-
Sursis pour un vivant, Victor Merenda, 1959
C’est un film plutôt étrange. Adapté d’une nouvelle d’André Maurois, écrivain très célèbre dans les années cinquante-soixante, mais aujourd’hui complètement oublié, le scénario est dû à Frédéric Dard, mais il se murmure qu’il aurait aussi remplacé au pied levé Victor Merenda malade pour la mise en scène. Dard a en effet travaillé plusieurs fois avec Victor Merenda, notamment sur La nuit des suspectes, aussi nommé 8 femmes en noir, et aussi probablement sur Le cave est piégé, tiré d’un roman, Ne raccrochez pas, que pour ma part je pense être de la plume de Frédéric Dard bien qu’il soit signé Yvan Noé[1]. Dard avait probablement connu Merenda sur le tournage de M’sieur la Caille où il était assistant réalisateur. La nouvelle Thanatos Palace Hôtel avait été publiée en 1937 dans le journal littéraire Candide, avant donc qu’André Maurois ne rentre à l’Académie Française[2]. Cette nouvelle a été republiée dans toutes les langues un peu partout, et on la trouve dans le recueil Pour piano seul[3]. André Maurois était un écrivain assez traditionnel, auteur de romans, mais aussi de biographies sur Victor Hugo, Georges Sand ou encore Tourgueniev et le Maréchal Lyautey. Je suis persuadé que l’idée d’adapter cette nouvelle célèbre vient directement de Frédéric Dard, tant elle aborde des thèmes qui seront les siens dans ses œuvres fantastiques.
Jean Monnier est un écrivain un peu neurasthénique qui allant d’échec en échec pense au suicide. Il a un accident de voiture, et il va être contacté par un curieux démarcheur qui lui propose de venir se faire suicider contre espèces sonnantes et trébuchantes à la pension Edelweiss. La curiosité, plus que l’envie de mourir va conduire Jean à se rendre dans cette curieuse pension planté en haute montagne dans un territoire quasi désertique. Arrivé sur place il va rencontrer le curieux propriétaire de cette pension, Borcher, toujours armé d’un fusil de chasse, et les pensionnaires qui, les uns après les autres vont disparaître. Parmi eux il y a la belle Nadia qui en réalité ne veut plus mourir. Jean se propose de venir à son aide, et cela leur permet de nouer une véritable histoire d’amour. Cependant, ils se rendent compte que de quitter la pension est non seulement périlleux, mais aussi plutôt difficile. Il faudrait prendre un téléphérique, mais la clé est en permanence dans les poches de Borcher. Pourtant ils vont y arriver, mais arrivés de nouveau à Paris, alors que Nadia et Jean pensent avoir la paix, Borcher réapparaît et veut récupérer Nadia qui va le suivre sans piper mot. Jean va retourner à la pension où il finira par percer le mystère.
Jean Monnier est présenté aux autres pensionnaires
Les différences entre le scénario de Dard et la nouvelle de Maurois sont nombreuses et portent aussi bien sur la forme que sur le fond. Ecrite en 1937 la nouvelle est imprégnée des années de crise. Jean est un financier français exilé aux Etats-Unis et qui vient d’être ruiné par l’effondrement de la bourse. Comme en plus il a été lâché par sa femme, il est au comble du désespoir. Dans le film, c’est un simple écrivain attiré par l’insolite. De même dans la nouvelle, s’il rencontre une femme qui va lui redonner le goût de vivre, il n’échappera pas pour autant à son destin. Celle-ci, Mrs Kirby-Shaw, n’est en réalité qu’un instrument de l’institution Thanatos Palace Hôtel qui veut, qu’avant de mourir les clients n’aient plus l’envie de suicide qui est comme on le sait incompatible avec la religion catholique. Ce qui veut dire que dans l’esprit de Maurois, les petits bonheurs fragiles de la vie n’empêche pas l’inéluctable. A l’inverse, dans le film, les deux amants iront vers la vie avec passion et insouciance, tandis que la pension Edelweiss est en réalité une sorte de décor qui camoufle une escroquerie mise en place par Borcher. Ce changement permet de faire passer l’histoire du niveau de la réflexion métaphysique à celui du conte noir, avec in fine un retour vers le réel.
Ils sont tristes de la disparition du ténor
Il s’agit donc bien d’une recréation très personnelle de Frédéric Dard. Et bien sûr tout ce qui sépare Maurois de Dard, c’est cette imprégnation que ce dernier à de la culture du roman noir et du film noir. Chez Maurois, il n’y a nul mystère, chez Dard il y a une intrigue qui doit se dénouer. Le film possède un certain nombre d’atouts, d’abord il est très bien photographié par Quinto Albicoco qui par la suite deviendra un réalisateur estimé. Les décors sont sobres, et les paysages de montagne bien utilisés. Il a cependant le défaut d’être un peu trop théâtral, trop de dialogues où on cherche le bon mot. Et puis il y a aussi ce côté Agatha Christie, à la manière de Dix petits nègres, les clients disparaissent les uns après les autres. Et on se demande qui sera le suivant. Tous les personnages sont typés : il y a l’artiste peintre raté, personnage qu’on retrouvera dans Rendez-vous chez un lâche par exemple, le général allemand nostalgique de la défaite de son armée. Le curieux est qu’à la fin on se rendra compte que tous ces idéal-types font partie du décor. Il sera bon pour ceux qui s’intéressent à la périphérie de la littérature dardienne de voir ce film, non seulement en ayant lu la nouvelle de Maurois, mais aussi en lisant ou relisant Sursis pour un mort signé Marcel G. Prêtre[4], on y trouvera des parentés.
Le général Funck a mis son bel uniforme pour mourir
La mécanique propre à l’histoire ne permet pas de s’attarder sérieusement sur les caractères. Finalement on ne sait pas grand-chose à la fin du film sur Jean Monnier ou sur Nadia. Borcher lui représente le destin massif et cruel, incontournable qui nous attend à tous les coins de rue. Il essaie par contre de conserver un ton grinçant, ironique, pour dévider cette fable. On notera qu’à cette époque Dard se pose déjà la question de la négritude – c’est un thème qui le poursuivra toute sa vie – l’employé fidèle et dévoué de Borcher est un noir taciturne que Monnier croit pouvoir acheter facilement en lui offrant sa montre, un peu comme les missionnaires pensaient corrompre les noirs avec quelques verroteries très clinquantes. Or c’est le noir Bougron qui au contraire le remet à sa place et se moque de lui.
Monnier affronte Borcher
La réalisation est cependant un peu décousue comme si Merenda ne maîtrisait pas vraiment la grammaire cinématographique, et donc on tombe dans la répétition : Monnier espionne le couloir plusieurs fois dans le film. Borcher répète plusieurs fois qu’il n’y a rien à faire qu’un contrat est un contrat et qu’il entend le respecter. Le manque de mouvement de la caméra rend l’aspect théâtral plus marqué qu’il ne conviendrait. De même que l’escapade à Paris vers la fin du film, si elle aère un peu l’ensemble, ne paraît pas très nécessaire, elle ne fait pas progresser l’histoire. On peut dire qu’il y a un quart d’heure de trop. Mais on peut passer sur ce point. Par contre le fait qu’on hésite une nouvelle fois entre le conte cruel et la comédie de situation est sans doute plus problématique. Il me semble que cela crée un déséquilibre important et que pour cela le film manque de densité.
Borcher s’agace des revendications de Nadia et de Jean
L’interprétation est issue d’abord de la nécessité d’une coopération franco-italienne. Visant le marché européen, on va mêler des acteurs de différentes origines. Mais le noyau dur c’est l’affrontement entre Henri Vidal et Lino Ventura, deux habitués à cette époque de la cinématographie de Dard. Vidal est bon dans le rôle de Monnier, il lui apporte cette légèreté naturelle qu’il devait sans doute posséder dans la vie. Lino Ventura incarne le sombre Borcher. Il est encore une fois très bon, même si en pianiste raffiné il n’est pas très crédible. Mais quand il s’impose par la force à Vidal, on y croit. En effet, il est la destiné de la condition humaine, brutal et sans détour. Howard Vernon incarne le général allemand ivre de sa défaite, c’est un rôle qu’il a eu tellement l’habitude de jouer, qu’on se dit qu’il a été fait pour lui. Les autres acteurs ne sont pas très importants et font ce qu’on pourrait appeler de la figuration intelligente. Dawn Addams est assez pâlotte dans le rôle de Nadia qui a si peur de mourir. Mais il est vrai qu’elle n’a jamais marqué les films dans lesquels elle a tourné. Elle retrouvera un peu plus tard l'univers de Frédéric Dard dans Les menteurs, film d'Edmond T. Gréville. Les acteurs italiens qui servent particulièrement à peupler la pension Edelweiss sont plutôt bons, mais ce sont des acteurs de second ordre qui n’ont pas grand-chose à faire. John Kitzmiller dans le rôle de Bougron est plus étonnant. C’était un ancien soldat américain qui choisit de rester en Europe après la Libération et qui fit une petite carrière au cinéma. Il jouera plus tard dans la curieuse adaptation allemande de La case de l’oncle Tom, un film de Geza Radvany qu’on a déjà rencontré comme metteur en scène de Douze heures d’horloge.
Borcher veut empêcher les départs de la pension
On dit qu’André Maurois détesta l’adaptation cinématographique de sa nouvelle, on peut le comprendre en pensant que son objectif a été radicalement transformé. Le film ne fut pas un grand succès ni commercial, ni critique, et peu de monde s’est attardé sur l’originalité du sujet. C’est donc dans l’ensemble un film honorable et sans prétention qui se revoit sans déplaisir.
Il faut croire que cette nouvelle a beaucoup marqué ceux qui l’ont lue. En effet, en dehors de l’adaptation par Frédéric Dard, on n’en compte pas moins de 6 autres.
Thanatos Palace hôtel (Suspicion Saison 3 – Episode 15 :), 1965, László Benedek, cette adaptation était placée sous le patronage d’Alfred Hitchcock.
Palace-Hotel, 1969, Tom Toelle (Téléfilm)
Thanatos Palace Hotel , 1973, Pierre Cavassilas (Téléfilm)
Thanatos Palace Hotel, 1979, James Thor, (Téléfilm)
Thanatos, 1985, Teresa Alba del Castillo & Christian Gonzalez, (Court Métrage)
Thanatos, 2006, Otar Bubashvili & Bakur Lashkarava, (Court Métrage)
[1] Il est pour moi assez clair que Ne raccrochez pas a été écrit par Frédéric Dard, et il est probable que le scénario du film que Merenda en a tiré soit aussi de Dard. Nous aurons l’occasion d’en parler.
[2] Il aurait dû cette promotion sociale à l’entregent de sa femme qui plaida sa cause auprès du Maréchal Pétain, bien qu’André Maurois soit d’origine juive. Il était né Emile Herzog, et il avait eu une attitude héroïque durant la guerre de 14-18.
[3] Flammarion, 1960.
[4] Ce livre a été publié chez Arnen en 1962 et fut réédité sous le titre de Démoniaquement vôtre au Fleuve Noir en 1983.
Tags : Frédéric Dard, Lino Ventura, Henri Vidal, Victor Merenda, André Maurois, film noir
-
Commentaires