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Section des disparus, Pierre Chenal, 1958
Pierre Chenal a été très tôt attiré par le roman noir, c’est lui qui avait porté à l’écran pour la première fois The postman rings always twice James M. Cain, et de très belle façon[1]. C’était en 1939, donc bien avant la naissance officielle du film noir. Et puis la guerre venant, son vrai nom étant Philippe Cohen, il s’était exilé en Argentine où il tournera quatre films durant le conflit. De ces films on ne sait pas grand-chose, ils sont malheureusement invisibles. En 1946 il revient en France, tourne deux films, La foire aux chimères avec Erich Von Stroheim, un film noir, puis, en 1948, la comédie Clochemerle d’après l’ouvrage à succès de Gabriel Chevalier. Il va cependant revenir vers l’Argentine et tourner avec des producteurs argentins quatre nouveaux films. De ces quatre films seul est visible Section des disparus, coproduit avec la France. Et encore dans une copie de qualité très faible. Ce film qui intervient juste avant l’excellent Rafles sur la ville, d’après Auguste Le Breton[2], est pourtant d’un intérêt capital.
D’abord parce que c’est une adaptation de David Goodis qui naguère était considéré comme un des plus grands écrivains de romans noirs. Certains le voyaient comme l’égal d’un Chandler, d’un Irish ou d’un Hammett. Son côté maladif plaisait en France, Truffaut adaptera Tirez sur le pianiste, Jean-Jacques Beinex, La lune dans le caniveau, Francis Girod, Descente aux enfers et Samuel Fuller Sans espoir de retour. Gilles Brehat réalisa Rue barbare, d’après Epaves. Il n’y a pas grand-chose de bon dans tout ça, et même le film de Samuel Fuller, réalisateur que j’aime bien, n’est pas bon. Henri Verneuil avait aussi adapté The burglar avec Le casse, gros succès commercial, mais qui n’a rien à voir avec le livre de Goodis. On ne peut pas vraiment aussi compter le film de René Clément, La course du lièvre à travers les champs comme une adaptation de Goodis, même si officiellement le scénario de Sébastien Japrisot a été inspiré par Black Friday, c’est plus du Sébastien Japrisot que du Goodis. Avant Section des disparus, les Américains avaient eux aussi porté à l’écran avec plus ou moins de succès plusieurs romans de Goodis, Dark passage avec Humphrey Bogart et Lauren Bacall, mais surtout le superbe Nightfall de Jacques Tourneur[3] et puis l’excellent et méconnu The burglar de Paul Wendkos[4]. Ce récapitulatif montre à quel point Goodis a été un auteur important des deux côtés de l’Atlantique. Mais il est aujourd’hui hélas bien oublié[5]. Il représente dans le roman noir, aux côtés de William Irish, d’abord l’aspect maladif et rêveur du roman criminel. L’alcoolisme de Goodis et son goût prononcé pour les marges et les clochards lui donnait aussi un goût pour les formes brumeuses d’écriture[6]. L’amour passionné et désabusé n’étant que l’expression de cette impossibilité de vivre. Cependant le roman dont Chenal fait l’adaptation n’est pas un vrai roman. Il s’agit en réalité d’un scénario que les studios avaient commandé à Goodis et qui devait se passer à Los Angeles, puis qu’ils ont renoncé à tourner. Goodis en fit alors un roman. C’est sans doute pour cela qu’on va trouver ce rapport bizarre des héros avec la police ce qui n’est pas habituel chez lui.
Juan se dispute avec sa femme
Juan Milford est un coureur qui passe son temps dans des relations adultérines. La promise du moment est Diana Lander, danseuse de cabaret. Sa femme qui est très riche et qui la sorti du pétrin quand il a été accusé de vol, n’apprécie pas ce comportement. Elle est en outre plus âgée que lui. Ils se disputent, et Juan menace de divorcer. Mais Mendy lui dit que s’il pousse son idée de divorcer jusqu’au bout elle le dénoncera à la police. Cependant Juan est réellement amoureux de Diana. Un soir il rencontre dans un bar un malheureux qui pleurniche parce qu’il ne peut pas aller au mariage de sa fille. Il va lui donner de l’argent pour prendre le train et se propose de l’amener jusque à la gare. Le vieux court après le train. Le lendemain Mendy se rend à la section des disparus pour signaler la disparition de son mari. Elle fait un scandale pour qu’on s’occupe de cette affaire, bien que l’inspecteur Uribe lui dise que rien ne prouve qu’il ne soit pas parti pour la délaisser. Mais quelque temps après, alors que la police enquête, on découvre un corps déchiqueté par un train. Le corps est méconnaissable, mais il y a là les affaires de Juan. En outre, on va trouver une lettre qui de Juan qui indique qu’il s’est suicidé. Mendy a du mal à le croire. Mais pour la police l’affaire est close. Officiellement Juan est enterré, de loin Diana suit la cérémonie. Mais quelque temps après Juan réapparait chez Diana ! Il raconte qu’en réalité le vieux a eu un accident de train et qu’il en a profité pour changer d’identité. Il va avoir alors la curieuse idée de tuer Mendy, puis de réapparaitre officiellement pour récupérer sa fortune. Mais Diana n’est pas d’accord, et quand Juan est saoul, elle va chez Mendy pour lui dire comment Juan a pensé la tuer. Les relations entre Juan et Diana s’enveniment. Comme Diana ne veut plus le voir, il retourne chez sa femme qui se moque de lui. Elle menace de le tuer. Ils se battent et Juan s’en va. C’est alors que Diana arrive chez Mendy. Le lendemain la bonne de Mendy trouve le corps de sa patronne sans vie. La police enquête. Elle va se tourner vers Diana dont les empreintes se trouvent justement sur le miroir qui a servi à estourbir Mendy. Mais bientôt la police a la preuve que Juan est vivant. La chasse à l’homme est engagée. Juan sera abattu par la police, mais il n’est pas mort. On l’amène à l’hôpital pour le soigner. Mais l’inspecteur Uribe n’est pas satisfait et en reconstituant le meurtre de Mendy, il va comprendre que celle-ci a mis au point son suicide pour faire accuser Diana.
Dans un bar il rencontre un ivrogne qui doit aller au mariage de sa fille
L’intrigue est donc pleine de rebondissements et de fausses pistes. Le scénario pèche cependant de deux défauts importants. D’abord la résolution de l’intrigue par l’inspecteur Uribe ne tient pas debout. Même si on peut la trouver juste sur le plan intellectuel, elle ne repose sur aucune preuve matérielle. Or justement pendant tout le film Uribe oppose à Mendy les faits matériels pour clôturer le dossier et ne pas rechercher Juan. Le second point est le manque de psychologie des personnages. Seule Mendy représente une forme de rationalité si on la relie à sa jalousie. Les autres ne sont pas très cohérents. Juan prévoit de tuer Mendy, il échoue par la faute de Diana, mais cette dernière semble vouloir à tout prix lui pardonner cet écart de conduite. L’inspecteur Uribe aussi. Vouloir terminer cette histoire par une fin heureuse plombe le récit. Le comportement des protagonistes, au moins Diana et Juan, ne correspond pas à leur situation véritable. Le scénario hésite entre un film sur la jalousie et ses conséquences, et la passivité trop grande de la police.
A la section des disparus, Mendy déclare la disparition de Juan
Il y a donc comme thème principal la jalousie d’une femme vieillissante qui à toute force tente de retenir son mari, y compris en le gardant prisonnier. Quand elle est confrontée à Diana qui non seulement est plus jeune qu’elle, et qui en plus lui sauve la vie, elle comprend qu’elle est dépassée et son seul but va être de se venger quel qu’en soit le coût pour elle. Dans ce trio très singulier, Juan est le maillon faible. Balloté dans tous les sens, même s’il est suffisamment opportuniste pour faire croire à sa mort, il ne maîtrise rien du tout. C’est à tel point qu’à un moment on pense que Diana et Mendy vont s’allier contre lui, un peu sur le même modèle que celui des Diaboliques. Mais malgré la pitoyable situation de Mendy, c’est elle qui va devenir la prédatrice. Cet homme faible qu’est Juan est en réalité en quête de son identité. Vieux sujet du film et du roman noir, et plus particulièrement de Goodis qui va faire endosser à Juan l’identité d’un misérable ivrogne comme une déchéance presque volontaire. Il perd son identité, s’en débarrasse, mais pour aussitôt la retrouver, comme un piège où il retrouve son confort. Il est aussi la victime de Diana qui va le rejeter après qu’il ait tenté de tuer Mendy sans beaucoup de succès. Diana est tout autant ambiguë que Juan. Mais elle est finalement plus manipulatrice encore quoiqu’elle risque à ce petit jeu de finir sa vie en prison.
La police a trouvé un corps déchiqueté par le train
Deux mondes se trouvent confrontés : d’abord celui du trio qui oscille entre ce qu’on peut montrer ou non, tout se passe dans l’ombre. Ensuite il y a la police qui dans sa raideur et le respect du règlement est finalement responsable de la dégradation de la situation. Ces deux univers se rencontrent peu et se comprennent encore moins. On verra par exemple que si Mendy ourdit une sombre vengeance c’est parce qu’elle est seule et abandonnée de tous. Si tout au long du film la police est présentée dans son incompétence et dans son impossibilité de comprendre quoi que ce soit, cela rend plus difficile à admettre la solution présentée par Uribe à la fin. Et de là vient l’idée que peindre Mendy totalement en noir est un peu incongru. Juan et Diana ne valent pas mieux qu’elle, et surtout la passion que se découvre Juan pour Diana parait très factice, d’autant que celle-ci ne se gêne pas pour lui faire du contrecarre et s’afficher avec un autre prétendant. Ce trio évolue cependant dans trois classes sociales différentes. Mendy est très riche, possède une belle maison et finalement fait travailler Juan pour elle en tant qu’avocat. Diana est une artiste qui se débrouille par elle-même et qui a donc l’habitude de prendre des initiatives. Seul Juan apparait comme faible, piégé donc par deux sortes de mantes religieuses. Il a beau se débattre, fuir, il n’arrive jamais à rien. Dans un pays comme l’Argentine où dans les années cinquante les rapports homme-femme sont très codifiés, cela apparait étonnant.
Juan est officiellement enterré
La réalisation est excellente et on voit que depuis la fin de la guerre Chenal a appris beaucoup du film noir américain, lui qu’on peut considérer comme un des pionniers du genre. A quelques détails près le film aurait pu être tourné à Hollywood. D’abord dans les manières de se servir des décors naturels, on se croirait à Los Angeles ! Ils ne sont pas très nombreux, mais ils sont significatifs. Par exemple quand la police traque Juan dans un quartier qu’on comprend être à la périphérie de la ville qui doit être Buenos Aires. Chenal utilise la verticalité des immeubles pour montrer l’écrasement de ce malheureux Juan. Puis les longues profondeurs de champ pour saisir le mouvement du héros dans sa fuite au milieu de la foule. Lorsqu’il arrive sur une route dont il enjambe le parapet pour se retrouver sur un pont, la manière de filmer ressemble tout à fait à du Don Siegel par exemple. C’est filmé pour un écran large ce qui renforce la dynamique des scènes d’action. Ensuite il y a la manière dont est utilisé la maison de Mendy. C’est une maison luxueuse avec des hauteurs de plafond importantes, ce qui permet des angles et des perspectives très originales. C’est cependant un film très sombre qui revient aux jeux de lumière et d’ombre traditionnels des années quarante, bien aidé par la photographie d’Américo Hoss. Evidemment ce n’est pas une production avec un gros budget, ça se voit dans la manière de filmer la scène du train. Chenal utilise bien entendu les formes narratives du film noir, aussi bien dans les flash-backs qui brisent la linéarité de l’histoire que dans les ellipses qui laissent des scènes ouvertes au suspense. Le rythme est également très bon.
Juan réapparait
La distribution est des plus curieuse. Il y a d’abord le couple formé par Nicole Maurey dans le rôle de Diana et Maurice Ronet dans celui de Juan. La première avait entamé une carrière à Hollywood sans pour autant y trouver sa place. Elle reviendra en France, tournant avec Gilles Grangier, Verneuil, Maurice Labro, sans se priver de travailler aussi en Angleterre. Elle est bien, avec un très bon physique, mais sans trop d’émotion cependant. Maurice Ronet est égal à lui-même, toujours à trimballer son spleen ce qui au fond va bien avec le rôle. Il est assez gênant cependant de le voir doublé en espagnol, lui qui avait une voix si particulière, le voilà affublé d’une voix de baryton rocailleuse ! Plus intéressante est Inda Ledesma dans le rôle de Mendy. Sur ce film on l’a comparée à Joan Crawford dont elle a l’abattage et l’autorité naturelle. Elle est vraiment excellente. Le reste de la distribution ce sont des acteurs argentins qu’évidemment on ne connaît pas chez nous. Ils sont dans l’ensemble plutôt bons avec un jeu très sûr.
Mendy se moque de son mari retourné à la maison
Voilà un film qui devrait être réédité en Blu ray, ses qualités formelles le justifient. C’est un très bon film noir, avec un suspense soutenu même s’il hésite trop souvent entre l’action et la psychologie des personnages et même si le scénario présente de vraies lacunes. Pierre Chenal qui était considéré comme un maître avant-guerre, a souffert de deux choses. D’abord de son exil, comme Duvivier d’ailleurs, et les nouveaux venus ne comptaient pas leur laisser la place. Ensuite de la Nouvelle Vague, il a été enterré comme nombre de ses confrères par une instance critique à peu près idiote. Tout cela a fait que les producteurs ne se sont plus bousculés pour le financer. Et puis je crois que les producteurs français n’étaient pas trop intéressés par le film noir, pour eux le film noir c’était américain. C’est sans doute aussi pour cela que Duvivier se rabattra sur le film à costumes. Maintenant évidemment on a pris du recul par rapport à tout ça, et on sait que Pierre Chenal s’il n’est plus guère connu du grand public est aussi un réalisateur incontournable de l’histoire du cinéma français.
Mendy menace Juan
Juan a été abattu par la police mais il n’est pas mort
L’inspecteur Uribe tente de reconstituer la mort de Mendy
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/le-dernier-tournant-pierre-chenal-1939-a130597360
[2] http://alexandreclement.eklablog.com/rafles-sur-la-ville-pierre-chenal-1957-a114844814
[3] http://alexandreclement.eklablog.com/nightfall-poursuites-dans-la-nuit-jacques-tourneur-1956-a114844858
[4] http://alexandreclement.eklablog.com/le-cambrioleur-the-burglar-paul-wendkos-1957-a114844896
[5] Le masque a réédité les principaux romans de Goodis en deux volumes de type Omnibus au début des années quatre-vingt-dix.
[6] Philippe Garnier, Retour vers Goodis, La table ronde, 2016
« The barber, The man who wasn’t there, Joel & Ethan Coen, 2001Equipe spéciale, La polizia e’sconfitta, Domenico Paolella, 1977 »
Tags : Pierre Chenal, Maurice Ronet, Nicole Maurey, film noir, argentine, David Goodis
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