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Quai des blondes, Paul Cadeac, 1953
Paul Cadeac a été longtemps le producteur d’André Hunebelle. Ici ils inversent les rôles, Hunebelle est producteur, et Cadeac réalisateur. Ce film s’inscrit dans une lignée du film policier qui mêle une forme d’exotisme colonial à l’intrigue. Hunebelle avait déjà donné dans ce genre avec Mission à Tanger. Cette équipe était spécialisé dans le film de détente du samedi soir. Sans prétention, ils faisaient des entrées, et ils allaient en faire encore plus en s’orientant vers le film de cape et d’épée. Hunebelle triomphera ensuite dans les années soixante aussi bien avec les aventures d’OSS117 qu’avec celles de Fantômas. Il serait malhonnête de dire que nous recherchons dans ce genre de film, ou dans ce film de genre, une qualité esthétique singulière. L’intérêt est ailleurs. Quai des blondes est tourné en 1954, la même année que Touchez pas au grisbi, à cette époque les films sur le milieu sont très nombreux et ont du succès. Le film de Cadéac va s’inspirer d’une affaire qui a défrayé la chronique policière, celle du Combinatie. Deux gangs corses se sont disputés une cargaison de cigarettes de contrebande et cela a entrainé un conflit qui durera une vingtaine d’années, avec de nombreux morts à la clé. Cette affaire hors normes sera évoquée dans la littérature noire et au cinéma par exemple avec Le deuxième souffle de Melville adapté d’un roman de José Giovanni[1], ou encore dans Les hommes de Daniel Vigne[2]. Mais bien évidemment Quai des blondes ne prétend pas prendre cette histoire tout à fait au sérieux. Le film a été écrit par Paul Cadéac et Pierre Foucaud, un autre cinéaste qui a fait dans le film de gangsters. Les dialogues sont de Michel Audiard. C’est d’ailleurs grâce à la renommée de celui-ci que ce film a été réédité en 2020 dans un coffret de 21 DVD pour son centenaire. Ce film a été longtemps considéré comme perdu. Mais on en a retrouvé une copie qu’on a restaurée tant bien que mal, avec des couleurs très usées. Le titre du film joue sur l’ambiguïté : les blondes sont les femmes désirables et sexuellement émancipées – du moins au cinéma – et ce sont aussi les cigarettes américaines qui commençaient à envahir le marché français eu détriment des produits de la SEITA et des cigarettes brunes que notre firme nationale produisait. Fumer des blondes c’était être moderne, et un peu américain. Les Français qui à l’époque étaient assez hostile au modèle américain, refusaient de consommer des cigarettes blondes et du Coca Cola. Ça a changé depuis. Mais dans les années cinquante, et jusqu’au début des années soixante-dix, fumer des blondes était un signe de féminité. L’affaire du Combinatie par son côté sulfureux rendait les blondes désirables, comme un péché. Quelle meilleure publicité pour fumer des « américaines » que cette histoire scabreuse ?
Jacques Fenner est un armateur cossu qui dirige aussi une équipe de contrebandiers. Il finance le trafic de cigarettes entre le Maroc, encore protectorat français, et Marseille où il a ses bureaux. Bien entendu il travaille dans l’illégalité et de temps à autre doit payer des amendes pour libérer ses bateaux. Les douanes enragent de ne pas pouvoir le coincer. Dans l’hôtel où il loge, il a pour voisine une chanteuse de cabaret Barbara avec qui il va avoir une liaison. Mais les affaires sont les affaires, avec sa bande il prépare un gros chargement de blondes depuis Tanger. Un américain, un noir d’ailleurs qui travaille avec Esposito dit Lucky va arraisonner le bateau de Fenner, et assassiner tout l’équipage pour enlever la cargaison. De son côté Fenner échappe à une tentative d’assassinat menée par les deux tueurs de Lucky. La police tente de faire coopérer Fenner, mais celui-ci ne le veut pas. Il retrouve par contre une ancienne conquête à lui, Nelly qui semble un peu trop proche d’Esposito. Néanmoins, il part avec elle pour Tanger et entame une nouvelle liaison. Il va dévoiler qu’elle traficote avec Esposito. En vérité elle se drogue, mais Fenner détruit son stock de coke. Cependant les hommes d’Esposito vont se saisir de lui et le battre pour le faire parler. Ce sera Barbara qui va lui sauver la mise, prétendant jouer les entremetteuses Finalement ils décident de retrouver Michel en mer pour prendre possession de la cargaison. Sur le bateau Fenner va arriver grâce à l’aide de Barbara à se défaire d’Esposito et de son garde du corps. Il arrivera à piquer l’argent de Michel et s’enfuira. Tandis que les deux tueurs de Laurent sont arrêtés, la police tend un piège à Michel lorsqu’il arrive au port. La bande est décimée et Michel est tué dans la bataille. L’affaire est bouclée et Fenner promet au commissaire Brochant de ne plus trafiquer les cigarettes blondes.
Fenner gère ses affaires depuis son bureau de Marseille
Evidemment tout ça n’est guère enthousiasmant, l’intrigue est pâlichonne, les dialogues sont en bois et la mise en scène des plus sommaires. Et pourtant il y a quelques raisons de voir ce film. La première est de voir comment les éléments du film noir sont recyclés ici en tentant la voie de la légèreté sautillante. Cadéac aurait pu faire justement de Fenner un caractère ambigu et retors parce qu’après tout il enfreint la loi. Mais il tombe dans le piège des bons et des mauvais bandits. L’opposition ne se fait pas entre la police et les délinquants, mais entre la police, les mauvais bandits et les bons trafiquants qui sont au fond de bons commerçants un peu plus délurés que les autres et qui savent prendre des risques dans leurs investissements. Il est d’ailleurs assez surprenant que dans un film des années cinquante on ait autant de hardiesse à faire l’apologie du trafic. Si à la fin Fenner renonce à la contrebande, c’est pas tant qu’il veut respecter la loi, mais plutôt qu’il cherche une forme de tranquillité pour pouvoir s’installer dans ses pantoufles avec Barbara qui sans doute abandonnera le métier de chanteuse dans de louches cabarets. On remarquera que dans la plupart des films noirs des années cinquante, il y a toujours des cabarets, désignés comme lieu de perdition, ils sont en même temps une sorte de purgatoire où on donnera l’occasion aux pécheurs de se purifier. Ici la pécheresse c’est Barbara évidemment.
L’avocat Chanu défend les intérêts de Fenner auprès des douanes
Plus étonnant dans ce film, c’est la liberté des mœurs affichée pour l’époque. Ça couche de ci de là, sans problème. Certes les deux femmes, Nelly et Barbara sont bien un peu jalouses, mais sans trop de dégâts cependant. Les femmes ont d’ailleurs un rôle déterminant, tandis que Fenner tergiverse et reste passif, elles agissent. Barbara lui sauve la mise par deux fois, comme s’il était incapable de se débrouiller tout seul. Elle a d’ailleurs prise sur Esposito à qui elle explique ce qu’il doit faire. Fenner est un homme à femmes, il les séduit toutes, sa secrétaire aussi qui tente de se faire inviter à sortir. Ce qui laisse entendre qu’ils ont eu par le passé une relation. Mais Fenner en tient pour la chanteuse de cabaret, essentiellement parce qu’il la trouve louche ! Nelly se venge de Fenner, probablement parce qu’elle est rancunière, mais c’est lui qui l’enverra en prison après avoir couché une nouvelle fois avec elle !
Avec Laurent le radio Fenner organise la contrebande
Tout cela se passe dans un décor exotique. Marseille dont on aura quelques vues très brèves, puis le Maroc sous forme de dépliant touristique, on dirait une réclame pour s’en aller travailler aux colonies. On voit bien qu’il y a des musulmans en burnous, mais ils ne semblent être là que pour le décor, ce sont des ombres. Sans doute est-ce un peu comme ça qu’on voyait depuis Paris les colonies. Tanger est évidemment un mythe, aussi bien pour les cigarettes que les stupéfiants ou encore les femmes. Quelques années plus tôt Hunebelle avait réalisé Mission à Tanger sur un scénario signé Michel Audiard. Mais le Maroc c’est aussi Casablanca, et dont le célébrissime film de Michael Curtiz avec Bogart et Ingrid Bergman, et dont on retrouve des traces avec les retrouvailles entre le très nonchalant Fenner et la belle Nelly.
La bande à Michel a capturé le bateau de Fenner et piqué sa cargaison
La réalisation est très médiocre, c’est plat. Certes une partie de cette négligence peut s’expliquer par la minceur du budget, Hunebelle travaillait à l’économie, mais il était très rentable. Presque tout est filmé en studio et les rares scènes d’extérieur sont seulement là pour faire les raccords. Quelques images de Marseille, quelques autres du Maroc tournées sans doute par un stagiaire, et c’est tout. Il y avait pourtant matière à jouer sur la qualité des décors. Les scènes nocturnes, nombreuses, sont filmées en nuit américaine, ce qui les rend particulièrement opaques. La caméra est très statique, et les gros plans sont très multipliés. On ne peut rien sauver de ce point de vue de ce film. C’est mou, ça se traine. Le film est tourné en couleurs, sans doute pour souligner le côté exotique de l’histoire et donner à rêver à ceux qui n’ont jamais traversé la Méditerranée.
Barbara est une chanteuse à succès
L’interprétation c’est très mitigé. Le premier rôle, Fenner, c’est Michel Auclair qui dans la peau d’un séducteur relax n’est pas très crédible. Il a l’air de s’en moquer d’être là ou ailleurs. Ce n’est pourtant généralement pas un mauvais acteur. Barbara Laage qui incarne Barbara justement, la chanteuse, a l’air aussi de s’ennuyer. Madeleine Lebeau est Nelly, n’oubliez pas qu’elle était de la distribution de Casablanca où elle tenait le rôle de la petite amie délaissée de Bogart. Elle avait fait une jolie carrière internationale, tournant aussi pour Raoul Walsh, ou encore Basil Dearden. Mais on ne sait pas pourquoi elle finit par échouer dans des productions de seconde catégorie. Elle est déjà un peu mieux. Les truands sont plus intéressants. Dario Moreno incarne le redoutable chef de gang Esposito, comme à son habitude et malgré un physique ingrat, il est très bon et donne un peu de vie à l’ensemble. Et puis il y a de jeunes acteurs, Jacques Dynam, Gianni Esposito et encore Robert Hossein dans un de ses tous premiers rôles de voyou, si ce n’est le premier. On l’a vêtu d’un étrange costume vert et d’une chemise rose ! Vers cette époque il se spécialisera sur ce créneau. Maurice Biraud tient fort bien le petit rôle du radio qui travaille avec Fenner et qui se fait tuer par Robert Hossein !
La secrétaire de Fenner tente de le séduire
Il faut le comprendre pour l’apprécier comme un document d’époque : comment on pensait le film de gangster en ce temps des colonies finissantes, et pas du tout comme un film qui se passerait au Maroc ou à Marseille. C’est ce qui m’a intéressé. Ça et puis le fait qu’on y voit la police tabasser avec méthode les truands jusqu’à les faire causer, comme si c’était normal et admis. Je ne l’ai pas souligné, mais la musique est également très mauvaise. Les dialogues d’Audiard sont eux aussi très mauvais, ternes pour tout dire.
Le commissaire Brochant apporte de mauvaises nouvelles
Dans la version que nous avons aujourd’hui à disposition, les couleurs sont tellement ternes qu’on a l’impression d’une mauvaise colorisation d’un film en noir et blanc. D’ailleurs connaissant la pingrerie d’André Hunebelle, on se demande bien comment il a pu se décider à payer de la pellicule couleur pour son ami Cadéac. Mais la médiocrité de la couleur, on ne saurait le reprochaer à Cadéac dont ce sera fort heureusement le seul et unique film en tant que réalisateur. Malgré toutes ces remarques négatives qu’on peut adresser à ce film oublié de tout le monde et négligé évidemment par la critique, ce film fera près de 2 millions d’entrées. Une belle performance connaissant la maigreur du budget et du scénario.
Dominique et son beau-frère tente d’intercepter Fenner
Nelly a séduit Fenner
La fourbe Nelly explique à Esposito comment piéger Fenner
Les deux tueurs sont arrêtés pour le meurtre de Laurent
Fenner promet au commissaire de rentrer dans le droit chemin
« Antoine de Baecque, Jean-Pierre Melville, une vie, Le seuil, 2017Julie Assouly, L’Amérique des frères Coen, CNRS éditions, 2013 »
Tags : Paul Cadeac, Michel Auclair, Barbara Laage, Madeleine Lebeau, Dario Moreno, Robert Hossein, trafic de cigarettes, Marseille
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Commentaires
On peut supposer aussi que, dans le titre, il y a un jeu de mots sur "Quai de brumes" > "Quai des brunes" > "Quai des blondes"...