du film une confrontation entre Marie-Thérèse et le prêtre qui dirige Le Nid où se trouvera dévoiler le manque d’humanité de l’institution religieuse. On veut bien réinsérer les putes, comme Jésus l’a fait avec Marie-Madelaine, mais sans trop se mouiller et se compromettre. De même le peintre qui se veut un peu libertaire qui prend l’argent que la pute lui donne va s’offusquer du métier qu’elle fait, révélant son esprit étroit. Mais les convenances sont aussi là pour révéler la vérité des sentiments. René n’hésitera pas longtemps, il passera au-dessus de la morale ordinaire. 

    Marchandes d’illusion, Raoul André, 1954

    Pierre est amoureux de Marcelle 

    Si le thème de la société comme fabriquant du malheur est présent, il n’est pourtant pas le seul. Il y a plus fondamentalement une opposition entre les sexes. Les femmes sont vouées à être dominées. D’une certaine manière Marie-Thérèse qui ne se laisse impressionner par rien est le symbole de la révolte contre l’ordre patriarcal on dirait aujourd’hui. Le portrait du maquereau qui fout des trempes à sa gagneuse est saisissant à cet égard. Les hommes paraissent tout de même globalement lâches, que ce soit Cortedani qui assassine une vieille femme paralysée, le peintre qui se donne des airs de génie, le souteneur ou même encore le directeur du Nid, un religieux qui se donne bonne conscience à peu de frais. Certains le sont moins que d’autres, René, le commissaire. Mais dans l’ensemble le courage est plutôt du côté des filles, ce qui évite de sombrer un peu trop dans l’aspect fleur de misère du récit. Il fait froid, et on sent tout à fait le froid qui enserre les protagonistes bouclés dans leurs manteaux.

    Marchandes d’illusion, Raoul André, 1954 

    René, Pierre, Maria et Marcelle déjeunent ensemble 

    Le scénario est assez elliptique, on ne saura pas pourquoi Cortedani en voulait autant à Mathilde, au point que cela l’ait rendu mutique et obsédé. De même qu’on ne dit rien de ce qui a amené Maria à se prostituer, ni qui est le père de son enfant, on laisse supposer qu’elle a été séduite et abandonnée lorsqu’elle s’est retrouvée en cloque. Le film ne s’appesantit pas sur la psychologie des personnages, on suppose que l’ambigu Pierre est dépité d’apprendre que Marcelle n’est pas une bonne bourgeoise, alors que lui-même n’a eu aucun scrupule à lui soutirer de l’argent. Comment se peut-il que Marie-Thérèse obtienne le retournement du faux témoin alors que la police n’en est pas capable ? C’est assez invraisemblable alors que le faix témoignage est puni de prison, mais il fallait bien que l’histoire avance en montrant que la missionnaire possède une force morale convaincante. 

    Marchandes d’illusion, Raoul André, 1954

    Cortedani s’est introduit dans l’hôtel 

    Le film a retenu une partie des leçons du film noir, et pas des moindres. D’abord cette ouverture qui, à la manière des films américains se situe dans le registre semi-documentaire. Ensuite l’utilisation des noirs, des gris et des blancs comme une palette de couleurs. C’est évidemment le résultat de la superbe photo de Roger Fellous. C’est percutant dans l’utilisation des couloirs et des escaliers, aussi bien dans l’hôtel qu’au Quai des Orfèvres. Très peu de scènes d’extérieur, mais outre celles qui sont filmées devant le Quai des Orfèvres, on remarque la très longue poursuite du taxi par Cortedani. Cette poursuite se termine par un accident et le truand qui se fait écraser par le camion. Cette scène sera reprise par Clouzot dans La vérité. Parmi les emprunts que Raoul André fait au film noir américain, il y a cette référence à la peinture. Le peintre est un personnage à part, ambigu et égoïste, il vit à l’ombre de ses propres tableaux. C’est une manière plus ou moins consciente de mettre la peinture à distance par rapport au cinéma qui touche de plus près à la vérité au lieu d’enfermer les personnages dans un cadre figé, il les saisit dans le mouvement, au niveau de la vie même. Il y a très peu de mouvements de caméra, comme si Raoul André s’en méfiait, mais par rapport à ses autres films, il s’est fendu de changements d’angle de prise de vue intéressants, par exemple dans la séquence où on voit Maria chanter, ou l’ultime confrontation entre Marcelle et Pierre. Le retour de René vers Maria qu’il a rejetée dans un premier temps apporte une vraie émotion d’une manière plutôt discrète sans trop appuyer. 

    Marchandes d’illusion, Raoul André, 1954 

    L’inspecteur soupçonne Marcelle 

    L’interprétation est très bonne. Curieusement pour l’époque elle est majoritairement féminine et les hommes ne sont que des faire-valoir. Gisèle Pascal est Marie-Thérèse d’une manière convaincante, autoritaire et bienveillante on croit à son dénuement. C’est sur ce film qu’elle retrouvera Raymond Pellegrin qu’elle épousera quelques mois plus tard. Nicole Courcel apporte beaucoup de dynamisme et de fraicheur, elle est méconnaissable quand elle se déguise en chanteuse réaliste. La frêle Louise Carletti incarne la pauvre Marcelle qui voudrait bien trouver dans l’amour une sorte de rédemption et de repos. Gina Manès incarne la vieille Mathilde, paralysée, elle est aussi très bien. Mais il faudrait citer toutes ces femmes et Simone Berthier, une habituée des films de Raoul André. Les hommes sont les vedettes du moment. Philippe Lemaire est, comme c’était alors son habitude, un jeune homme lâche et profiteur, dans le rôle du peintre Pierre. Il est excellent, mais, acteur trop oublié à cause de son physique de gigolo des années cinquante, il est le plus souvent très bon. A ses côtés il y a Raymond Pellegrin qui est René, très présent, très bien. La police se fait remarquer, René Blancard dans le rôle du commissaire débonnaire et compréhensif, mais surtout l’excellent Jérôme Goulven dans celui de l’inspecteur grincheux et raide comme la justice. N’oublions pas Michel Ardan dans le rôle du rancuneux Cortedani qui a une belle présence et qui à cette époque multipliait les rôles de voyous. Et encore Paul Demange dans le rôle du libidineux marchand de couleurs. La distribution est très réussie et apporte beaucoup. 

    Marchandes d’illusion, Raoul André, 1954

    Les filles vont partir à la recherche de Cortedani 

    C’est certainement un des meilleurs films de Raoul André qui mériterait une ressortie en Blu ray. Il fait partie de ces films noirs français, spécifiquement français, qui ont été systématiquement dénigrés par une critique bourgeoise et imbécile, façon Nouvelle Vague, qui ne tolérait le genre qu’à la condition qu’il soit américain. C’est un très bon film noir qui arrive à éviter une fin lénifiante et trop heureuse, sans toutefois sombrer dans le mélodrame. Il possède ce parfum des films parisiens tournés dans les années cinquante dans un monde en train de se défaire, la disparition du putanat à grande échelle signifiant une forme de modernisation à double tranchant. 

    Marchandes d’illusion, Raoul André, 1954

    Cortedani s’est fait écraser par un camion 

    Marchandes d’illusion, Raoul André, 1954 

    René finalement acceptera Maria 

    Marchandes d’illusion, Raoul André, 1954

    Pierre ne veut plus revoir Marcelle

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