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Piège au grisbi, The money trap, Burt Kennedy, 1965
Burt Kennedy est surtout connu pour ses westerns, aussi bien en tant que scénariste qu’en tant que réalisateur. Sa bonne réputation provenait aussi bien de sa maitrise technique dans la mise en scène, que d’un ton plutôt ironique qu’il avait su insuffler. A ma connaissance, The money trap est sa seule incursion dans le genre du film noir. Ce film est tourné en 1965 et sortira en France en 1966. Ces dates sont importantes pour bien comprendre qu’en réalité, même si la haute période du film noir était passée, les Américains n’ont jamais abandonné ce filon. Il était un peu hâtif donc de parler en 1966 lors de la sortie d’Harper de Jack Smight d’un retour au genre. En effet le genre ne s’est pas arrêté en 1956 avec Touch of evil, il s’est enrichi en utilisant de nouvelles avancées, comme l’écran large, les décors naturels plus abondants, une plus grande mobilité de la caméra. Les supports argentiques sont aussi mieux étalonnés et donnent des images plus précises, ce qui va bien au film noir qui vise à s’inscrire dans un certain réalisme. Le scénario très travaillé est basé sur un roman de Lionel White qui, à ma connaissance, n’a pas été traduit en français. On sait que Lionel White a donné de très bonnes histoires, souvent très violentes, pour le film noir : par exemple, The killing de Kubrick, The big caper de Robert Stevens ou encore Night of following day d’Hubert Cornfield. C’est aussi à Lionel White que Reservoir dogs est dédié.
Une femme a été assassinée par son mari parce qu’elle se prostituait à son insu
Joe Baron est un flic de Los Angeles qui enquête sur les homicides avec son équipier Pete Delanos. Il va dans un premier temps rechercher le meurtrier d’une femme qui a été assassinée par son mari parce qu’elle se prostituait à son insu. Peu après il est amené à constater qu’un médecin très riche, Van Tilde, a tué un homme qui tentait de le cambrioler après avoir un coffre-fort pourtant vide. Cette histoire devient encore plus étrange quand le cambrioleur agonisant confesse à Joe qu’il a ouvert le coffre parce qu’on lui avait donné la combinaison, disant qu’il y aurait un demi-million de dollars. Joe commence à gamberger car il est marié à une femme très riche qui mène grand train, mais qui se trouve tout soudain démunie parce que les dividendes ne sont pas distribués. En même temps que Joe voit là une occasion de ramasser rapidement de la monnaie, il va apprendre que la femme de Kenney – le cambrioleur – est en fait une ancienne relation à lui qui est sans doute encore amoureuse de lui. S’étant disputé avec sa femme, il va passer la nuit avec Rosalie. Joe se rend compte qu’elle a peur et il lui conseille de quitter pour un moment la ville. Mais Joe a fort à faire, il doit traquer Angelo qui a tué sa femme. Il suit la fille et la tante. Elles le mèneront après une longue filature jusqu’à un parc d’attractions où il va finalement l’arrêter. Cependant, Delanos a suivi Joe et il comprend que ce dernier va cambrioler le docteur Van Tilde, il veut en être parce qu’il pense qu’ainsi il va enfin pouvoir devenir très riche. Mais Roslaie est tuée, et le cambriolage ne se passe pas comme Joe le voudrait. En effet quand ils ouvrent le coffre et qu’ils prennent les deux sacs, ils sont surpris par le retour inopiné de Van Tilde et de son garde du corps. Une fusillade éclate, Pete est gravement blessé. Joe le ramène chez lui, puis il exerce un chantage sur Van Tilde pour que celui-ci soigne son partenaire, en échange il lui promet de lui rendre la drogue. Mais tout tourne mal de nouveau. Pete meurt, Van Tilde tente de fuir mais Joe flingue la voiture qui finit dans le décor. Van Tilde est tué, mais Joe est blessé à son tour. Il revient vers sa femme Lisa qui va le soigner et appeler une ambulance. C’est la fin de cette course folle : Joe sera obligé de se dénoncer et de rendre compte de ses crimes.
Kenny, un petit cambrioleur, fait des confidences à Joe
Le scénario est plutôt habile et sait retenir l’attention du spectateur jusqu’au bout, il est dû à la plume de l’excellent Walter Bernstein qui avait écrit Kiss the Blood Off My Hands[1], mais aussi The Magnificent Seven, film pour lequel il n’avait pas été crédité pour cause de liste noire. Il était en effet considéré comme communiste par l’HUAC ce qui l’a sans doute privé d’une carrière plus importante. De cette expérience douloureuse il tirera d’ailleurs un scénario pour The front, un très bon film de Martin Ritt en 1976. Il fut aussi le scénariste de The Molly Maguires toujours du même Martin Ritt, très beau film sur la lutte des classes au XIXème siècle aux Etats-Unis, avec Sean Connery et Richard Harris, film qui n’a eu malheureusement aucun succès et qui fait partie de ces films injustement oubliés qu’on redécouvre de temps à autre. Il travailla également avec Sydney Lumet et John Frankenheimer.
Joe retrouve Rosie dans un bar où elle est serveuse
La tonalité de cette histoire est bien le noir, et l’espoir, s’il existe encore un peu à la fin, est très mince. C’est le portrait d’un homme intègre, un bon flic et un bon mari, fidèle et amoureux de sa femme qui va se trouver devant un choix inattendu : soit trouver de l’argent pour continuer à vivre sur un grand train, soit redescendre l’échelle sociale. Ce dilemme le met en opposition avec sa femme et le renvoie non seulement vers le crime, mais encore vers une passion de jeunesse avec qui il trompera sa femme. Au-delà de l’ambiguïté du comportement, c’est la confusion et le dégout de soi qui l’emporte. Il y a donc un dépassement du thème du flic tenté par la corruption, ou du bourgeois ordinaire qui va franchir la ligne comme dans The trap steel[2] ou dans Pittfall[3]. Le cupide Pete qui fait équipe avec Joe est en fait son reflet déformé, il lui montre ce qu’il est devenu. Mais en réalité il s’en fout de l’argent et de la belle maison avec piscine de sa femme. Il ne vole que parce que celle-ci n’existe que par sa richesse et ses objets. On le verra d’ailleurs hésiter à se tourner vers Rosie, une femme plus ordinaire que la vie a marquée et qui vit pauvrement. Il n’aura pas à choisir parce que la malheureuse Rosie sera assassinée. De même Lisa parlera du temps où elle a connu Joe, à l’époque il habitait un petit appartement miteux, mais elle en a la nostalgie. Celle-ci se rendra compte d’ailleurs tardivement qu’elle pourrait très bien aimer et vivre avec Joe sans tout le luxe dont elle s’est entourée. Si les objets rassurent, ils fragilisent aussi les individus parce qu’ils les rendent dépendants et donc enclins à faire n’importe quoi pour défendre ces apparences. Ce malaise dans la civilisation va expliquer aussi la violence de Joe qui rosse un individu un peu bouffon qui l’apostrophe dans le bar où travaille Rosie.
Joe a passé la nuit avec Rosie
La réalisation est excellente et c’est ce qui a fait dire à certains commentateurs que ce film était injustement oublié. D’abord parce qu’elle utilise très bien les décors réels de Los Angeles, Street Hill ou le funiculaire Angels flight. Naturellement la traque d’Angelo va l’emmener au parc d’attraction. Il semble que Burt Kennedy se soit inspiré sur ce point de M de Joseph Losey[4]. Et puis il y a aussi une maitrise parfaite de l’écran large Panavision. Sans doute cette maitrise provenait elle du travail que Burt Kennedy avait effectué sur les westerns où le sens de la profondeur de l’espace doit se marier avec l’action. Cela donne des scènes d’action très efficaces comme les deux fusillades avec Van Tilden. Mais Burt Kennedy connait aussi ses classiques, bien aidé par l’excellente photographie de Paul Vogel, il saisit parfaitement les contrastes de la nuit, l’aspect sordide des rues de Los Angeles, ce qui donne une vérité au-delà de sa forme semi-documentaire. Il y a pour l’époque une certaine audace dans les scènes de lit, que ce soit entre Joe et Lisa ou entre Joe et Rosie. Tout cela donne à l’ensemble un caractère plutôt moderne, à la fois tributaire de la grammaire du film noir, et en même temps en la renouvelant.
Joe suit la tante et la fille en espérant qu’il pourra coincer le criminel
Le pilier de la distribution, c’est Glenn Ford autour de qui le film a été monté. C’est un acteur un peu oublié aujourd’hui peut-être à cause de la banalité de son physique et de son côté taciturne. Il a tourné pourtant avec les plus grands metteurs en scène, par exemple l’excellent Four horsemen of the Apocalypse de Vincente Minelli. Il a fait un nombre incalculable de westerns, mais ce qu’on oublie un peu trop c’est qu’il a aussi prêté sa silhouette à un grand nombre de films noirs, notamment le chef d’œuvre de Fritz Lang, The big heat[5]. Le rôle de Joe est d’ailleurs assez proche de celui de Bannion dans ce dernier film. L’intérêt de la distribution est sans doute d’avoir recyclé à une date avancée, en 1965 donc, un grand nombre de figures du film noir. A commencer par Rita Hayworth, dans le rôle de Rosie, qui était déjà sur le déclin, très marquée par l’alcool. Le clin d’œil n’est pas seulement à Gilda et à The lady from Shangaï, mais aussi au fait qu’elle avait eu une liaison plutôt animée avec Glenn Ford ! Elle tournera cinq films avec lui. Elle n’a ici qu’un second rôle, mais elle est parfaite et en quelque sorte vole la vedette à la blonde et fade Elke Sommer dont le côté trop germanique nous empêche trop de s’attacher à elle. Et puis il y a Joseph Cotten, un autre pilier du film noir, dans le rôle de Van Tilden. Il était déjà lui aussi sur le déclin, sans doute des problèmes avec l’alcool, mais il est parfait avec cette attitude aussi élégante et ironique que nihiliste. On retrouvera encore Ted De Corsia dans un tout petit rôle, celui du chef de la police qui dit qu’il se montrera très sévère avec les policiers qui franchissent la ligne rouge. C’est sans doute un hommage volontaire au film noir classique. Ricardo Montalban, un autre acteur important du film noir, complète la distribution. Il est le cupide et rusé Pete Delanos. Celui-là même qui veut mourir riche, très riche !
Joe et Pete ont ouvert le coffre de Van Tilden
C’est donc un très bon film noir, même s’il n’est pas un chef d’œuvre. Le rythme est nerveux, les personnages sont attachants et la fin évite le piège de la fin heureuse ou de la condamnation définitive du héros. Malheureusement il n’a pas eu de succès à sa sortie, et la critique l’a boudé, sans doute parce qu’à cette époque elle se désintéressait un peu du film noir. Burt Kennedy se détournera du genre où pourtant il semblait exceller. Il tournera encore avec Glenn Ford dans un western assez moyen, The rounders. On retiendra en dehors des fusillades des scènes superbes, comme le casse du coffre-fort ou les scènes de rues, ou encore la visite à la famille mexicaine dans un quartier délabré. Il n’existe pas de DVD avec des sous-titres en français. Il est clair pourtant que ce film mériterait une réédition un peu soignée en Blu ray.
Joe revient chercher sa voiture
Joe empêche Van Tilden de s’enfuir
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/les-amants-traques-kiss-the-blood-off-my-hands-norman-foster-1948-a114844790
[2] http://alexandreclement.eklablog.com/le-piege-d-acier-the-steel-trap-andrew-stone-1952-a144688930
[3] http://alexandreclement.eklablog.com/pitfall-andre-de-toth-1948-a114844774
[4] http://alexandreclement.eklablog.com/m-joseph-losey-1951-a127760466
[5] http://alexandreclement.eklablog.com/reglement-de-comptes-the-big-heat-frtiz-lang-1953-a119389638
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Tags : Burt Kennedy, Glenn Ford, Rita Hayworth, Lionel White, flic ripoux, Elke Sommer
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