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Reproduction interdite, Gilles Grangier, 1957
Gilles Grangier fait partie de ces auteurs mis à l’index par la police de la pensée de la Nouvelle Vague qui ne le jugeait pas assez artiste, trop commercial. C’était un réalisateur à succès qui a beaucoup tourné avec Jean Gabin – une douzaine de films – et Fernandel – une demi-douzaine. Ces collaborations lui donnèrent l’image d’un tâcheron docile au service de vedettes un peu capricieuses. Mais c’est une approche erronée, ou du moins très insuffisante, de sa carrière[1]. Si nous la regardons depuis notre centre d’intérêt principal qui est le film noir, on va voir qu’il a apporté sa pierre à la production de films noirs à la française. Nous avons déjà parlé de Trois jours à vivre[2], film tout de même assez solide. Mais il y en a bien d’autres, Gas oil par exemple avec Jean Gabin, ou encore La vierge du Rhin, Le désordre et la nuit, toujours avec Jean Gabin. Certains de ses films conserve une bonne image toutefois comme 125 rue Montmartre avec Lino Ventura, ou Le rouge est mis avec Jean Gabin d’après un roman d’Auguste Lebreton paru à la série noire. Formé à l’école du studio, il avait cependant fait assez souvent de belles excursions en extérieur. Il continuera à s’intéresser au film noir jusque pratiquement à la fin de sa carrière de réalisateur de cinéma avec Le cave. Il passera ensuite à la télévision dans les années soixante-dix, son heure en tant que réalisateur à succès avait passé, et puis les acteurs avec qui il avait ses habitudes n’étaient plus là. Ici le point de départ est un ouvrage de Michel Lebrun qui dans un premier temps avait signé du pseudonyme de Michel Lenoir. Michel Lebrun – pseudonyme de Michel Cade – était un auteur très prolifique dont de nombreux romans ont été adaptés au cinéma, et qui fut aussi un scénariste pour des adaptation d’OSS117 ou d’autres héros de film d’action. Il avait obtenu en 1956 le Grand Prix de la Littérature Policière pour Plein feux sur Sylvie, prix prestigieux à l’époque qu’obtiendra l’année suivante Frédéric Dard pour Le bourreau pleure. Longtemps il a été considéré comme une sorte de figure tutélaire du roman noir français. Il est aujourd’hui un peu oublié. Ecrivant beaucoup il avait multiplié les pseudonymes[3]. Bien qu’il ait connu quelques succès, et une vraie reconnaissance critique, il n’arrivera jamais cependant à la notoriété d’un Frédéric Dard, d’un Simenon ou même d’un Léo Malet.
Kelber est un galeriste en difficulté : sa femme est dépensière, les études de son fils lui coûtent cher. Il rêve d’une bonne affaire. Et celle-ci va se présenter derrière le masque de Jacques Lacroix qui lui propose des tableaux pour un prix dérisoire. Dans ce lot il y aurait un Gauguin. Kelber va plonger la tête la première dans le piège. Le vendeur fait monter les prix : Kelber est obligé de racler les fonds de tiroir pour payer, et d’emprunter aussi au boucher. Bien qu’il ait fait expertiser le tableau, Lacroix va lui en refiler un faux. Lorsqu’il s’en rend compte, Lacroix a mis les bouts. Mais Kelber va le retrouver. Après l’avoir menacé, il va s’associer avec lui et avec un peintre raté Claude qui vit en concubinage avec Viviane. Les trois, ensemble, vont mettre au point une combine avec de faux certificats d’expertise : ils vont vendre plusieurs fois la même reproduction du Gauguin. Kelber peut ainsi se refaire. Il va passer du temps pour expliquer comment Claude doit travailler pour parfaire sa technique de faussaire. Mais Claude culpabilise et boit. L’affaire marche convenablement, Kelber trouve des clients pour les faux Gauguin et finit par rembourser le boucher, acheter une voiture neuve. Kelber et Lacroix ayant peur qu’il parle vont l’assassiner après s’être débrouillés pour avoir un alibi. Mais Viviane a compris qu’ils étaient tous les deux coupables, elle va les dénoncer. Lacroix sera arrêté et Kelber se suicidera.
Le boucher avancera de l’argent pour acheter des tableaux
La trame est l’illustration de la maxime « le crime ne paie pas », et les criminels seront punis. Mais évidemment si on s’en tenait à cela, ce ne serait guère intéressant. Il faut prendre cette histoire comme le portrait d’un homme murissant dont la vie en apparence bien réglée est en train de se défaire. Sa femme l’accable de ses exigences, il tire très peu de satisfaction de son fils, et en plus il se fait rouler dans la farine par un petit escroc. C’est dans ce contexte que paradoxalement il va trouver du réconfort et une nouvelle raison d’exister en s’acoquinant avec celui qui l’a volé. Il va passer du statut de petit commerçant avide de bonnes affaires, à celui de criminel crapuleux. Et cela lui plait assez ! Mais il y a encore autre chose : Kelber est fasciné par Lacroix. Il est attiré par lui, alors même que celui-ci s’est moqué de lui. Et cette attirance va être le ressort même de son orientation dans le crime. En effet, après s’être renfloué, il ne devrait plus avoir aucune motivation pour continuer ses carambouilles, la seule chose qui peut le pousser dans ce sens est bien de prolonger sa relation avec Lacroix. Curieusement malgré toutes les avanies que Lacroix lui a faites subir, Kelber est prêt à le suivre jusqu’au bout. C’est plus une relation d‘affaire, c’est une vraie relation amoureuse. Et d’ailleurs quand l’affaire tournera au vinaigre et qu’il apprendra que Lacroix a été arrêté, il perdra jusqu’à la motivation de s’échapper et de sauver sa peau. La scène peut-être la plus révélatrice c’est quand Lacroix tient la main de Kelber armé d’un revolver pour assassiner Claude.
Kelber a retrouvé Lacroix
Les autres caractères sont bien moins intéressants. Lacroix n’est qu’un petit escroc sans envergure qui trouve dans Kelber un complice facile à manipuler. Le galeriste va être stimulé par le fait qu’il connait mieux que Lacroix ou même que Claude ce que sont les difficultés de peindre des faux, et là il reprend à ses propres yeux un peu d‘importance. Claude est juste un peintre raté et pleurnichard, à peine bon à se faire dorloter par Viviane. Il n’a aucune envergure, et on se demande bien pourquoi sa maîtresse se préoccupe de ce qu’il devient. La relation entre Claude et Viviane est un peu similaire à celle entre Jeanne et Simon dans Trois jours à vivre. Dans les deux cas, c’est la femme qui est forte et l’homme artiste et faible, faible parce que raté. On voit dans l’inversion des caractères traditionnels de féminité et de virilité, une figure qui s’ébauche : l’artiste est dépouillé de ses attributs masculins qui sont, selon les codes de l’époque, au minimum la prise d’initiative. Et c’est la femme qui le remplace dans ce rôle au pied levé. Viviane va venger Claude. Pourquoi ? L’aimait-elle ? On ne sait pas trop. Mais ce qui est certain c’est qu’on l’a privée de la possibilité de protéger quelqu’un de très faible.
Le plus difficile est de motiver Claude
Le scénario est évidemment un peu paresseux, le coup de l’alibi au cinéma ou de la difficulté d’assassiner quand on n’y est pas habitué est une ficelle un peu usée, les scènes familiales paraissent aussi très répétitives. Cependant la réalisation tient assez bien la route. On appréciera cette façon de mettre en scène un quartier un peu populaire dans lequel le boucher semble le roi : c’était ainsi dans les années cinquante, les bouchers avaient de l’argent et vivaient bien mieux que les autres. Il y a donc dans ce film le charme de ce qu’était la vie dans les années cinquante quand Paris était encore une ville populaire. Les scènes dans les escaliers ou dans l’atelier d’artiste de Claude sont plutôt réussies, avec une très bonne photo de Jacques Lemare qui retravaillera avec Grangier, mais qui s’était fait une spécialité dans le film policier avec de l’action.
Lacroix et Kelber ont amené des toiles anciennes à Claude
La distribution s’organise autour de Paul Frankeur dans le rôle de Kelber. Il est excellent, mais cet acteur a toujours été très bon, il a toutefois eu rarement l’occasion de tenir des premiers rôles. A l’époque de ce tournage il avait à peine la cinquantaine, mais il avait une silhouette vieillotte qui du reste convenait très bien au rôle. Il fut souvent employé par Gilles Grangier. Michel Auclair, un autre très bon acteur, toujours très juste et constant dans la qualité de ses interprétations, mais trop souvent condamné aux seconds rôles, est Lacroix, le petit escroc sans envergure. Annie Girardot incarne Viviane la maitresse de Claude. Elle allait se spécialiser au fil de sa longue carrière dans ces rôles de femmes fortes et compatissantes, toujours prêtes à venir au secours des pauvres malheureux. Elle retrouvera rapidement Gilles Grangier dans Le rouge est mis. Elle avait cet air prolétaire et la gouaille qui allait si bien aux rôles qu’elle interprétait. Gianni Esposito s’était spécialisé dans des rôles de faibles ou de névrotiques. Ici il était Claude le peintre raté qui se rongeait les sangs sur sa propre nullité. Mais le reste de la distribution était tout aussi intéressant, que ce soit l’excellente Jacqueline Noël dans le rôle de l’épouse Kelber, ou Marcel Bozzuffi dans un petit rôle de comparse. Pour les plus anciens, ils remarqueront la présence de Jacques Moulières qui fut brièvement une star du yéyé sous le nom de Jacky Moulières, mais ici il n’était encore qu’un gamin qui de temps à autre faisait quelque apparition dans un film, généralement pour jouer le garçon un peu insolent, un peu agaçant.
Viviane découvre le cadavre de Claude
Ce n’est pas un très grand film, il y manque bien trop de choses pour cela. Production à petit budget, il ne s’en regarde pas moins avec plaisir et prouve que le film noir à la française a bel et bien existé. En tous les cas il démontre que Gilles Grangier n’était pas de ces réalisateurs nullissimes que la Nouvelle Vague méprisait. L’absence de charisme des principaux acteurs n’a pas permis au film d’être un très gros succès. Jacques Deray était l’assistant de Gilles Grangier sur ce film et selon lui, c’est bien là qu’il a appris le cinéma !
Kelber comprend que Viviane l’a piégé
Tags : Gilles Grangier, Paul Frankeur, Annie Girardot, Gianni Esposito, Michel Auclair, Michel Lebrun
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