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Serpico, Sydney Lumet, 1973
Le film noir se penche souvent sur la vie ordinaire tout autant qu’ambiguë des policiers, aussi bien en ce qui concerne les rapports qu’elle a avec la population qu’elle doit protéger, qu’en ce qui concerne la corruption. C’est un thème qui a souvent été utilisé – on le trouve par exemple dans Le détetive de Gordon Douglas en filigrane[1]. Mais ici c’est le thème central. Serpico est inspiré de la vie de Frank Serpico dont Peter Maas, l’auteur des Valachi paper’s qui donna le film Cosa Nostra avait tiré un ouvrage à succès de son expérience dans la police newyorkaise. Ce dernier film parlait déjà d’un homme, Valachi, un tueur de la mafia, qui vendait sont organisation. Ici c’est la police qui est balancée par une sorte d’intrus, Serpico. Sidney Lumet est aussi un grand réalisateur dont la thématique l’a éloigné d’un couronnement par la critique cinématographique. Mais même si tout n’est pas bon dans sa filmographie, on trouve quelques perles qui ont passé les années. Serpico en fait partie, l’épreuve du temps le confirme.
Frank Serpico est un flic atypique, non seulement il refuse l’usage de la violence aveugle qui se protège derrière son badge, mais il ne veut pas participer à la corruption généralisée de la police newyorkaise. Ayant de l’ambition dans la vie, il va tacher d’évoluer d’un service à l’autre. Mais rapidement sa situation va devenir intenable, car ne participant pas aux pots de vin, il est suspect aux yeux de ses collègues. Peu à peu il va se faire à l’idée qu’il doit combattre cette gangrène. Mais les choses sont difficiles, sa hiérarchie ne réagit pas comme elle devrait et il lui est difficile de faire confiance à ceux qui prétendent l‘aider. Pourtant, il va finir par trouver des hommes intègres avec qui il va pouvoir faire équipe. Pour secouer le cocotier, il ira jusqu’à mettre le New York Times dans le coup pour faire pression sur l’opinion publique et les édiles de la ville. Mais muté à la brigade des stupéfiants, il va tomber dans un piège monté par ses propres collègues et se faire tirer dessus en pleine face. Il ne mourra pas, rétabli il finira par témoigner devant une commission chargée d’épurer la police, puis il démissionnera.
Serpico vient de se faire tirer dessus
Comme on le voit c’est une trame simple. C’est seulement dans la manière de traiter ce sujet que le film a un intérêt. En revoyant ce film on se dit que tout de même les années soixante-dix ont été des grandes années pour le cinéma, innovantes aussi dans la manière de faire. Le film s’ouvre sur Serpico abattu et transporté à l’hôpital dans un état critique. Tout de suite il est très entouré, et on comprend que pour beaucoup de policiers se serait un drame qu’il disparaisse. Le laissant là entre la vie et la mort, le film va reprendre l’histoire de Serpico à partir du moment où il intègre la police. Tout de suite on comprend qu’il est aussi bien un intrus chez les gens normaux qui se méfient de la police, qui la savent brutale et corrompue, et chez les policiers de qui il va se distinguer aussi bien par son intégrité et son acharnement au labeur que par son dégoût de la corruption. Assez rapidement il va adopter aussi un look très atypique : habitant Greenwich Village, il porte des cheveux et une longue barbe, mais aussi des tuniques et des jeans patte-d’éléphant, alors que ses collègues en sont encore au costume-cravate. Marginal de partout, il l’est même avec les femmes qu’il n’arrive pas à garder. Lorsque ce film est tourné, en 1973, nous sommes encore très près des grands mouvements revendicatifs qui, aux Etats-Unis comme en Europe, ont fait vaciller le système économique et politique. Mais c’est aussi une époque où les affaires de corruption ravagent la police qui mettra longtemps – au moins dix ans – à se remettre.
En prenant l’uniforme, Serpico ne sait pas ce qui l’attend
Le scénario mêle habilement le registre de la vie quotidienne et celui de la lutte contre la corruption : Serpico est un homme seul qui lutte contre le système sans être sûr qu’il fait toujours le bon choix. La très grande force de Sidney Lumet, newyorkais comme Al Pacino, est une utilisation particulièrement habile des décors naturels. Ce sera encore vrai dans un film excellent mais assez peu connu, Le prince de New York. On peut dire sans exagérer que cette manière de faire est une vraie révolution dans le cinéma. Les couloirs de l’hôpital public où atterrit Serpico sont vraiment crasseux, décrépis, et ils sont filmés comme ça. Les rues sont défoncées, les trottoirs jonchés de poubelles. Tout cela donne une vérité d’ensemble bien plus que documentaire, une vérité qu’on pourrait dire poétique si le mot n’était pas galvaudé. Rappelez-vous qu’à cette époque une grande partie de la ville était à l’abandon, des quartiers entiers détruits dans l’attente de la gentrification qui arrivera finalement à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingts. Mais au début des années soixante-dix New York est une ville en pleine régression, où les quartiers riches côtoient les quartiers moisis. Le délabrement matériel est le reflet du délabrement mental de la ville. Cette vérité des décors c’est aussi une vérité de la lumière et des couleurs.
Les collègues vont tenter de l’acheter
Sidney Lumet sait aussi parfaitement filmer les rues et le trafic automobile, il utilise toute la largeur de l’écran pour saisir les carrefours et la mobilité. Il y a une scène assez étonnante où un policier poursuit un délinquant en remontant la rue en marche arrière sur plusieurs centaines de mètres. Mais ce n’est pas le spectaculaire de French Connection, le but n’est pas le même. C’est filmé presqu’à ras de terre, à la hauteur de Serpico si on veut. La scène où Serpico et son acolyte vont passer par les toits et l’escalier de secours est une belle scène d’action aussi. Bien qu’il y ait des scènes plus intimistes, avec ses femmes notamment, le film est centré tout de même sur la carrière du policier. Les femmes sont juste là comme contrepoint, pour montrer comment Serpico qui est sensé défendre l’ordre et la morale est aussi un vrai marginal dans l’âme.
Au commissariat, il est considéré comme un pestiféré
L’interprétation est évidemment dominée par Al Pacino, tout juste auréolé de son succès dans La Parrain. Serpico intervient dans sa carrière juste après L’épouvantail de Jerry Schatzberg qui obtiendra la Palme d’or à Cannes en 1973. Autant dire qu’il est en pleine confiance. C’est seulement en vieillissant qu’il cabotinera de plus en plus. Mais à cette époque il est toujours assez juste quand il endosse le costume des gens ordinaires, un peu paumés, et même quand il se met en colère, il le fait avec retenu.. L’avantage de son interprétation est que son physique est assez proche de celui du vrai Serpico. Il incarne le doute, même si ce doute se marie avec l’obstination de ceux qui choisissent d’aller au bout de leur destin. Il regarde le monde d’une manière finalement assez inquiétante et on se dit que si sa deuxième maîtresse le quitte c’est parce qu’il n’est pas très normal. C’est tout cela qui passe dans les jeux de regard de Pacino. Pacino est entouré de « gueules » ce qui est nécessaire dans un film sur la police de New York. Parmi celles-ci on reconnaitra John Randolph qui lui vient en aide et qui lui donnera finalement la médaille d’or des inspecteurs. Il y a encore Tony Robert dans le rôle du jeune flic aux relations politiques étendues mais qui pour autant va l’aider dans son enquête contre la corruption. Les personnages féminins sont plutôt sacrifiés. Cornelia Sharpe qui incarne la première maitresse de Serpico n’a pour elle que sa plastique. Barbara Eda-Young est plus intéressante, elle a ce profil des gens ordinaires – elle incarne une infirmière – c’est une actrice qu’on ne reverra plus au cinéma par la suite, elle fera toute sa carrière à la télévision.
Serpico doit se défendre contre ses collègues
Le film est donc très bon, même si on se perd en conjectures sur les intentions véritables de Sidney Lumet. Certes au premier niveau il participe à cette critique d’un ordre social bancal et corrompu où l’argent est roi. Mais les images montrent finalement un Serpico beaucoup plus complexe : on a l’impression que celui-ci s’est donné une mission aussi bien parce qu’il s’ennuie que parce qui déteste profondément ses collègues qu’il regarde de haut. En effet, c’est un flic intellectuel, il lit, il va aux ballets, il y a même un échiquier chez lui. Les autres flics sont présentés comme principalement mus par la cupidité et la violence. Animé de la volonté de les racheter coûte que coûte, Serpico est une figure christique qui use même de la délation pour arriver à ses fins. Toujours en train de juger les gens qui l’entourent, il se retrouve finalement complètement isolé, presque coupé de la réalité des choses de la vie.
Ayant du mal à trouver des appuis, Serpico décide de balancer au New York Times
Le film eut un très bon succès des deux côtés de l’Atlantique, à tel point qu’on en fit une série télévisée. Pacino va retravailler encore avec Lumet sur Une après-midi de chien qui fit sensation à sa sortie puisque le thème était celui d’un petit voyou homosexuel qui braque une banque pour pouvoir payer l’opération qui permettra à son petit ami de changer de sexe !
Serpico, la série télévisée
Quant au vrai Serpico, il est revenu plusieurs fois à la charge à travers des écrits pour continuer à dénoncer la corruption généralisée de l’Amérique et la violence de la police
Le vrai Frank Serpico déposant devant la commission d’enquête
Frank Serpico aujourd’hui
[1] http://alexandreclement.eklablog.com/le-detective-the-detective-gordon-douglas-1968-a125915298
« Paul Roussenq, Vingt-cinq ans de bagne, La manufacture de livres, 2016Le prince de New York, Prince of the city, Sidney Lumet, 1981 »
Tags : Al Pacino, Sidney Lumet, Film noir, New York, Peter Maas
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