• L’étrange Monsieur Steve, Raymond Bailly, 1957 

    C’est une des faces un peu cachée du talent de Frédéric Dard. En effet pendant de longues années il a signé des ouvrages sous le nom de Marcel G. Prêtre avec qui il était très lié, alors que celui-ci n’en avait pas écrit une seule ligne. Autrement dit Frédéric Dard a fait le « nègre » pour quelqu’un de moins connu que lui, ce qui n’est tout de même pas banal ! Quand Frédéric Dard a commencé à écrire pour le compte de Marcel G. Prêtre, il se contentait de mettre en forme les histoires que celui-ci lui racontait. C’est ainsi que naquit probablement le très curieux Calibre 475 express qui raconte des histoires de chasses africaines auxquelles Marcel G. Prêtre aurait participé[1]. Puis il continua à écrire des romans où se mêlaient des histoires très sentimentales et des aventures africaines, profitant sans doute des connaissances que ce même Marcel G. Prêtre avait de ce continent. Il continua par la suite à écrire sous ce nom des romans policiers puis d’espionnage. Il s’intéressera à la comédie policière comme La chair à poisson[2] porté à l’écran sous le titre de Dans l’eau… qui fait des bulles[3]. Il avait également transformé son roman, Batailles sur la route publié en 1949 sous son nom[4], roman qui se situait au moment de l’épuration, en un  roman d’aventures en Amérique du Sud, et il l’avait signé Marcel G. Prêtre ! Il l’intitulera Deux visas pour l’enfer et sera publié en Suisse chez Gessler et Cie. Prêtre était suisse et c’est sans doute lui qui amenait l’éditeur pour écouler les surplus de production de Frédéric Dard.

    En 1956, Frédéric Dard publie sous le nom de Marcel G. Prêtre La revanche des médiocres aux Editions de l’Orangerie. C’est cet ouvrage, le quatrième signé Prêtre, qui va être adapté par Frédéric Dard et Raymond Bailly en 1957, sans qu’on sache trop ce que l’un et l’autre ont réellement fait, même si pour ma part je pense que c'est une oeuvre purement dardienne. L’ouvrage aura plusieurs rééditions, dont l’une sous le titre de L’étrange monsieur Steve, sans doute pour appuyer la sortie du film, et une plus curieuse au Fleuve Noir en 1983, sous le titre Pigeon vole. On note cependant qu’il est assez difficile de connaitre précisément le travail de Dard sous le nom de Prêtre, car si presque tous les romans signés Marcel G. Prêtre sont manifestement de la plume de Dard ; il semblerait que Prêtre ait tout de même amené dans certains cas les histoires que Dard ne faisait que mettre en forme. La difficulté est encore plus grande parce que Marcel G. Prêtre s’est aussi associé avec d’autres écrivains et a publié sous des pseudonymes très nombreux comme François Chabrey ou Frank Evans.  Mais il va de soi qu’un ouvrage comme La peau des autres, publié en 1964 sous le nom de Marcel G. Prêtre[5] ne peut avoir été écrit que par Frédéric Dard, bien que ce titre ne soit pas reconnu officiellement comme une de ses œuvres.

      L’étrange Monsieur Steve, Raymond Bailly, 1957

    Georges est un médiocre employé de banque qui est promis à une vie grise et à un mariage tout aussi gris avec Mireille. Il va être repéré par le louche Steve qui vit de combines qui le plus souvent lui attire des ennuis. Georges est ébloui par son aisance matérielle et son élégance, mais aussi par sa voiture et sa femme Florence. Celle-ci est chargée de le séduire. Le but est de forcer la main à Georges afin qu’il participe au hold-up de sa propre banque. Denis, l’homme de main de Steve, est chargé de le rendre raisonnable. Le hold-up a bien lieu, mais Georges est blessé. Sur le lit d’hôpital où il se remet de ses blessures, il décide de rompre avec Mireille, et de ne plus retourner travailler à la banque. Steve va l’embaucher pour monter une arnaque sur les champs de course. Il s’agit de miser tout de suite après que l’arrivée est connue et quand il reste encore quelques secondes dans un PMU pour le faire. Les affaires marchent bien, mais Steve se révèle trop gourmand et rançonne le pauvre Georges. Georges cède toujours, d’autant plus facilement qu’il est amoureux de Florence, et qu’il croit que c’est là le meilleur moyen de rester proche d’elle. Toujours plein d’imagination, Steve décide de réaliser un hold-up au casino de Forges-les-Eaux. Alors que tout est en place, Georges se prend au jeu et gagne une petite fortune à la table de roulette. Le hold-up rate, Georges s’enfuit, avec à ses trousses Denis et Steve. Il retrouve Florence et part avec elle pour Le Havre d’où il compte prendre un bateau pour échapper à la vindicte de Steve. Tout semble se passer pour le mieux, mais Steve va intervenir auprès de Florence et la décider à revenir vers lui. Celle-ci vole la valise de Georges pleine de monnaie. Georges est excédé, il rejoint Steve et Florence sur le quai et affronte enfin Steve. Dans la bataille, Steve est tué avec son propre pistolet, mais la police arrive et arrête le malheureux Georges.

     L’étrange Monsieur Steve, Raymond Bailly, 1957

    Florence séduit Georges 

    Le livre, comme les premiers ouvrages signés Marcel G. Prêtre, est un des jalons importants qui vont conduire Dard vers ce cycle très particulier dans son œuvre et que Dominique Jeannerod nomme fort opportunément les romans de la nuit[6], et qui seront publiés sous son nom au Fleuve Noir, dans la collection « Spécial police » à partir du Dos au mur et qui forment une véritable unité jusqu’à Quelqu’un marchait sur ma tombe en 1963. Pendant longtemps d’ailleurs cette veine « noire » concurrencera fortement la saga de San-Antonio. Mais le succès colossal de celui-ci poussera Frédéric Dard à changer de perspective et à se détacher peu à peu du « roman noir ».

     L’étrange Monsieur Steve, Raymond Bailly, 1957

    Steve va entraîner Georges dans la délinquance 

    Le premier problème est que c’est un film qui a du mal à se situer, il hésite entre la comédie et le drame, entre le film noir et le policier. La réalisation de Raymond Bailly, qui en dehors de cela, n’a pas fait grand-chose, reflète ces hésitations. Georges est un homme faible qui va finir par se révolter. Il subit l’ascendant de Steve, mais dans le premier tiers du film le réalisateur en rajoute sur sa gaucherie un peu niaise, au point que le scénario ressemble d’assez près à La bande à papa, un autre scénario de Frédéric Dard tourné en 1955 par Guy Lefranc avec Fernand Raynaud. Et puis lorsque Georges décide de mal tourner, on hésite encore entre une romance impossible qui met en scène les sentiments qu’il a pour Florence, et la déchéance d’un homme qui roule à sa propre perte. Mais la trahison de Florence va remettre en selle l’idée d’une tragédie bien noire. C’est en réalité la personnalité de Georges qui donne son sens au film. Celle de Steve n’est jamais vraiment approchée. On comprend juste qu’il est tout à fait organisé pour arnaquer les uns et les autres et que seul l’argent qu’il aime dépenser l’intéresse : même sa propre femme ne l’émeut guère quand elle se fait sauter par le misérable Georges. Florence non plus n’est pas très claire dans sa démarche. Aime-t-elle Georges, est-elle lâche au point de le trahir ou encore aime-t-elle finalement Steve ? Nous n’en saurons rien.

     L’étrange Monsieur Steve, Raymond Bailly, 1957

    Denis est chargé de surveiller Georges 

    Comme on le voit c’est encore d’un trio dont il s’agit, forme qui intéressait particulièrement Frédéric Dard vers cette époque, aussi bien dans ses ouvrages qu’il commençait à signer de son nom au Fleuve noir, que dans ses scénarios pour le cinéma. Comme dans Le dos au mur, il y a bien une lutte féroce entre deux mâles pour s’approprier une femelle. Ici il semble que ce soit plutôt le pâle Georges qui est jaloux de Steve qui lui se sert seulement de Florence. En vérité Georges est celui qui envie Steve : il lui envie sa voiture, sa femme et son autorité. Il est donc assez difficile de trouver Georges sympathique, tout au plus il fait pitié. Plutôt joli garçon il abuse des faiblesses que les femmes peuvent avoir pour lui. Il est donc tout à fait dans la lignée de Jésus la Caille[7], mais aussi des personnages faibles que développera plus tard Frédéric dans des romans comme Des yeux pour pleurer[8] ou Rendez-vous chez un lâche[9] qui sont encore de nouvelles déclinaisons sur l’enfer d’un trio amoureux qui s’oriente carrément vers le crime. Si on compare le livre avec le film, les deux histoires sont très proches, sauf la fin qui se passe sur la Côte d’Azur et qui rappelle l’ambiance des Kaput[10]. L’écriture de Frédéric Dard donne un aspect bien plus sombre à l’ensemble, en effet dans le roman Georges mourra misérablement de la main de Steve, ayant même raté sa volonté de vengeance, après avoir été abandonné et dévalisé par Mariette (Florence dans le film). Il y a un aspect neurasthénique dans le livre qui a disparu dans le film. Le Georges du livre est hanté complètement par sa propre médiocrité qu’il n’arrive jamais à dépasser. Mais cela vient sans doute du fait que le roman est écrit à la première personne, et donc s’évite les allers-retours entre les différents protagonistes de l’affaire. Dans le film Georges n’est pas cruel avec Mireille, il est juste aspiré par les charmes vénéneux de Florence. Alors que dans le livre il manifeste tout son mépris pour elle et pour sa famille. Autre modification mineure, Monsieur Steve est dans le film secondé par un couple de domestiques, ce qui fait pencher un peu l'histoire du côté de la comédie policière.

     L’étrange Monsieur Steve, Raymond Bailly, 1957 

    Durant le hold-up, Georges a été blessé 

    C’est filmé d’une manière assez plate, et même le port du Havre qui est pourtant un décor exceptionnel apparaît tout rabougri. Bailly ne sait guère se servir de la profondeur de champ, et cela affecte complètement la dramaturgie. Par exemple le hold-up dans la banque de Georges ne recèle aucune émotion. Il y avait aussi également la possibilité de filmer d’un peu plus près la vie quotidienne d’un petit employé de bureau, mais là encore c’est réduit à juste quelques petites allusions, le décor de la chambre, ou encore l’étonnement de Georges face aux largesses de Steve. Par exemple Bailly aurait pu s’attarder un peu plus sur les relations entre Mireille et Georges, en quelque sorte montrer ce qu’il y a de vivant chez cette sorte de prolétariat de la banque. Les relations entre Georges et les autres employés sont aussi un peu caricaturales.

     L’étrange Monsieur Steve, Raymond Bailly, 1957

    En attendant Georges, Steve et Denis jouent aux échecs 

    La distribution est assez curieuse, mais typique des films noirs de cette époque. Le premier rôle est porté par Philippe Lemaire qui avait déjà tourné dans le très méconnu film de Jean-Pierre Melville, Quand tu liras cette lettre, en 1953[11], mais qui avait aussi été la vedette d’une adaptation du Jésus la caille de Francis Carco par Frédéric Dard. Dans ce dernier film réalisé par André Pergament, il jouait encore le rôle d’un homme faible qui se laisse prendre en mains par les femmes. Il y avait déjà Jeanne Moreau comme partenaire. Ce n’est pas tant qu’il soit mauvais acteur, mais Philippe Lemaire avait une voix difficile et une diction à l’ancienne. Armand Mestral interprète Steve, avec une très grande facilité, il est le margoulin besogneux et néfaste qui pose des problèmes à tous ceux qui ont le tort de le rencontrer et de le croire intéressant. Jeanne Moreau n’est pas tellement rayonnante. Elle est un peu livrée à elle-même dans un rôle ambigu qu’elle n’assume pas vraiment. Et puis il y a Lino Ventura dans le rôle de Denis. Ce n’est peut-être pas encore le Lino Ventura qu’on va connaitre, mais il a une présence et une aisance qui marque et qui surtout tranche avec les autres acteurs un peu plus théâtraux, en quelque sorte il donne un côté plus moderne au film. Son rôle est assez bref, mais il va bientôt avec le personnage du Gorille devenir l’immense vedette que l’on sait. De Frédéric Dard, il tournera encore Sursis pour un vivant sous la direction de Victor Merenda en 1958 et Le fauve est lâché, sous celle de Maurice Labro en 1959 et quelques autres titres plus cachés. 

     L’étrange Monsieur Steve, Raymond Bailly, 1957

    Au casino de Forges-les-Eaux, Georges gagne une petite fortune 

    On remarque que le film emprunte aussi à Melville, en plus de sa vedette principale, la scène qui fait de Georges un gros gagnant du casino et qui est inspirée de Bob le flambeur. C’est le même schéma un gain inespéré qui fait rater un hold-up bien rôdé et bien pensé[12]. Au final c’est une œuvre un peu ratée qui gâche un scénario qui aurait pu donner quelque chose de très dramatique.

    L’étrange Monsieur Steve, Raymond Bailly, 1957

    Georges et  Florence veulent prendre un bateau au Havre

     

     


    [1] 1954, Editions du Château

    [2] 1957, Editions Au bouquin d’or.

    [3] 1960, réalisation de Maurice Delbez, avec Louis de Funès.

    [4] Editions Dumas, republié en 2004 chez Fayard.

    [5] Edition Ramoni.

    [6] Préface à Frédéric Dard, Romans de la nuit, Omnibus, 1954.

    [7] Porté à l’écran en 1955 par André Pergament sous le titre de M’sieur la Caille, d’après le roman de Francis Carco. Notez que le titre a été changé passant de Jésus la Caille à M’sieur la Caille sous la pression de l’Eglise catholique. http://alexandreclement.eklablog.com/le-cinema-de-frederic-dard-m-sieur-la-caille-1955-andre-pergament-a114844978

    [8] Fleuve Noir, 1957.

    [9] Fleuve Noir, 1959.

    [10] http://alexandreclement.eklablog.com/kaput-reedite-dans-l-edition-originale-a126146154

    [11] C’est pour moi un film très sous-estimé, d’abord par Melville lui-même qui passera son temps à le dénigrer. http://alexandreclement.eklablog.com/quand-tu-liras-cette-lettre-1953-a114844948

    [12] L’ouvrage datant de 1956, et le film de Melville ayant été tourné en 1955, il est impossible que ce soit Melville qui se soit inspiré du livre de Frédéric Dard, il semble donc bien que ce soit l’inverse.

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  • Le fauve est lâché, Maurice Labro, 1959 

    Paul Lamiani est un ancien truand, mais il a travaillé jadis pour la DST. Depuis il s’est acheté une conduite, il a ouvert un restaurant qui marche plutôt bien et il a fondé une famille, sa femme tient la caisse, il a deux enfants encore petits. Mais voilà que la DST a décidé de l’utiliser à nouveau. En effet, il était très ami avec un certain Raymond Maroux qui, lui, a continué sa vie d’aventures. Il s’apprète à vendre des « papiers » qui sont les résultats d’une découverte sur un carburant solide. la DST veut récupérer ces documents et demande à Lamiani de se rapprocher de Raymond et de se débrouiller pour récupérer les dits papiers. Paul refuse, mais la police se débrouille pour l’accuser faussement de trafic de faux dollars pour lui forcer la main. Il va donc simuler une évasion et demander à Raymond de le planquer pour sa cavale. Pendant ce temps des intermédiaires tournent autour de Raymond pour essayer de s’approprier l’invention. Comprenant que le jeu devient dangereux, Paul avoue à Maroux qu’il est en réalité en mission. Maroux est furieux, mais il n’a pas le temps de trop songer à tout ça, en effet il subit une attaque violente de la part des hommes de Donan et décède. Paul va partir à la recherche des documents. Peu à peu il remonte la filière et parvient à forcer Nadine, la jeune et belle femme du vieux Maroux, à les lui remettre. Tout irait bien, mais la bande à Donan a enlever son fils et lui propose un échange contre les papiers.

    Le fauve est lâché, Maurice Labro, 1959

    PauL Lamiani est devenu un chef de famille honnête 

    Le scénario a été écrit à plusieurs mains, mais on attribue souvent à Frédéric Dard la paternité de celui-ci. Il est assez difficile de dire qui a fait quoi de manière précise. Beaucoup d’éléments de l’histoire se retrouveront dans des San-Antonio, comme les heurts avec la hiérarchie, ou la nécessité supérieure de trahir un ami. A côté du nom de Frédéric Dard qui à l’époque travaillait beaucoup pour le cinéma on trouve les noms de Jean Redon et de Claude Sautet – cette triplette se retrouvera d’ailleurs sur le film de Georges Franju Les yeux sans visage. Malgré le côté très conventionnel et simpliste du scénario, le film est précédé d’une bonne réputation. Il a donc des qualités certaines. C’est semble-t-il sur ce tournage que Lino Ventura se liera d’amitié avec Claude Sautet avec qui il montera Classe tous risques. On murmure que sur le tournage Lino Ventura – qui a toujours eu un caractère très difficile – s’est fâché avec Maurice Labro et que Claude Sautet aurait terminé le tournage. Le film est un véhicule pour Lino Ventura qui est devenu une grosse vedette avec Le gorille vous salue bien, tourné l’année précédente. Il a décidé d’ailleurs de ne pas tourner de suite à cet énorme succès, et il va peu à peu infléchir son image vers des rôles un peu plus complexes. On remarque d’ailleurs que dans le fauve est lâché, il est un père soucieux de la santé de ses enfants avant tout, et cette attitude préfigure celle qui sera la sienne dans Classes tous risques, où le truand Abel Danos va effectuer une longue cavale avec ses enfants. C’est une manière d’humaniser l’homme d’action.

    Le fauve est lâché, Maurice Labro, 1959

    Paulan demande à Paul de s’évader

    La mise en scène est signée Maurice Labro, avec qui Lino Ventura avait déjà travaillé sur Action immédiate, un Coplan déjà scénarisé par Frédéric Dard. Labro n’a pas laissé un grand nom dans l’histoire du cinéma. Il a pris en 1957 le tournant du film d’espionnage avant la vague des James Bond et terminera sa carrière entre le film policier et le film d’espionnage sans convaincre la critique de son talent. Il obtiendra quelques succès, notamment pour ce Fauve est lâché, mais n’atteindra jamais les sommets dans le genre commercial. Néanmoins, on remarque que Le fauve est lâché est très bien mené. Il y a du rythme, la photo de Pierre Petit est excellente, et il y a une façon finalement assez moderne pour l’époque de se saisir de l’espace. Par exemple une manière particulière de saisir la sorte de labyrinthe qui se trouve sous les falaises d’Etretat. On retiendra encore la scène de l’échange des papiers contre le gosse de Paul, tournée avec des angles très intéressants. Tout cela ne suffit pas à faire un grand film, mais c’est tout de même un divertissement très convenable, avec des scènes d’action bien menée et assez crédibles.

     Le fauve est lâché, Maurice Labro, 1959

    Maroux est furieux d’avoir été manipulé 

    Evidemment c’est la distribution qui intéresse plus. Et d’abord Lino Ventura qui dans ce film atteint une maturité qu’il n’avait pas forcément avant. Autrement dit, il ne se contente pas de jouer les hommes d’action, il montre d’autres facettes de son talent, notamment dans la manifestation de ses émotions plus ou bien contenues. C’est certainement ce qui a fait que ce film est encore vu et recherché. A ses côtés on va trouver des acteurs un peu spécialisés dans le film noir de la fin des années cinquante. Estella Blain d’abord qui joue les garces avec une belle conviction. Son physique la portait facilement vers le noir. Toutefois, elle n’a pas eu la carrière qu’elle méritait. Courant d’aventure sentimentale en mariage raté, elle rata aussi sa carrière et disparut peu à peu des écrans. Ici elle est très bien en femme cajolant son petit gigolo – un des thèmes favoris de Frédéric Dard. L’ami de Paul est excellemment interprété par Paul Frankeur, une sorte de Jean Gabin, abonné aux seconds rôles de vieux voyous ou de flics sur le retour. Il sera à nouveau confronté à Lino Ventura dans Le deuxième souffle. Bien que son rôle soit assez mince, il lui donne un souffle intéressant. Et puis on va retrouver l’inamovible Jess Hahn qui multipliait ce type de prestation, une crapule jouant essentiellement sur son physique et son accent américain, sans trop se préoccuper des nuances. Sa présence donnait déjà dans un film une tonalité assez peu sérieuse finalement sans qu’on n’ait rien à lui reprocher. 

    Le fauve est lâché, Maurice Labro, 1959

    Paul tente de protéger Nadine 

    Le film connu un très bon succès public et retient maintenant que le temps a passé l’indulgence de la critique comme l’exemple d’un très bon divertissement sans prétention et rondement mené. Il faut bien dire cependant qu’une fois vu ou revu, il n’imprime pas une marque importante sur le spectateur. Notez que c’est le deuxième film produit sur le nom de Lino Ventura après Le gorille vous salue bien. 

     Le fauve est lâché, Maurice Labro, 1959

    Il échappe aux hommes de Donan 

    Le fauve est lâché, Maurice Labro, 1959

    Paul semble coincé sous les falaises d’Etrétat 

    Le fauve est lâché, Maurice Labro, 1959 

    On doit procéder à l’échange

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  • Action immédiate, Maurice Labro, 1957

    C’est un film adapté d’un épisode d’une série à succès, celle des "Coplan". Francis Coplan est un agent secret créé par Paul Kenny, pseudonyme de deux auteurs belges Jean Libert et Gaston Vandenpanhuyse. Plus de 200 ouvrages auront été écrit sous le nom de Paul Kenny. les deux compères produisaient ensemble aussi sous le nom de Jean-Gaston Vandel, pseudonyme formé à partir de leurs deux noms, des ouvrages de science-fiction pour la collection Anticipation, toujours au Fleuve Noir. Les tirages des aventures de Coplan étaient considérables, avec Frédéric Dard, Paul Kenny était un auteur phare du Fleuve Noir. La série des Coplan a eu une longévité étonnante, elle a débuté en 1953 et s’est arrêtée en 1996, après que quelques épisodes aient été écrits par Serge Jacquemard. En même temps que se développait une autre vision des relations Est-Ouest, le style populaire et bâclé convenait de moins en moins. On a du mal aujourd’hui à  s’expliquer ce succès populaire fulgurant, sans doute dû à ce mélange de roman d’aventure et de fantaisie scientifique qui ouvrait des horizons à un peuple avide de lectures et pas trop regardant sur les qualités formelles. Le contexte de Guerre froide était aussi un autre élément, ce qui nous vaut des leçons d’anticommunisme primaire assez fréquentes dans ce genre. Jean Bruce avec les OSS117 travaillait sur le même créneau. C’est d’ailleurs Jean Bruce qui, avant d’être débauché par les Presses de la Cité, avait lancé le genre au Fleuve Noir.

     Action immédiate, Maurice Labro, 1957    

    Six romans de la série seront portés à l’écran, avec un succès très relatif. Il faut dire que le cinéma français contrairement au cinéma américain ou anglais n’a jamais eu de passion particulière pour le récit d’espionnage[1]. On l’a toujours cantonné dans un sous-genre commercial et d’ailleurs les qualités d’écriture de la série des Coplan est plutôt médiocre. C’était bien avant le succès des James Bond ou de son négatif comme L’espion qui venait du froide et d’autres films adaptés de John Le Carré. Action immédiate est la première de ces adaptations et c’est Frédéric Dard qui s’y est collé avec officiellement Jean Redon et Yvan Audouard. Il semblerait que la part de Dard soit la plus importante. Mais là encore on ne sait qui a fait quoi de manière précise. Sur ce film on retrouve Claude Sautet comme assistant réalisateur. Sautet qui sera aussi assez souvent associé dans cette période-là avec Frédéric Dard dans la confection de produits de ce genre, un peu commercial, un peu fauché et sans trop d’ambition artistique.

      Action immédiate, Maurice Labro, 1957

    Selon certaines sources l’ouvrage aurait été écrit entièrement par Frédéric Dard lui-même[2]. Dans une interview il dit ceci : « – A force de d’adapter pour le cinéma mes propres livres, Action immédiate, Le dos au mur, Le venin… l’envie m’est venue d’accompagner le sujet jusqu’au bout ». Pour moi qui suis pourtant très friand de découvrir des pseudonymes de Frédéric Dard[3], cette idée n’est pas très logique. En effet, le style n’a aucun rapport avec Dard, mais en outre la manière de développer une histoire en multipliant les détails inutiles, destinés à faire étalage des connaissances des auteurs, n’a jamais été, ni de près, ni de loin dans la panoplie d’écriture de l’auteur de San-Antonio. Je pense plutôt que le journaliste a extrapolé les propos de Frédéric Dard qui sans doute voulait dire que ses scénarios étaient trahis par les metteurs en scène, et donc que cela expliquait pourquoi lui-même avait décidé de mettre en scène Une gueule comme la mienne, d’après un de ses ouvrages[4]. On veut bien que Dard ait remplacé au pied-levé un des deux auteurs, mais deux en même temps cela semble improbable. D’ailleurs le vocabulaire utilisé ne trompe pas. Voici un passage érotique du livre :

    « Les yeux de Diana irradiaient, sa chair dégageait un fluide charnel presque palpable et, quand elle riait à une plaisanterie de Francis, elle renversait la tête comme si, malgré elle, tous ses muscles ébauchaient les poses de l’abandon et de la pâmoison. Elle avait les lèvres gonflées de volupté… »[5] 

     On conviendra que même dans ses pires moments, Dard n’a jamais écrit de la sorte, et sans doute on me félicitera de m’être forcé à lire cet ouvrage pour le vérifier.

     Action immédiate, Maurice Labro, 1957

    Beres et Diana échange les documents 

    C’est une histoire assez simplette. L’organisation de Kalpannen a attaqué un ingénieur en provoquant un accident mortel pour voler des plans et des échantillons concernant un avion révolutionnaire que les Français sont en train de mettre au point. L’organisation Cosmos contacte les services secrets français et propose de restituer les plans contre des espèces sonnantes et trébuchantes. Le colonel va charger Francis Coplan de cette négociation qui doit se dérouler à Genève. Tout semble se dérouler assez bien, mais au dernier moment l’ingénieur qui accompagne Coplan pour vérifier la sincérité de l’échange remarque qu’il manque une partie de l’échantillon. Lindbaum refuse le marché et va se mettr en chasse pour retrouver le morceau manquant. De son côté Coplan appuyé par Walder et la belle Heidi va faire de même. Pour remonter la filière, il va séduire la belle Diana. Mais rien ne se passe comme il faut : Diana est tuée, et Heidi va servir d’appât. Elle échappe par miracle à la mort, Beres, l’homme de main de Kalpannen est tué par Coplan. De péripétie en péripétie, Coplan va démasquer la taupe qui travaillait pour Kalpannen au cœur même des services secrets français et récupérer les précieux échantillons de métal.

     Action immédiate, Maurice Labro, 1957

    Kalpannen réunit son équipe

    Evidemment l’objectif n’est pas de construire une intrigue très réaliste, mais de se servir d’une trame à vrai dire assez relâchée pour mettre en scène une succession de scènes d’action alternées de scènes de séduction pour donner un côté léger à la réalisation. L’ensemble est clairement démarqué des films d’Eddie Constantine, La môme vert-de-gris, Cet homme est dangereux ou encore Les femmes s’en balancent, qui sont des succès colossaux et qui ne coûtent pas très cher à produire. On économise sur les journées de studio en utilisant au maximum des décors naturels qui ont en outre l’avantage de faire voyager le spectateur à l’œil. Le scénario n’a d’ailleurs que très peu de rapports avec l’ouvrage de Paul Kenny dont la lecture s’avère assez difficile à supporter, ne serait-ce qu’à cause de l’absence totale d’humour de leur auteur. Donc le principe du film c’est d’abord de trahir le roman et de ne pas se prendre au sérieux. On va retrouver du reste quelques éléments des premiers San-Antonio. Coplan est ici plus proche du commissaire que du héros de papier créé par Paul Kenny. La mise en œuvre de ce principe frise du reste parfois le ridicule et donne un aspect sautillant au film qui peut apparaître assez lourd. 

     Action immédiate, Maurice Labro, 1957

    Heidi est jalouse et ne pardonne pas à Coplan son flirt avec Diana 

    Les scènes d’action sont plutôt bien menées, notamment l’attaque inaugurale à l’aide d’un camion, ou encore la fusillade sur le port de Gênes. Car on voyage, on passe en effet de Paris  et sa banlieue à Genève, puis on revient par le train pour aller se balader du côté de la tour Eiffel et tout se termine en Italie, à Gênes, aux sons des mandolines. Mais l’ensemble reste plombé par les scènes sentimentales qui se veulent un peu humoristiques. Henri Vidal n’est d’ailleurs pas très à l’aise dans ce rôle incertain. C’est un bon acteur qui fait partie de l’univers cinématographique de Frédéric Dard, il a joué dans Les salauds vont en enfer, et il jouera encore dans le film très personnel Sursis pour un vivant, scénarisé par Frédéric Dard. Mais s’il est toujours très bon dans les rôles graves ; il est moins à l’aise dans la comédie sautillante vers laquelle bascule le film. Barbara Laage par contre est meilleure, elle est à l’aise dans tous les registres. Il en va de même aussi pour l’autre rôle féminin, Nicole Maurey, qui joue le rôle de la fourbe Diana. C’est une actrice oubliée qui pourtant avait eu du succès jusqu’à Hollywood. C’est dommage, elle avait non seulement un physique mais aussi pas mal de talent. Les autres acteurs sont des habitués de ce genre de film, à mi-chemin entre le polar et le film d’espionnage, Lino Ventura qui malgré un rôle assez bref crève littéralement l’écran. Il va devenir un des habitués du cinéma de Frédéric Dard et il se retrouvera lui aussi dans Sursis pour un vivant. Ici il est Beres, le tueur à gage qui s’introduit dans la clinique du docteur Serutti – une des photos du film servira de modèle à Michel Gorudon pour illustrer un San-Antonio, Le coup du père François[6]. Ce nom de « Serutti » est d’ailleurs typique des San-Antonio, il n’est pas dans le roman de Paul Kenny. Comme on le sait Frédéric Dard avait la manière rare d’écrire les noms propres anglo-saxons ou italiens dans des orthographes des plus fantaisistes. Et puis il y a Jess Han qui joue le mauvais américain, rôle qu’il porta durant trois décennies au moins. Ici il est chef de bande et se révélera peureux dès lors qu’on menace de lui crever un œil ! Pour le reste il fait trop confiance à ses hommes de main. Parmi eux on remarquera aussi André Weber dans le rôle d’un photographe trop curieux. Tout ce petit monde se réunira à nouveau pour Le fauve est lâché qui a tout de même un peu plus de tenu et qui consacre l’avènement de Lino Ventura comme la grande vedette populaire.

     Action immédiate, Maurice Labro, 1957

    Coplan tente de négocier avec Kalpannen 

    Ce n’est pas un bon film, et sans doute sans la gloire ultérieure de Lino Ventura et celle de Frédéric Dard, on n’en parlerait plus beaucoup. Pour moi son intérêt est double, d’une part c’est un scénario manifestement de Frédéric Dard, une recréation à partir d’une trame ténue, dont de nombreux éléments se rattachent à l’univers sanantoniesque, et d’autre part, c’est une plongée renouvelée dans le cinéma du samedi soir des années cinquante. Le film aura cependant un assez bon succès commercial, mais la critique ne s’y est guère intéressée.

     Action immédiate, Maurice Labro, 1957

    Beres s’est introduit dans la clinique de Serutti 

    Action immédiate, Maurice Labro, 1957

    Kalpannen est bien mort

     Action immédiate, Maurice Labro, 1957

    Coplan explique à Lindbaum que celui-ci n’a plus rien à lui vendre 

     

     


    [1] En Angleterre le roman d’espionnage a suscité très tôt, avant la Seconde Guerre mondiale l’intérêt d’auteurs de premier plan, par exemple Eric Ambler – auteur génial mais un peu oublié aujourd’hui – ou par la suite Graham Greene et John Le Carré.

    [2] Détective, n° 705, 1959.

    [3] Je pense qu’on n’a pas fini d’en découvrir, et que cette tâche ardue ne finira jamais.

    [4] Si ce film est très mauvais il est pourtant l’adaptation d’un roman excellent qui porte le même titre. En vérité Dard remplaça un réalisateur qui devait mettre le film en scène au pied levé, pour rendre service au producteur.

    [5] Action immédiate, p. 104 de l’édition originale.

    [6] Qui est le premier San-Antonio que j’ai acheté au moment de sa parution ! Anecdote dont tout le monde se fout, sauf moi bien entendu

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  • Un témoin dans la ville, Edouard Molinaro, 1959 

    Pierre Verdier assassine sa maitresse, Jeanne, en la faisant tomber du train. Quelques temps après, il est acquitté de ce meurtre au bénéfice du doute. Soulagé, il rentre chez lui, mais il va tomber sur Ancelin qui est le mari de Jeanne et qui veut venger la mort de celle-ci. Il l’assassine à son tour en faisant croire qu’il s’agit d’un suicide. Il réalise ainsi le crime parfait, mais en sortant de chez Verdier, il croise un chauffeur de taxi que Verdier avait commandé quelques minutes auparavant. Ayant peur d’être reconnu, Ancelin va rechercher Lambert et tenter de l’assassiner. Il le retrouve et le pourchasse. Après avoir agressé Lambert, Ancelin va être à son tour poursuivi par les chauffeurs de taxi à travers toute la ville. Ayant à la fois la police et les chauffeurs de taxi sur le dos, Ancelin va finir par se réfugier dans le jardin d’acclimatation où il va se retrouvé piégé. 

    Un témoin dans la ville, Edouard Molinaro, 1959

    Pierre Verdier assassine Jeanne 

    Contrairement à ce qu’on peut lire ici ou là, le film ne s’appuie pas sur un roman de Boileau et Narcejac. Il semble seulement que ce soit eux qui en aient eu l’idée, encore que le ton fasse aussi penser à Frédéric Dard. Le travail sur le scénario est, du moins officiellement, le fait d’une équipe importante qui compte encore Gérard Oury, Edouard Molinaro et  jusqu’à Alain Poiré le producteur de chez Gaumont qui à cette époque orientait l’esthétique de la maison de production. L’originalité de l'histoire est de faire de l’assassin de Verdier le héros de cette tragédie. Ancelin est un homme ordinaire, un camionneur, quelque part un prolétaire, il tue Verdier qui au contraire est un industriel riche autant que cynique qui sait très bien qu’il s’en tirera lors d’un procès parce que les preuves contre lui sont insuffisantes. Même si on peut désapprouver la vengeance d’Ancelin, il est clair qu’il est plus sympathique que l’amant de sa femme. Il reste cependant dans l’ambiguïté parce que dès lors qu’il est en danger, il est capable de tuer. C’est donc un homme obstiné qui se met à la recherche de Lambert parce que celui-ci pourrait le reconnaître. C’est ici qu’intervient le monde des radio-taxis et plus précisément de ce petit peuple laborieux qui travaille la nuit. Car la véritable originalité du film se trouve ici : faire de ce monde de nuiteux un personnage en lui-même sans se fixer sur telle ou telle personne en particulier. Certes Lambert et Liliane ont un rôle un peu plus central que les autres, mais ils se fondent dans cette masse.

     Un témoin dans la ville, Edouard Molinaro, 1959

    Ancelin a retrouvé Verdier 

    La romance qui existe et se développe entre Lambert et Liliane est sans doute ce qu’il y a de plus artificiel dans le film qui par ailleurs s’attache plus au comportement proprement dit qu’à ses motivations. Cette perspective permet d’éclater le récit à travers des petits portraits du patron du bistrot, de la jeune femme qui conduit elle aussi les taxis, ou ces jeunes filles qui sont derrière leur micro pour distribuer la clientèle. Sur le plan technique et malgré la très bonne photo d’Henri Decaë qui va devenir le photographe des films de la Nouvelle Vague tout en restant le photographe attitré de Jean-Pierre Melville,  on peut considérer que la réalisation est moins précise que celle du Dos au mur. Mais cela est compensé par un usage intensif des décors urbains naturels. Edouard Molinaro utilisera de longs plans en mouvement, ce qui permet à la fois de dynamiser l’histoire, mais aussi de donner de la profondeur de champ et de mettre en lumière la densité exceptionnelle de Paris à cette époque. C’est la partie la plus réussie du film : mélanger les décors mouvants des rues et des avenues plongées dans les ténèbres et ceux plus statiques des chambres d’hôtel ou des bistrots.

     Un témoin dans la ville, Edouard Molinaro, 1959

    En sortant de chez Verdier Ancelin croise un chauffeur de taxi 

    La distribution est exceptionnelle. D’abord par la présence presque silencieuse et massive de Lino Ventura. C’est déjà à l’époque une vedette, en effet il fait des succès colossaux avec Le gorille vous salue bien et Le fauve est lâché. Mais l’homme voit loin, et dès cette époque il va diversifier ses rôles de façon à ne pas se faire enfermer dans un idéal-type comme l’a fait Eddie Constantine à la même époque dans les rôles de Lemmy Caution et autres agents américains décontractés. Certes il reste toujours dans le registre grave du film noir, mais il n’hésite pas à jouer des personnages marqués par le destin et par l’absence de morale[1]. On  dit qu'il a choisi lui-même le rôle d'Ancelin quand on lui proposait celui de Lambert. Le couple Lambert-Liliane est bien moins intéressant. Co-production franco-italienne oblige on a choisi deux Italiens – Franco Fabrizzi et Sandra Milo – pour incarner deux parisiens !  Ce ne sont pas deux mauvais acteurs, le premier a eu l’occasion de faire la preuve de son talent chez Fellini, Comencini ou Antonioni, et la seconde sera parfaite dans Classe tous risques de Claude Sautet où elle retrouvera Lino Ventura. Mais ils ne collent pas ensemble, et n’arrivent pas à faire oublier leurs origines transalpines. Les autres petits rôles sont tout à fait excellents, à commencer par Robert Dalban. Certes il a toujours joué les utilités pour la Gaumont, mais là il est un peu plus vivant que l’ordinaire et vaut le détour. On saluera aussi la prestation énergique de Michèle Luccioni en femme chauffeur de taxi. Bref tout ça donne une humanité à l’ensemble. Quelques silhouettes intéressantes viennent aussi se fondre dans le décor : Daniel Ceccaldi en client du taxi, Jacques Monod dans celui de l’avocat de Berthier et même Jean Ferrat passé faire de la figuration dans le métro ! Françoise Brion dans le rôle de Jeanne n’a pas le temps de faire remarquer la qualité de son jeu, elle meurt dès les premières minutes.

     Un témoin dans la ville, Edouard Molinaro, 1959

    Ancelin suit Lambert dans le métro 

    Si la scène de la mort de Jeanne n’a rien de remarquable malgré sa violence, la filature de Lambert par Ancelin dans le métro est exceptionnellement bien filmée et rythmée. Elle préfigure ce que Melville fera du métro dans Le samouraï. C’est le clou du film, rien que pour elle on peut revoir le film encore plusieurs fois. La limite du film est cependant liée à son principe : le film se résume à une double traque, Ancelin traque Lambert, et la police et les chauffeurs de taxis traquent Ancelin. Autrement dit le scénario n’est pas assez dense. Les scènes qui voient par exemple Ancelin dans son milieu de camionneurs nous paraissent un peu surajoutées, un peu comme si elles visaient à donner au film une longueur standard.

     Un témoin dans la ville, Edouard Molinaro, 1959

    Les taxis de nuit se rejoignent dans un bistrot 

    Le film, à petit budget, a été un très bon succès public et en général la critique l’a plutôt apprécié. Il semble bien que la musique y ait contribué. En effet elle est signée par Barney Wilen et Kenny Dorham un peu sur le modèle de ce qui avait été remarqué l’année précédente avec Ascenseur pour l’échafaud. La musique, très bonne au demeurant, lui a donné cette patine particulière avec le temps d’une modernité finalement très datée : décors extérieurs et musique de jazz étaient les deux ingrédients nécessaires à cette nouvelle forme d’esthétique dans le film noir à la française. Le film reste cependant très intéressant même s’il est moins attachant que Le dos au mur par exemple.

     Un témoin dans la ville, Edouard Molinaro, 1959

    Ancelin essaie de se cacher dans le jardin d’acclimatation

     

     


    [1] Dans Sursis pour un vivant, toujours scénarisé par Frédéric Dard, il sera sous la direction de Victor Merenda le patron d’un étrange hôtel destiné à faire disparaître les personnes déprimées !

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  • Le dos au mur, Edouard Molinaro, 1958, adapté de Frédéric Dard

    Les adaptations cinématographiques des ouvrages de Frédéric Dard n’ont pas toujours été à la hauteur de l’œuvre. Mais celle-ci est très intéressante et parmi les meilleures. Le dos au mur est basé sur Délivrez nous du mal, écrit en 1956 et publié au Fleuve noir. C’est selon moi le premier ouvrage de Frédéric Dard qui inaugure le cycle de ce que Dominique Jeannerod a nommé les romans de la nuit et qui va donner à son auteur cette réputation non usurpée de maître du roman noir. Cet ensemble de romans très courts, souvent écrits à la première personne, des romans un peu neurasthéniques, très noirs, qui se centrent sur la question de l’amour vu comme une maladie à laquelle on ne peut que difficilement échapper. Délivrez nous du mal se présente comme une confession, alternant le récit de ce qui a amené le héros en prison, et celui de l’attente d’une condamnation à mort qui sera éminente. La conduite de l’ensemble l’amènera finalement à accepter son sort. Le titre qui n’a pas été retenu pour l’adaptation renvoie à la culpabilité comme un des fondements de la civilisation chrétienne. Il est à mon sens plus parlant. En 1957 Frédéric Dard a obtenu le prestigieux Grand prix de la littérature policière, et en 1958, le très bon film de Robert Hossein, Toi le venin, a obtenu un grand succès public[1]. C’est dans un contexte très favorable que Gaumont va entreprendre la production de ce film. Frédéric Dard participe à l’écriture du film et des dialogues. 

    Le dos au mur, Edouard Molinaro, 1958, adapté de Frédéric Dard

    Jacques Decret, riche industriel, qui rentre trop tôt d’une partie de chasse, se rend compte que sa femme le trompe. Malade de jalousie, il va ourdir un plan diabolique pour se venger. Il va faire chanter les deux amants. Mais le but n’est pas seulement de mettre sur le grill sa femme Gloria, c’est aussi de faire croire à sa femme que c’est Yves Normand qui exerce ce chantage, donc de le détruire à ses yeux. Le couple aux abois va faire appel à des « copains » qui à leur tour vont menacer Jacques, mais celui-ci trouve les moyens de les détourner de leur mission. Pour rendre crédible son plan, il engagera un détective privé qui va remettre des billets dont Gloria a relevé les numéros, en se faisant passer pour un producteur de théâtre. Gloria croit alors que c’est Yves qui l’a fait chanter, elle va le tuer. Elle en appellera, en désespoir de cause, à son mari pour la sortir d’affaire. Celui-ci emportera le cadavre qu’il bétonnera dans le mur de son usine. Peu à peu Gloria se rapproche de son mari qui n’hésite plus à lui désigner l’endroit où se trouve le cadavre. Mais la nuit de Noël elle va comprendre que c’est bien Jacques qui a tout manipulé. Elle se suicidera après avoir dénoncé son mari à la police.

     Le dos au mur, Edouard Molinaro, 1958, adapté de Frédéric Dard

    Le cadavre d’Yves Normand est retrouvé par Jacques Decret 

    Dans le roman de Dard, il y a deux aspects complémentaires : l’intrigue proprement dite qui rappelle la déconfiture de Jacques et le plan machiavélique que sa jalousie va lui dicter, et puis une longue méditation douloureuse sur la mort et l’amour, les deux étant liés par le crime. Les chapitres alternent la description de cette histoire qui l’y a amené et l’attente de la guillotine que Jacques finira par admettre. Seul le premier aspect qui met en œuvre l’ingéniosité de l’intrigue a été retenu dans l’adaptation. A mon sens cela affaiblit le propos, car en même temps qu’il s’agit d’un plaidoyer contre la peine de mort, c’est aussi une prise de conscience de la fragilité des êtres et de leur vanité d’exister. Le livre de Dard, excellemment écrit[2], est bien plus cruel qui montre un homme prenant un réel plaisir à se venger et à torturer sa femme. Il ne supporte pas que sa femme lui ait préféré un petit gigolo qui en outre se drogue. Dans le film au contraire on a l’impression que Jacques agit seulement pour retrouver l’amour de Gloria, ce qui rend sa démarche quelque part plus noble. Le nom du héros était Charles Blondoit dans le roman, il deviendra Jacques Decret.

    Mais, malgré ces modifications, cela reste un très bon film noir. C’est aussi le premier film d’Edouard Molinaro qui débuta sa carrière de cinéaste justement par le film noir, avant que de sombrer dans l’insignifiance cinématographique… et le succès commercial avec des comédies grand-public. Mais en 1958, il a encore de l’ambition sur le plan esthétique et il va être un des rares à intégrer clairement les codes du film noir américain qui à cette époque commence à obtenir une reconnaissance critique véritable. En 1959 il tournera encore Des femmes disparaissent d’après Georges Morris-Dumoulin, un film façon série noire, et l’excellent Un témoin dans la ville, sur un scénario attribué à Boileau et Narcejac. A chaque fois il accompagnait les images d’une musique de jazz d’excellente qualité. 

     Le dos au mur, Edouard Molinaro, 1958, adapté de Frédéric Dard

    Jacques apprend que sa femme a une liaison 

    Le film est servi par une très belle photo de Robert Lefebvre qui a travaillé entre autres avec Henri Decoin, avec Jacques Becker sur Casque d’or ou encore avec René Clément sur Le château de verre. Mais évidemment cette photo ne serait rien si elle ne mettait en valeur le propos. Molinaro utilise en effet avec une grande précision la grammaire du film noir, les escaliers, les ombres qui absorbent dans les rues les passants indélicats, les stores vénitiens. Il y a bien sûr une spécificité française, avec les décors de l’usine ou ceux de la belle maison de Jacques. Le film joue sur cette opposition entre la réussite matérielle de Jacques, il est un grand industriel, il possède une belle voiture, une belle maison, et aussi, croit-il, une belle jeune femme, et sa déconfiture lorsqu’il a la révélation de la tromperie de Gloria. Car Gloria entretient une sorte de gigolo – cette figure reviendra dans de nombreux romans de Frédéric Dard – qui lui rappelle sa jeunesse et ses tentations aventureuses. Jacques représente la sécurité et le sérieux de l’existence, et Yves exactement l’inverse. C’est donc l’histoire d’un trio, un trio tronqué toutefois parce que l’amant apparait comme extrêmement creux. Il est seulement l’enjeu d’un affrontement entre Jacques et Gloria. Jacques ne sait toutefois pas pourquoi il se laisse aller à une telle jalousie. Aime-t-il Gloria ? Ne la considère-t-il pas seulement comme sa propriété ? Nous aurons la réponse à la fin du film seulement. C’est donc aussi un film sur la solitude. D’ailleurs Gloria, presque soumise, qui ne supporte pas d’être seule se rapprochera de son mari après que celui-ci aura coulé le corps de son amant dans le béton ! Dans le roman de Frédéric Dard, il y avait une amertume chez Jacques qui venait de cette relative insouciance de Gloria. Au fond de lui Jacques sait qu’il y a un malentendu : il ne sait pas qui est Gloria, il connait ses réactions, et pour cela il peut la manipuler comme il l’entend, mais au-delà il ne sait rien de ses espérances et de ses incertitudes. C’est bien cette impossibilité de la vie de couple qui va faire de lui un criminel, bien que finalement il sera condamné sans avoir tué personne !

     Le dos au mur, Edouard Molinaro, 1958, adapté de Frédéric Dard

    Gloria attend un coup de fil d’Yves 

    On remarque que l’achèvement de l’affaire se dénoue pendant la nuit de Noël, alors que le couple s’apprête à réveillonner bourgeoisement. Cette nuit de Noël qui a obsédé Frédéric Dard, il écrira plusieurs nouvelles sur le thème, sera aussi le cœur du drame du Monte-charge, et qui est une autre adaptation très réussie d’un ouvrage de Frédéric Dard[3]. La séquence du début qui nous montre comment Jacques va se débarrasser du corps est remarquablement bien filmée. Tout est silencieux, et la caméra va s’attarder sur les détails qui pourraient faire capoter l’entreprise. Cette scène est assez longue, mais elle installe le film justement dans sa noirceur : Jacques manipule le corps, le roule dans un tapis, le plonge dans le béton. C’est difficile et éprouvant pour un homme peu habitué, on le comprend, aux efforts physiques. Il y a là une justesse du découpage, comme du timing de l’opération.

    Le dos au mur, Edouard Molinaro, 1958, adapté de Frédéric Dard

    Jacques vient retirer le courrier à la poste 

    La distribution est assez étrange. Il y a Jeanne Moreau, habituée à cette époque au cinéma noir et au cinéma de Frédéric Dard, elle a tourné déjà dans M’sieur la Caille d’après Francis Carco sur un scénario de Dard, puis dans L’étrange Monsieur Steve qui est encore un scénario de Dard – signé pourtant Marcel G. Prêtre cette fois. Elle sera ensuite aspirée par la Nouvelle Vague et fera la carrière internationale que l’on sait. Mais elle reviendra vers Frédéric Dard dans l’adaptation de La vieille qui marchait dans la mer et qui sera sans doute son dernier grand rôle[4]. Elle est très bien, dans un registre assez connu, la femme adultérine et un peu grave qui lutte pour protéger son gigolo et sa propre insouciance. Plus étonnant est Gérard Oury. On oublie trop souvent qu’avant d’être un réalisateur à succès, il fut un acteur. En tant que réalisateur, il tournera La menace, une adaptation d’un ouvrage de Frédéric Dard, Les mariolles, puis en 1962 il connaitra le succès public avec Le crime ne paie pas, film pour lequel Frédéric Dard écrira un des sketches. Servi par un physique peu glamour, un peu mou, il incarne Jacques Decret, un industriel assez imbus de lui-même et de sa propre réussite, un petit bourgeois obstiné dans l’idée de vengeance qui ne comprendra que peu à peu l’enjeu de sa démarche. Il est excellent, c’est autour de lui et de sa subjectivité qu’est construit le film. Les seconds rôles sont bien, mais plutôt conventionnels. Philippe Nicaud est l’amant de Gloria, à la fois profiteur et insouciant. Un peu trop théâtral sans doute, mais il a peu de scènes importantes, on se demande comment un physique pareil pouvait susciter les passions. Il y a encore un très bon Jean Lefebvre, le détective privé un rien désabusé qui épaule Jacques dans ses curieuses entreprises, sans doute parce que lui aussi connait le même type de souci que son client. Et aussi Claire Maurier qui n’a pas fait la carrière qu’elle eut méritée, elle est excellente dans le rôle de l’ancienne maitresse d’Yves devenue patronne de bar, mais revenue de tout. Elle retrouvera Frédéric Dard en 1960 lorsque celui-ci réalisera lui-même Une gueule comme la mienne d’après un de ses romans.

     Le dos au mur, Edouard Molinaro, 1958, adapté de Frédéric Dard

    Il fabrique des lettres anonymes 

    Ce film et l’équipe qui l’a réalisé, montre que vers la fin des années soixante, à côté de la Nouvelle Vague, il y avait une tendance à s’approprier les codes du film noir, tels que les américains les avaient développés. Cela donna quelques très bons films, dont Le dos au mur. Sur le tournage il y avait aussi Claude Sautet comme assistant réalisateur qui allait bientôt réaliser le magnifique Classe tous risques[5]. Claude Sautet avait aussi travaillé auparavant sur un scénario de Frédéric Dard, Le fauve est lâché, un film qui sera réalisé par Maurice Labro avec Lino Ventura. Cette nébuleuse du film noir à la française de cette époque désigne un courant nouveau qui concurrence la Nouvelle Vague dont les protagonistes sont de la même génération. Mais ils n’obtiendront pas la même reconnaissance critique, sans doute parce que le film noir à cette époque n’était reconnu comme un genre important que lorsque les Américains s’en occupaient ! C’est ce qui fait que, périodiquement, on redécouvre quelques perles de cette époque et qu’on en ressort étonné. Petite anecdote, lorsque Jacques va à la poste retirer le courrier, il se fait piéger grâce à une grosse enveloppe rouge. On retrouve cette idée dans un San-Antonio, La vérité en salade, idée reprise encore dans J'suis comme ça. Comme quoi Frédéric Dard savait recycler les bonnes idées.

     Le dos au mur, Edouard Molinaro, 1958, adapté de Frédéric Dard

    Jacques attend Gloria

    Le dos au mur, Edouard Molinaro, 1958, adapté de Frédéric Dard

    Gloria s’est suicidée

     

     


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/toi-le-venin-robert-hossein-1959-a117526410

    [2] A cette époque c’est son livre je pense le mieux écrit, il y a une densité et une fluidité d’écriture qu’il n’avait pas su trouver jusqu’alors.

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/le-monte-charge-marcel-bluwal-1962-adapte-de-frederic-dard-a114844976

    [4] Notez qu’elle tournera aussi dans Trois jours à vivre de Gilles Grangier en 1958. Un très bon film noir adapté d’un roman de Peter Vanett que je soupçonne pour ma part d’être un pseudonyme oublié de Frédéric Dard.

    [5] http://alexandreclement.eklablog.com/classe-tous-risques-claude-sautet-1960-a114844830

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