-
Nid d’espions, The fallen sparrow, Richard Wallace, 1943
Richard Wallace est très peu connu en France. Sa carrière a commencé à l’époque du muet, la plupart de ses films sont oubliés, il a travaillé un peu dans tous les genres, de Laurel et Hardy à Shirley Temple, en passant par le lourdingue Tycoon avec John Wayne, film d’aventure niaiseux. Il était plutôt une sorte d’homme à tout faire dans le cinéma, travaillant sans trop de génie mais proprement et rapidement. Richard Wallace est un réalisateur peu connu, du moins a-t-il laissé peu de traces dans l’histoire du cinéma. Il avait commencé sa carrière du temps du muet, et il la terminera en 1949. Les films qui ont marqué les esprits, ce sont surtout des comédies, avec Shirley Temple notamment. Ce n’était pas un spécialiste du film noir, il n'y a fait que quelques rares incursions, dont l’intéressant Framed. Le sujet est inspiré d’un roman de Dorothy B. Hughes. Celle-ci est parmi les plus grandes romancières dans le genre noir. Elle était, avec Margaret Millar, Elisabeth Sanxay Holding, Vera Caspary ou encore Dolores Hitchens, parmi les reines du roman noir dans sa version féminine. Ces femmes-là avaient su développer une forme particulière de romans noirs, très orientée vers les formes psychologiques et rêveuses du roman criminel, bien loin des âneries à la Agatha Christie. Elles révélaient à ce propos une violence intérieure particulièrement forte. Dorothy B. Hughes donna quelques sujets très forts au cinéma, par exemple In a lonely place de Nicholas Ray[1], ou Ride the pink horses de et avec Robert Montgomery[2]. Elle était peut-être plus « noire » que ses consœurs, en ce sens que non seulement elle développait cette idée d’incertitude et de vision troublée de la réalité, mais qu’en outre, cette subjectivité qui présentait souvent des hommes faibles et malades la guidait vers une vérité des plus relatives. Malheureusement, même si son œuvre a été salué en France comme originale et forte, la moitié de ses romans n’ont pas été traduits en français. La particularité de cette histoire est qu’outre qu’elle recèle toutes les caractéristiques du roman et du film noir, elle est au service d’une cause, la lutte contre des agents nazis infiltrés aux Etats-Unis pour poursuivre leurs buts malsains et saboter l’effort de guerre.
John McKittrick revient à New-York après avoir appris la mort de son ami très cher, Louie Lepetino. Ce dernier lui avait sauvé la vie lorsqu’il avait été fait prisonnier durant la Guerre d’Espagne par les franquistes. Il était dans une maison de convalescence en Arizona où il se faisait soigner pour tenter d’effacer les séquelles de ses blessures, il avait été durement torturé dans les prisons de Franco. Dans le train qui l’amène, il croise une très belle femme, Toni Donne qui le bouscule. Arrivé à New York, il se rend au Commissariat pour y rencontrer l’inspecteur Tobin qui était un ami de Louis Lepetino et qui en enquêtant sur sa mort a conclu qu’il s’agissait d’un suicide. John est sceptique, dans un premier temps il se rend chez les parents de Louis qui vivent dans un quartier pauvre. Puis il va voir son vieil ami Ab Parker qui lui non plus ne croit pas au suicide de Louis, mais qui doit le quitter pour aller à Washington. Durant ce voyage, John pourra rester chez lui. Il va se retrouver avec son ami Ab dans une réception très huppée qui est organisée pour soutenir les réfugiés, des personnalités haut de gamme qui ont fui le nazisme. Là il va retrouver son ancienne maitresse, la belle Barby, qui semble entre temps être passée à autre chose. Il retrouve aussi la belle Toni Donne qui semble s’occuper du Docteur Skaas qui est cloué dans un fauteuil à roulette. Il est là avec son fils Otto. Il va profiter de la fête pour retrouver une autre femme, Whitney, une chanteuse de cabaret tenu par me frère de Louie. Il va essayer de lui tirer les vers du nez, et elle aussi pense que Louis a été défenestré à cause de ses engagements politiques. Il apprend également Toni Donne était présente dans la pièce où a eu lieu le pseudo suicide. John soupçonne que les trois femmes ne disent pas la vérité. Il va retrouver bientôt Toni qui vend et présente des chapeaux. Elle le reçoit fraichement alors qu’il tente de l’inviter à déjeuner. Il la provoque, mais la nuit il a de nouvelles obsessions qui lui rappellent un passé douloureux, avec des bruits dans la tête qu’il ne sait s’ils sont réels ou imaginaires.
John rend visite aux parents de Louis Lepetino, tragiquement disparu
Mais le lendemain il lui envoie des roses et arrive ainsi à se rapprocher d’elle. Manifestement elle est autant attirée par lui que lui par elle. Cette relation est cependant entravée par le fait qu’il pose trop de questions. Le soir il est attaqué par quelqu’un dans l’appartement d’Ab. Il se bat et en rallumant l’électricité, il constate que son agresseur est Anton qui lui révèle qu’en réalité on l’a laissé s’enfuir pour qu’il mène les nazis à un blason qui compte pour la bande. Il s’avère que John et ses hommes ont tué un général allemand et que les nazis veulent éradiquer toute la brigade de John. Le lendemain matin, John est réveillé par un coup de feu, il découvre qu’Ab a été tué d’un coup de feu dans la tête et que ce meurtre a été mal maquillé en suicide. John prévient l’inspecteur Tobin. Ses obsessions lui reviennent, il est également obsédé par un homme boiteux qui l’aurait torturé en Espagne. Il va réunir tout le monde chez le frère de Louie, et donne le blason qu’il a récupéré chez les parents de Louie, et qu’il a fait monter en collier à Toni. C’est évidemment une provocation. Il va retrouver le docteur Skaas lors d’une nouvelle réception, après avoir bu avec eux, et grâce à l’aide de Toni, il va rechercher des preuves dans le bureau du docteur Skaas. Mais celui-ci arrive, il marche en vérité, il se révèle qu’il est le boiteux ! John apprend qu’il a été drogué, et le docteur Skaas pense que cette drogue va le faire parler car il recherche aussi le drapeau de la brigade de John. Mais au dernier moment alors que ses forces le lâchent, il parvient à tuer le docteur Skaas. Il prévient la police et laisse s’enfuir Toni qui lui a expliqué qu’elle avait fait tout cela parce que les nazis retiennent sa fille qu’elle a eu d’un mariage avec Otto. John lui demande de la rejoindre à Chicago où ils pourront enfin refaire leur vie avec moins de soucis. Toute la bande va être arrêtée L’inspecteur Tobin lui explique qu’Ab travaillait pour le gouvernement américain et qu’il a été tué parce qu’il avait trouvé des preuves contre le docteur Skaas en allant à Washington. Il se demande bien pourquoi John a laissé filer Toni. Mais celle-ci est rattrapée à l’aéroport alors qu’au lieu de prendre l’avion pour Chicago comme promis, elle tente de se rendre à Lisbonne où John a dissimulé le drapeau convoité. Elle va être arrêtée, et John la verra de loin essuyé une larme quand elle comprend qu’elle ne le reverra plus jamais.
John va s’installer chez son ami Ab
Certes le scénario contient beaucoup d’invraisemblances, et on ne comprend pas l’acharnement des nazis qui sont installés à grands frais aux Etats-Unis sous le couvert d’un statut de réfugiés, aient du temps à perdre avec une histoire farfelue de drapeau à moitié consumé. Également dès qu’on voit le docteur Skaas dans un fauteuil à roulettes, on sait qu’il est mauvais et qu’il est le coupable. Mais peu importe. Le sujet possède deux entrées, d’abord celle traditionnelle de la gauche américaine à cette époque et qui consiste à faire le lien directement entre la Guerre d’Espagne et la lutte contre les nazis. C’est donc un film qui est conçu dans le but de raffermir la lutte des Américains contre les nazis. On sait que cette lutte n’allait pas de soi, et que jusqu’à Pearl Harbor, alors que Roosevelt poussait à l’entrée en guerre, l’opinion américaine y était plutôt hostile. Mais The fallen sparrow n’est pas un film de propagande. Il va justement travailler dans le sens de l’ambigüité des différents protagonistes. Par exemple il met l’accent sur le fait que les réfugiés sont des faux réfugiés et qu’ils profitent ainsi de la naïveté des Américains. Ensuite ces mêmes nazis poursuivent un plan personnel de vengeance. Le docteur Skaas est manifestement obsédé par son désir de puissance et de domination. C’est un homme cruel bien au-delà de ce qui est nécessaire pour mener à bien sa mission. De même John est obsédé par l’idée de vengeance de son ami, en effet, il culpabilise de ne pas avoir été capable de rendre la monnaie de sa pièce à celui qui lui avait autrefois sauvé la vie. Sa déception sera immense quand il apprendra qu’en réalité Louie ne lui a pas sauvé la vie et qu’en fait on a facilité son évasion. L’atmosphère de ce film est particulièrement brumeuse, il neige sur New York, mais surtout la conscience de John est troublée par les séquelles de son emprisonnement et de ses tortures. En permanence il ne sait pas si ce qu’il vit est réel ou imaginaire. Il doit découvrir la vérité pour retrouver sa sérénité.
Le docteur Skaas est un réfugié handicapé
Ce trouble il va le ressentir quand il doit choisir entre les trois femmes qui ont peut-être joué un rôle dans la mort de Louie. Cette difficulté est la conséquence de ses tortures, il a été en quelque sorte émasculé. Quand Barby le serre dans ses bras, il est glacial et s’en éloigne. Et comme par hasard c’est la plus mauvaise des trois qui l’attire le plus comme s’il voulait se rapprocher encore plus de ses bourreaux. Comme on le voit la question sexuelle est centrale, elle révèle un homme troublé qui assume difficilement ses désirs. De ce point de vue Toni Donne est plus simple. Elle désire John, sans pour autant vouloir abandonner ses propres idées politiques, sans trahir ses partenaires. Elle est donc capable de dissocier ses devoirs et ses désirs. Cela est très moderne et lui donne une force que John ne peut pas avoir. Elle le roulera jusqu’au bout.
Whitney Parker va lui donner des renseignements sur la mort de Louie
John est donc bien un homme faible, un sentimental qui doit se rassurer en permanence sur ce que les autres pensent de lui, il marche à l’amitié. Et d’ailleurs quand il traque les espions allemands il semble le faire plus pour venger un ami que pour défendre des positions politiques. Sans renier l’importance de lutter contre le nazisme, l’histoire montre que pour une certaine classe sociale c’est aussi un peu une sorte de hobby. Les Skaas et sa bande au fond appartiennent bien à la même classe sociale que ceux qui organisent les meetings pour les réfugiés. Il y a en creux une critique implicite de ce « spectacle » qui est extrêmement intéressante. Ce point de vue ne pouvait que plaire à John Garfield qui venait lui-même des classes inférieures. Il y a d’ailleurs un aller-retour intéressant, entre les amis de John qui appartiennent à la haute société et les parents de Louie qui vivent dans un univers pauvre et laborieux, c’est là qu’il se sent le mieux au fond. Et d’ailleurs c’est à la famille Lepetino qu’il confiera le précieux trophée sur lequel les nazis veulent mettre la main, c’est en eux qu’il a confiance, et en personne d’autre.
John a rendez-vous avec la belle Toni Donne
Parmi les autres ficelles du film noir qui sont utilisées ici, il y a par exemple le fait que le docteur Skaas est dans un fauteuil à roulettes, on comprend tout de suite qu’il s’agit d’une fourberie pour peu qu’on ait en effet visionné un grand nombre de films noirs. En se camouflant dans le rôle d’un handicapé, l’image éveille la pitié et donc présente un leurre pour le spectateur. Encore que par la suite on apprendra à mieux se servir du fauteuil à roulettes comme un révélateur de l’ambiguïté de son occupant. D’autres images des escaliers de secours, typiquement newyorkais renforcent l’importance de la nuit et des éclairages latéraux.
John provoque Toni
Sans être étincelante, la mise en scène est bonne. Certes parfois le rythme ralentit un peu. Mais l’ensemble est relevé par la superbe photo de Nicholas Musuraca, l’un des plus grands photographes des films noirs classiques avec John Alton, bien entendu. Musuraca est tout de même celui qui fit la photographie de Stranger from the third floor de Boris Ingster[3] qu’on considère maintenant comme le premier film du cycle classique du film noir. La liste des chefs-d’œuvre du film noir auxquels il a participé est longue et impressionnante. Il a atravaillé avec Jacques Tourneur sur Out of the past ou sur Cat people. Avec Siodmak il a fait The spiral staircase, avec John Brahm The locket, etc. il a donc été l’un de ceux qui ont fixé les codes du genre. Ici les éclairages sont magnifiques et donne une esthétique tourmentée à l’ensemble. Tourné en studio, il y a de magnifiques scènes avec des escaliers, le monumental escalier chez le riche docteur Skaas, puis l’escalier sombre et branlant des Lepetino. Wallace use beaucoup des plans larges avec des mouvements de caméra assez lents de façon à ne pas les faire remarquer par les spectateurs, c’est le cas quand Whitney va découvrir le corps d’Ab.
Whitney découvre le corps d’Ab
En vérité ce sont plutôt les enchaînements entre les scènes qui posent problème et qui ralentissent l’action. Du reste les scènes d’action ne sont pas flamboyantes, pourtant le sujet s’y serait prêté. C’est le cas quand John entre chez Whitney par la fenêtre. On remarquera au passage que les fenêtres jouent dans ce film un rôle important. Dès le début John se regarde dans la fenêtre du compartiment qu’il occupe dans le train, tout en voyant le trafic au-delà de cette vitre ! C’est comme s’il n’arrivait pas à franchir un pas alors que tout l’incite à sortir de sa torpeur et à rejoindre la réalité. Quand il rentre par la fenêtre chez Whitney, il est évident qu’il s‘agit d’un retour en arrière, comme s’il revenait dans le ventre de sa mère pour y trouver une protection.
John a réuni tout le monde pour tenter de faire la lumière
L’interprétation c’est évidemment et d’abord John Garfield qui est excellent comme presque toujours. C’est lui qui a révolutionné le jeu des acteurs de cinéma, Bogart lui-même n’était pas le même avant et après John Garfield. Dans le rôle de cette épave qu’est le malheureux rescapé des geôles franquistes, on dirait qu’il anticipe les misères que lui fera subir par la suite la canaille de l’HUAC. Derrière lui il y a Maureen O’hara dans le rôle de la traitresse Toni Donne, elle promène sa beauté hiératique pour donner du mystère à l’histoire. Ultra sophistiquée, elle a le statut d’icône et s’en sort très bien. D’ailleurs toutes les femmes de ce film sont très bien, Patricia Morison qui incarne Barby est excellente et très jolie. Martha O’Driscoll est Whitney, c’est un peu le contrepoint, chanteuse de cabaret, elle doit travailler pour gagner sa vie et reste beaucoup plus simple que les deux autres. Du côté des mâles, c’est moins bien, si John Miljan est très bon dans le rôle du flegmatique inspecteur Tobin, Walter Slezak est franchement mauvais dans le rôle, totalement éteint.
Tobin, le policier, consent à dire ce qu’il sait
C’est, malgré les défauts que nous avons soulignés, un très bon film noir, avec un final rempli d’amertume. On le trouve heureusement dans de bonnes copies aujourd’hui. Le film avait été tourné en 1942, mais comme Howard Hugues avait racheté la RKO, il ne voulait plus le sortir, sans doute le trouvait-il trop rouge et trop anti-nazi. Mais quand le film sortit enfin, il eut non seulement une excellente couverture de presse, mais il fut un grand succès commercial aussi. Bien que ce film revendique un engagement politique, ce n’est peut-être pas là le principal, mais il faut le comprendre dans le développement de l’esthétique du film noir.
John pendant le spectacle va fouiller le bureau du docteur Skaas
John et les policiers comprennent que Toni les a trompés
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/le-violent-in-a-lonely-place-nicholas-ray-1950-a176833476
[2] http://alexandreclement.eklablog.com/et-tournent-les-chevaux-de-bois-ride-the-pink-horse-robert-montgomery--a127262758
[3] http://alexandreclement.eklablog.com/l-inconnu-du-3eme-etage-stranger-on-the-third-floor-boris-ingster-1940-a127644450
Tags : Richard Wallace, John Garfield, Maureen O'hara, Dorothy B. Hughes, film noir, espions nazis
-
Commentaires