• Quelque part dans la nuit, Somewhere in the nigh, Joseph L. Markiewicz, 1946

     Quelque part dans la nuit, Somewhere in the nigh, Joseph L. Markiewicz, 1946

    C’est le second film de Mankiewicz en tant que réalisateur. Mais c’était déjà un vieux routier, il avait beaucoup travaillé comme scénariste et comme producteur. C’était le cadet des frères Mankiewicz, sont frère, Herman, avait écrit le scénario de Citizen Kane, ce qui n’est pas sans rapport avec la technique narrative de Joseph. Le premier film qu’il ait tourné en tant que réalisateur, c’était Dragonwyck, un film noir un peu gothique qui, s’il n’était pas sans qualité, n’avait pas eu un succès remarquable. Pour sa deuxième réalisation, il va travailler un scénario dont la thématique s’inscrit directement dans le cycle du film noir classique. Mankiewicz qui contrôlait et réécrivait ses scénarios longuement, était aussi un auteur très bavard, grand admirateur du théâtre anglais, il avait coutume de dire comme Melville d’ailleurs, que la mise en scène proprement dite était déjà incluse dans le scénario si celui-ci était convenablement travaillé. Cinéaste « intellectuel », il a pourtant de nombreuses connexions avec le film noir, plus sans doute dans la manière de filmer que dans la thématique proprement dite. C’est un réalisateur « brillant », c’est-à-dire capable d’en mettre plein la vue au spectateur moyen, même quand il réalise cette vieille daube indigeste de Cleopatra qui faillit emporter dans la tombe la Fox. Quoi qu’on en pense, il a tout de même réalisé quelques chefs-d’œuvre, comme l’inoubliable The barefoot contessa, ou The ghost and Mrs Muir. Mankiewicz commence donc sa carrière de réalisateur dans les années quarante, c’est-à-dire dans l’éclosion du cycle classique du film noir, c’est ce qui va expliquer les étranges rapports qu’il entretiendra avec celui-ci. Mankiewicz semblait dire que Somewhere in the night avait été pour lui un simple exercice de style, une sorte d’apprentissage. Mais en réalité en fréquentant d’aussi près le film noir, il est clair que toute la suite de sa carrière va être contaminée par lui. De très nombreux tics du film noir sont utilisés ici, et reviendront d’une manière récurrente dans le reste de sa filmographie. Par exemple les flash-backs et l’usage de la voix-off qui introduit cette distanciation subjective d’avec la rélaité, ou encore la confusion des temporalités, quand le passé se confond avec le présent. Même du point de vue de la structure des images, comme cette surabondance des miroirs ou la pratique systématique du mensonge et de la ruse pour manipuler et prendre le pouvoir sur les autres. 

    Quelque part dans la nuit, Somewhere in the nigh, Joseph L. Markiewicz, 1946 

    George Taylor a perdu la mémoire 

    George Taylor se réveille dans un hôpital militaire, il ne se souvient de rien. Il a été grièvement blessé par l’explosion d’une grenade dans la Guerre du Pacifique. Il possède cependant un portefeuille dans lequel se trouve une pièce d’identité et une lettre qui l’accuse d’être un sale bonhomme, peu fiable. Sorti de l’hôpital, il va enquêter sur lui-même. Se rendant à l’hôtel qu’un certain Cravat aurait habité. Il découvre que ce même Cravat a ouvert un compte à son nom sur lequel il a déposé 5000 $. De fil en aiguille, il se retrouve dans un bar tenu par un certain Mel Phillips qui entretient des relations ambiguës avec une chanteuse Phyllis. George échappe à des voyous. Mais à la sortie de la boîte de nuit, il se fait agresser et secoué par Anzelmo et son garde du corps. Il commence alors à entendre parler d’une somme de 2 millions de dollars dont il ne sait rien. Il se réfugie chez Christy qui, bien qu’agacée par cette intrusion, va finalement lui prêter une oreille attentive. Elle le présente à Mel Phillips qui semble intéressé par son histoire et qui à son tour va le mettre en relation avec le policier Kendall. Mais de ces rencontres successives il ne ressort pas grand-chose. Il continue à enquêter sur lui-même et sur le fameux Cravat que personne ne semble avoir vu de près. Après l’avoir croisée une première fois dans le couloir de son hôtel, il aboutit chez une certaine Phyllis, une femme de mauvaise vie, qui lui indique à mots couverts une adresse sur le port. Là il retrouve Anzelmo, un faux voyant, qui lui donne des détails sur les deux millions de dollars et qui cherche lui aussi Cravat. George Taylor suit la piste d’un certain Conroy et il tombe sur sa femme qui elle semble reconnaitre. Elle lui indique que son mari se trouve dans une maison psychiatrique et qu’on ne peut pas le voir. Mais George tient à y aller. En sortant de chez Elizabeth Conroy, il manque être renversé par un camion. Il arrive finalement et avec difficulté à pénétrer dans l’asile. Mais Conroy vient d’être poignardé. Cependant, avant de mourir celui-ci va lui indiquer qu’il a cacher une mallette au milieu des pilotis sur les docks. C’est là que va se rendre George avec Christy. Il trouve la mallette et se rend compte qu’outre les 2 millions de dollars, elle contient une chemise marquée du nom de Cravat et d’un tailleur nommé George. Il comprend alors que George Taylor et Cravat ne font qu’un. Mais, avec Christy il doit essuyer plusieurs tirs d’arme à feu. Ils se réfugient dans un local de l’Armée du salut, déposent la mallette. Ils se rendent ensuite chez Anzelmo pour demander des comptes, mais alors qu’ils se trouvent en mauvaise posture, c’est Mel Phillips qui intervient, les délivre et les ramène dans son bar. Cependant, on se rend compte que c’est Mel Phillips qui est à l’origine du coup, il veut récupérer l’argent, et les menace de mort. George Taylor accepte de retourner sur le port. Le trio s’en va alors vers l’Armée du salut. Mais la police est là, car George avait demandé au responsable de ce local de porter la mallette à Kendall. Dans la confusion, Mel Phillips sera abattu. Larry Cravat, alias George Taylor, va pouvoir reprendre son ancien métier de détective privé. 

    Quelque part dans la nuit, Somewhere in the nigh, Joseph L. Markiewicz, 1946 

    Il cherche un certain Larry Cravat 

    Voilà donc un homme qui enquête sur lui-même à la manière d’un détective privé. C’est une idée relativement banale dans l’univers sud roman et du film noir. Il est en quête de son identité, et finira par se rendre compte qu’il n’a pas été un homme « bon ». On retrouvera cette thématique, amnésie comprise chez Robert Florey avec le très bon The crooked way[1]. Le traumatisme de la guerre et le difficile retour à la vie civile est un leitmotiv de nombreux films noirs. Et évidemment la guerre a purgé un certain nombre de comportements, rendant « bons » ceux qui étaient mauvais et vivaient dans l’erreur. Ce sont d’ailleurs chaque fois des personnages louches qui se sont comportés en héros dans le conflit armé. Leur amnésie est donc non seulement le résultat d’une blessure réelle – compensation de l’héroïsme – mais aussi une manière de renier son passé. C’est une marche vers la rédemption. Cette première approche va ensuite être confortée par la constitution d’un trio des plus étranges. Manifestement Christy est amoureuse de Mel Phillips, et c’est réciproque. Pourtant elle va se tourner vers George Taylor. En vérité elle préfère George parce que celui-ci est faible et désemparé, donc manipulable. Mel Philipps est riche, il a une position sociale élevée, et donc Christy ne peut en aucune manière le protéger. Cette relation triangulaire dont Christy est le pivot, interroge d’ailleurs sur la moralité de la jeune femme. Est-elle très différente de la Phillys qui manifestement est un peu pute ? Cette ambiguïté de Christy renvoie aussi à l’ambigüité de George. Que cherche-t-il ? A récupérer le trésor ? Ou à prendre la femme de Mel Phillips ? George Taylor est d’ailleurs présenté comme un homme faible, un peu lâche sans doute. Un anti-héros malgré ses faits de guerre. C’est donc un menteur. D’ailleurs son passé parle pour lui. Sous le nom de Cravat, il est considéré comme un détective privé véreux. 

    Quelque part dans la nuit, Somewhere in the nigh, Joseph L. Markiewicz, 1946

    Les premières pistes tournent court 

    L’autre aspect de cette histoire dont les lacunes sont très nombreuses, c’est une chasse au trésor dans la tradition hammettienne du Faucon maltais. On trouve en effet toute une kyrielle de personnages grotesques et assez minables qui se regroupent pour tenter de mettre la main sur deux millions de dollars. Le cerveau de cette conjuration des imbéciles est un escroc de petite dimension, le docteur Anzelmo qui est au mieux un bonimenteur de foire et qui voudrait bien devenir riche pour justifier sa propre existence à ses yeux. Mais y croit-il ? Le spectateur qui a tout de suite compris que Mel Phillips était le coupable, l’oublie un peu. Dans la façon d’avancer à l’aveugle de George Taylor, on retrouve aussi la tradition chandlérienne qui, au fur et à mesure que le détective avance, met à jours les turpitudes des uns et des autres, et aussi cet aspect masochiste du récit qui voit le héros subir des agressions diverses et variées. La brute Hubert, l’homme de main d’Anzelmo, semble sortir d’un roman de Raymond Chandler. Plus intéressant est cet épisode où George rencontre la femme de Conroy. Celle-ci prétend quelque part avoir connu George et même avoir été amoureuse de lui. Cette relation trouble George qui découvre de la compassion pour elle. Mais on ne saura jamais si cela relève du fantasme ou de la réalité.

    Quelque part dans la nuit, Somewhere in the nigh, Joseph L. Markiewicz, 1946

    Christy n’apprécie pas les questions de Taylor 

    La conduite du récit est évidemment bordée par les canons stylistiques de cette époque. On aura donc droit à la voix off où George nous fait part de son désarroi – il ne peut pas parler puisqu’il a eu la mâchoire abimée. L’errance de George est le fil conducteur qui renforce la subjectivité du récit. Mankiewicz bien secondé par la photo de Norbert Brodine – qui photographiera entre autres Kiss of death d’Hathaway ou Thieves’ highway de Dassin, reviendra travailler avec Mankiewicz sur Five fingers. Il y a une utilisation intéressante des formes géométriques épurées comme lors de la traversée de l’établissement de bains, ou l’arrivée chez Phyllis. Le jeu des miroirs et des mensonges qui accroit l’incertitude, si ce n’est pas nouveau, est plutôt bien maitrisé. Il n’y a pratiquement pas d’extérieurs, tout est tourné en studio, et les séquences sur le port nous laisse un peu sur notre faim. Par contre il y a des séquences très fluides, moins dans les dialogues que dans les démarches de George Taylor pour se frayer un chemin. Le final est particulièrement soigné avec de jolis mouvements de caméra. Contrairement à ce que lui-même affirmait dans ses différentes interviews, il y a une science déjà des angles de prise de vue et des enchaînements, ce qui donne un aspect soigné à l’ensemble. 

    Quelque part dans la nuit, Somewhere in the nigh, Joseph L. Markiewicz, 1946

    Phillys semble cacher quelque chose 

    La distribution est certainement le point faible du film, c’est ce que certains commentateurs ont remarqué avant moi[2]. Le rôle principal est tenu par John Hodiak, c’est un acteur pâle et transparent, raide. On le reverra par la suite dans quelques films noirs comme par exemple A lady without passport de Joseph H. Lewis. Mais il n’a guère marqué son époque. Et ici il n’est guère remarquable. Il est vrai que son rôle est plutôt passif. Il y a ensuite Nancy Guild dans le rôle de Christy. Elle n’a pas un physique extraordinaire elle a un peu la malle dans le dos, mais surtout elle n’a pas une grande palette dans son jeu. Pour la subtilité on repassera. On la verra ensuite dans The Brasher doublon, avec un autre moustachu[3], mais sa carrière tournera court. Certains ont voulu la voir comme une sorte de croisement entre Lauren Bacall et Gene Tierney, mais c’est très abusif. Richard Conte qui d’habitude est très présent, est ici assez terne dans le rôle de Mel Phillips. Peut-être regrettait-il de s’être laissé embarquer dans un petit rôle qui ne le met pas vraiment en valeur. Plus intéressant est Lloyd Nolan dans le rôle du policier Kendall. Vieil habitué du film noir, il est ici très ironique, un peu comme s’il portait en lui la distanciation de Mankiewicz lui-même, regardant ces personnages s’agiter un peu dans tous les sens comme s’il régnait au-dessus d’eux. Parmi les bonnes prestations, on peut aussi noter celle de Josephine Hutchinson dans le rôle d’Elizabeth Conroy, elle fait passer beaucoup d’émotion dans un minimum de temps. Fritz Kortner dans le rôle du louche Anzelmo a souvent été remarquée, mais si on y regarde de près, il ne fait rien d’extraordinaire et se contente de jouer de son physique un peu étrange. Margo Woode dans le rôle de Phyllis est excellente. 

    Quelque part dans la nuit, Somewhere in the nigh, Joseph L. Markiewicz, 1946 

    Avec la mallette, George et Christy se réfugient à l’Armée du salut 

    C’est un film noir, très plaisant à regarder, mais certainement pas un excellent film noir, et encore moins un très grand film de Mankiewicz, s’il amuse assez à fournir des bons mots d’auteur, il a laissé passer trop de choses dans un scénario bien peu crédible. Il fut relativement bien accueilli par le public, ce qui allait permettre au réalisateur de continuer la carrière que l’on sait. Mankiewicz est considéré par beaucoup comme un très grand réalisateur, mais ceux qui le mettent ainsi au-dessus du panier, considère généralement que Somewhere in the night est un film mineur du maître. Il y a pourtant dans sa réalisation de nombreux tics qui deviendront ensuite la marque de Mankiewicz. On peut donc considérer que ce film – y compris ses bavardages – est une étape indispensable si on veut comprendre ce qu’il fera ensuite. Quoiqu’on en ait dit, la manière de filmer de Mankiewicz pour originale qu’elle soit a été contaminée très tôt par le film noir, et cela va se voir dans ses œuvres ultérieures. 

    Quelque part dans la nuit, Somewhere in the nigh, Joseph L. Markiewicz, 1946 

    Mel a été abattu 

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