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Le rouge est mis, Gilles Grangier, 1957
Quand Le rouge est mis se monte, les films de voyous sont très à la mode. Gabin en a déjà fait plusieurs, certains n’ont pas très bien marchés comme Miroir, et d’autres ont vraiment fait de grosses recettes comme Touchez pas au grisbi. Par ailleurs Du rififi chez les hommes a été aussi un gros succès, alors qu’il n’a été tourné sans vedette de premier plan. Mais le film est basé sur un roman d’Auguste Le Breton. Ce dernier a investi la série noire avec trois romans qui font un carton, dont Le rouge est mis. Mais Auguste Le Breton ne va pas rester à la série noire, il s’estime mal payé, et surtout il ne supporte pas de se trouver en concurrence avec Albert Simonin qu’il déteste cordialement. Est-ce que Le Breton déteste Simonin pour ses activités dans la collaboration et son antisémitisme notoire ? Cette inimitié sera en tous les cas à l’origine d’un conflit plutôt violent avec Marcel Duhamel. Gabin qui a tourné Touchez pas au grisbi d’après un roman de Simonin, aime bien les auteurs voyous, sans doute pour l’usage qu’ils font de la langue argotique. Simonin, Le Breton ou Giovanni utilisent cette langue qu’ils font revivre en la faisant accéder aux librairies. Des trois auteurs que je viens de citer, c’est Le Breton qui maitrise le mieux cette langue. Il écrira un dictionnaire d’argot, Langue verte et noirs desseins[1], ouvrage qui s’est inspiré d’Albert Simonin qui publia Le petit Simonin illustré[2]. Alphonse Boudard à son tour donnera aussi l’excellent L’argot sans peine, ou la méthode à Mimile qui est un solide remède contre la morosité[3]. Tous ces auteurs ont un passé de délinquance plus ou moins important, Boudard, Giovanni et Simonin ont fait de la prison, et Le Breton, orphelin très tôt vient de la rue littéralement après s’être échappé de l’orphelinat. Gabin aimait bien Le Breton qui faisait peur à beaucoup de monde et qui avait un caractère des plus difficiles. Il tournera avec lui, en dehors de Le rouge est mis, Razzia sur la chnouf, du Rififi à Paname et Le clan des siciliens. Evidemment Le Breton admirait, comme tous les voyous de cette époque Jean Gabin. C’est donc tout un univers singulier qui est mis en scène dans ce film. Et d’ailleurs on se demande si l’intrigue a vraiment intéressé Gilles Grangier, il semble s’être plus intéressé à un univers qu’à une histoire ou à des caractères. L’adaptation pour laquelle on retrouvera Michel Audiard, a été faite par Auguste Le Breton lui-même qui signe aussi les dialogue. Le film est assez conforme au roman, sauf que celui-ci est un peu plus violent et un peu moins moralisateur, Pepito plus cruel aussi.
Louis Bertain, dit Louis le blond, est propriétaire d’un garage, mais il a une seconde vie : il braque les encaisseurs avec son équipe qui comprend Pepito le gitan, Fredo le peureux et Raymond. Ils sont tous les quatre assez proches et aiment banqueter ensemble dans des établissements amis. Le frère de Louis, Pierre, qui est interdit de séjour, va cependant se faire arrêter par la police alors qu’il vient de passer la nuit avec sa maitresse, la belle Hélène. Les flics lui proposent donc de balancer en échange d’un condé qui lui permettrait d’aller et de venir à sa guise. Mais il ne dit rien, du reste il ne sait rien, et retourne en prison. Hélène cependant est une fille un peu légère qui fréquente d’autres hommes. Louis va la mettre au pas lorsqu’il s’aperçoit qu’elle serait prête à se jeter dans ses bras. Il lui interdit de revoir son frère. Quand celui-ci sort de cabane, il va reprendre sa place dans le garage de son frère. Mais Louis a besoin de fric. Il va monter une autre attaque d’encaisseurs sur la route de Dourdan. Pierre a surpris la conversation entre Pepito et Louis. Mais ça tourne plutôt mal, Pepito tue les deux convoyeurs de fonds. Ils sont poursuivis par des motards qu’il faut abattre également. Raymond est mort, il faut aussi se débarrasser du corps. Toute cette violence va ébranler Frédo le maillon faible de l’équipe. C’est lui qui va les balancer. Mais Pepito croit que c’est Pierre, et il va partir à sa recherche pour lui faire la peau. Louisa été arrêté, mais il s’évade et traverse tout Paris pour tenter de stopper l’impulsif Pepito. Il y arrivera, mais y laissera sa peau après qu’il ait abattu le gitan.
Le gang attaque des encaisseurs
Plusieurs schémas s’entrecroisent. D’abord celui du bourgeois qui mène une double vie, c’est déjà vu dans Miroir, ou encore dans le méconnu Leur dernière nuit. Mais n’est-ce pas la personnalité même de Gabin qui offre ce désir de dédoublement ? En effet, venant d’un milieu prolétarien, il n’aura jamais assumé son statut de vedette très riche, manifestant toujours de la tendresse pour les petites gens qu’ils soient des travailleurs ou des voyous. Cette figure ambiguë du bandit arrivé mais qui cherche toujours le mauvais coup, traverse toute l’œuvre de Gabin. Il est à la fois celui qui transgresse l’ordre bourgeois, et celui qui le remet à sa place. C’est comme ça d’ailleurs qu’il faut voir la succession des adaptations de Simenon qu’il a tournées : un coup il est une sorte de paumé, de criminel, livré à ses passions premières, un coup il est le policier Maigret. Dans Razzia sur la chnouf adapté du même Auguste Le Breton, il est à la fois le trafiquant de drogue et le policier qui démantèle le réseau. Sous ses airs solides et carrés, il est toujours dans l’entre-deux. La récurrence de ce thème dans sa filmographie ne peut pas être un hasard, il n’était pas du genre à tourner des films dont il n’appréciait pas le principe. Cette ambiguïté est le fil conducteur qui relie le Gabin d’avant-guerre à celui d’après la Libération.
Fredo commence à avoir peur
On retrouvera donc des formes déjà vues, le truand arrivé, en pyjama comme souvent. Je crois que Gabin est l’acteur qui a le plus porté le pyjama à l’écran ! L’amitié des truands autour d’un bon repas, les appuis dans le milieu et bien sûr les maillons faibles. Les maillons faibles il y en a plusieurs, et tous sont en rapport avec les liens familiaux. D’abord c’est Pierre qui a la tentation de trahir et qui se laisse manipulé par la passion sexuelle qu’il entretient pour Hélène. Mais c’est aussi Fredo qui appartient à la grande famille du milieu. C’est presqu’une figure imposée que de traiter de ceux qui dans le milieu trahissent, avec les lamentations qui vont avec sur le temps qui passe et le milieu qui n’est plus ce qu’il était. Certains pensent que de mettre en scène la trahison parmi les truands c’est pour montrer qu’au fond ceux-ci ne sont pas fiables, soit par lâcheté, soit par cupidité. Mais en vérité, au moins pour Auguste Le Breton et José Giovanni, s’il y a trahison, c’est bien parce que ce principe de la solidarité entre truands existe, s’il n’existait pas on ne le trahirait pas. Les femmes ne sont guère fiables, Hélène en est l’exemple même. Et d’ailleurs Louis ne vit pas avec une femme, il vit avec sa mère ! On comprend qu’il tient sa vie sexuelle à l’écart de ce qui est important, sa famille, le pognon et ses amis. Mais derrière ces portraits, il y a aussi la police qui donne la chasse à ce gang violent. Cette police est déjà assez moderne puisqu’elle considère que la fin justifie les moyens, et elle n’hésite pas à mentir et à exercer un chantage pas très honorable sur le fragile Pierre.
Pierre est arrêté alors qu’il sort de chez Hélène
La façon dont est traité le scénario va décider du rythme du film. On voit bien qu’ici on a plutôt exploré un milieu qu’aborder le genre du côté de l’action. Et pourtant, ce sont les scènes d’action qui sont les plus réussies. La fin, que ce soit la seconde attaque des encaisseurs, l’évasion de Louis ou encore la course de vitesse pour rattraper Pepito, est tout à fait réussie. Elles auraient pu être un peu plus étirées, notamment en ce qui concerne la préparation de l’attaque à main armée. Au contraire, Grangier s’étend sur la liaison entre Pierre et Hélène, sans toutefois jusqu’à aller au bout de l’analyse entre une » sorte de benêt et une grue. Il y a deux tentatives pour ensuite explorer le milieu : d’abord replonger Pepito dans le milieu gitan, voué à la misère, ensuite la description des relations d’entraide qui se nouent autour de Louis. Les décors naturels sont plutôt bien choisis, comme souvent chez Grangier, surtout quand c’est Jacques Deray l’assistant, mais l’ensemble reste trop collé aux normes des studios de l’époque. On sait que Gabin n’aimait pas trop s’éloigner des studios et de ses exigences de tournage. Quelques scènes restent emblématiques du film noir, les jeux de miroir, le rôle des escaliers du côté de chez Hélène. Le flingage des motards qui donnent la chasse au gang, semble avoir été une source d’inspiration pour le Melville du Deuxième souffle, comme sans doute l’interrogatoire de Louis par la police.
Raymond est mort, il faut se débarrasser du cadavre
La distribution est excellente, construite autour de la personne de Gabin dont on ne peut pas commenter la performance, étant donné qu’il reste toujours égal à lui-même. On retrouve ici un certain nombre d’habitués du cinéma de Gilles Grangier de cette époque-là, à commencer par Marcel Bozzuffi toujours très juste, puis Albert Dinan encore dans le rôle d’un flic aussi retors que besogneux, et Paul Frankeur dans le rôle de Frédo qui vend le reste de la bande, effrayé qu’il est de voir le gang tourné à la virée sanglante. Gabin voulait également Lino Ventura avec qui il avait déjà tourné Touchez pas au grisbi et Razzia sur la chnouf, ça tombait bien parce que celui-ci avait déjà tourné pour Grangier dans Trois jours à vivre. Bien que son rôle ne soit pas encore très étoffé, il a une présence très forte dans le rôle du nerveux Pepito le gitan. Il lui faudra attendre encore deux ans avant de devenir un grand premier rôle avec Classe tout risques de Claude Sautet. Annie Girardot est la légère Hélène, avec aplomb et beaucoup de sûreté dans son jeu. Elle avait déjà tourné pour Grangier dans Reproduction interdite, et elle retrouvera Gabin l’année suivant dans Maigret tend un piège. Jean-Pierre Mocky fait aussi une petite apparition dans le rôle d’un bellâtre qui se fait chasser par Gabin, c’est à peine si on le reconnait. Lucien Raimbourg qui était aussi un autre habitué de chez Grangier, fait une jolie apparition dans le rôle d’un petit voyou qui va aider Louis à s’évader. L’ensemble de cette distribution fait penser à un clan ou à une famille qu’on retrouve à cette époque de film en film au point de finir par les confondre. Bozzuffi, Girardot, Frankeur, Raimbourg, Dinan, Ventura et Gabin sont les acteurs favoris de Grangier à cette époque.
Pierre a offert un manteau de fourrure à Hélène
Ce n’est pas le meilleur du couple Grangier-Gabin, mais il a suffisamment de qualités, y compris cinématographiques, pour que non seulement on ne s’ennuie pas, mais pour qu’on y retrouve les marques de ce que doit être le film noir à la française. Donc, oui, il a passé assez bien les années. Il y manque peut-être un peu d’émotion, et puis surtout il y a une mauvaise musique qui de temps en temps vient se superposer aux dialogues, ce qui est assez désagréable. Le public suivra, mais sans que ce soit un très fort succès pour Gabin, et la critique ne s’y intéressera pas trop, elle avait à cette époque là d’autres préoccupations.
Louis a été arrêté sur la dénonciation de Fredo
Pepito en veut à mort à Louis et à son frère
Tags : Gilles Grangier, Jean Gabin, Lino Ventura, Annie Girardot, Paul Frankeur, Marcel Bozzuffi, Auguste Le Breton
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