• Asphalte, Hervé Bromberger, 1959

     Asphalte, Hervé Bromberger, 1959

    Un des thèmes favoris de Bromberger est celui de la jeunesse perdue. Ici il l’aborde à travers une analyse de l’opposition entre un milieu riche et un groupe de marginaux qui reste coincé dans la misère ou qui n’arrive pas à s’en éloigner suffisamment. La plupart de ses films noirs sont marqués de cette approche en termes de classes sociales. C’est d’ailleurs cette opposition qui donner à Asphalte toute son ambiguïté. Il y a aussi chez lui cette capacité à mettre en valeur la vedette féminine qu’il a choisie. Et ici Françoise Arnoul est particulièrement bien filmée, avec admiration, tout autant qu’il adorait filmer Estella Blain dans Les fruits sauvages. C’est une manière de célébrer les femmes et de montrer combien le rôle que la société leur assigne les bride dans ce qu’elles sont profondément, et les empêchent de vivre au plus près de leurs désirs. 

    Asphalte, Hervé Bromberger, 1959 

    Nicole a retrouvé par hasard Michel 

    La jeune Nicole qui est mariée à un très riche homme d’affaires étranger, Éric, beaucoup plus âgé qu’elle, l’accompagne un peu contre son gré faire la tournée des Grands Ducs avec d’autres hommes d’affaires américains avec qui il espère signer d’importants contrats. Mais dans une sorte de dancing un peu folklorique, elle retrouve un ancien ami de sa jeunesse, Michel qui est devenu chauffeur de taxi. Le lendemain elle laisse son mari à ses affaires et retourne avec Michel dans le quartier pauvre où elle a vécu naguère. Elle fait part à Michel de son idée de revoir Gino, un ancien amour de jeunesse, qui est resté un peu truand. Elle va retrouver avec lui toute la petite bande qu’ils étaient. Le soir ils partent s’amuser, danser, et finissent la nuit chez Roger, un bistrotier un peu indic. Mais les choses se gâtent, Gino qui a un peu trop bu déclenche une bagarre autour du jukebox. Il assomme un de ses adversaires et s’enfuit. Nicole va rentrer très tard à son hôtel. Mais le lendemain elle est contactée par Roger qui tente de la faire chanter en lui faisant croire que Gino a tué l’homme qu’il avait assommé. Il lui demande beaucoup d’argent pour soi-disant l’aider à fuir et lui procurer des faux papiers. Éric a cependant chargé un de ses amis de surveiller et de suivre Nicole qui lui a demandé, contrairement à son habitude, de l’argent. Éric est d’autant plu soupçonneux qu’il comprend qu’elle lui ment quand elle lui demande de l’argent pour régler en liquide une fausse facture dans une boutique. Mais comme le temps presse, elle finit par rejoindre Roger, elle lui propose une bague très chère que lui a offert Éric. Il prend la bague et se moque d’elle en lui expliquant que Gino ne risque rien et que si elle veut porter plainte elle peut toujours le faire, mais à ses risques et périls. Cependant Gino va intervenir : une bagarre éclate et Gino tue Roger en s’emparant de son révolver. Éric intervient à son tour pour récupérer Nicole avec qui il va repartir pour l’étranger. C’est Michel qui rétablira la situation en récupérant la bague sur le cadavre de Roger et en la portant à Nicole in extremis alors qu’elle prend l’avion. 

    Asphalte, Hervé Bromberger, 1959

    Ensemble ils retournent dans le quartier de leur jeunesse 

    Ce film est assez peu connu, en tous les cas il est plutôt méprisé par la critique, oublié. Mais puisqu’on s’applique à réhabiliter Bromberger, nous devons le prendre au sérieux, et il est probable que sa valeur cinématographique a augmenté dans le temps. En effet, l’intrigue est relativement simple, et donc tout va se jouer sur les oppositions et la mélancolie que cela peut engendrer. Ce que nous voyons à l’écran, c’est d’abord une France en mouvement qui est en train d’éradiquer la misère et ce faisant, elle va niveler les quartiers et les modes de vie, ne laissant guère de chance à ceux qui persistent dans leur volonté de vivre dans la marge. C’est une modernisation à marche forcée, sujet qui occupera le cinéma de nombreuses années, et dont on peut voir des traces dans des films noirs comme Le deuxième souffle de Melville ou Max et les ferrailleurs de Sautet. A mon sens c’est cela le vrai sujet du film, plutôt que le bovarysme sous-jacent de Nicole. Celle-ci vient donc d’un milieu pauvre, elle en a la nostalgie, et pour tout dire elle s’ennuie à vivre dans le luxe à côté d’un mari trop âgé pour elle et qui a toujours l’air de s’ennuyer lui aussi. Quand elle va retrouver son ancienne bande, restée tributaire de son ancien quartier, elle va beaucoup s’amuser, danser, comme elle ne l’a pas fait depuis longtemps. Quand elle est avec Michel ou avec Gino, elle revit, c’est sa jeunesse qui se laisse aller. Avec Éric, elle a toujours une attitude compassée qu’elle calque sur lui d’ailleurs. Ils ne dorment même pas dans le même lit et se vouvoient. Gino a peut-être mal tourné, mais elle est très contente de le revoir, et lui aussi. Et puis il est bien connu que les femmes aiment les voyous. Cependant si Nicole représente le lien entre les deux milieux qui forment la société, elle va se trouver dans l’obligation de choisir, et ce choix cornélien la mènera à rester avec Éric qui représente si bien la sécurité matérielle. C’est une manière de renier son passé. 

    Asphalte, Hervé Bromberger, 1959

    Nicole retrouve Gino dont elle avait le béguin plus jeune 

    Nous voyons donc une jeune femme qui n’arrive pas à briser la dépendance à l’argent de son mari. Quand elle tente de s’occuper de sauver Gino bien maladroitement, elle s’humilie à lui demander de l’aide, mais elle prend bien garde cependant de ne pas lui donner les raisons de son besoin d’argent, sans doute se méfie-t-elle de lui. Elle aime Gino parce que c’est un voyou et pas un homme d’affaires, parce que c’est un perdant ! C’est que dans cette époque de la fin des années cinquante, Gino n’a pas d’avenir, on peut même dire qu’il se suicide par sa conduite inconséquente qui va le mener certainement en prison. Il vit dans la périphérie, et on verra commencer à s’avancer la construction de cités modernes sur les ruines des fortifications où déjà les bohémiens qui y campent vont être chassés. Cette modernité galopante et envahissante, on la verra aussi surgir d’un juke-box : c’est le moment où une partie de la clientèle choisit de danser plutôt sur du bop que sur des valses et des tangos. Ce que l’on voit c’est l’explosion de la jeunesse, en quelque sorte cette jeunesse qui va devenir si remuante dans les années soixante, soit avec les bandes de blousons noirs, soit en faisant de la politique puis Mai 68. Gino dira d’ailleurs que le travail il n’en voit pas vraiment la nécessité, il préfère les incertitudes de ses petites combines ! Avec le recul, on pourrait dire que la Guerre d’Algérie a juste un peu reculé le moment où cette jeunesse allait exploser en l’occupant loin de la métropole. La position de Nicole entre ces deux mondes est intenable, et c’est bien cela qui la rend intéressante par sa mélancolie. La fin se veut faussement rassurante, les deux époux vont se retrouver, mais on sent plus la cohabitation que la fusion. Elle renforce la mélancolie de Nicole. 

    Asphalte, Hervé Bromberger, 1959

    Éric constate que sa femme n’est pas rentrée 

    Comme à son habitude Bromberger utilise très bien les décors réels, ceux de la zone en train de disparaitre, sans pour autant s’y attarder. Il les oppose à ce qui semble être l’Hôtel Crillon, le palace préféré d’Orson Welles, avec ses hautes fenêtres qui donnent sur le vaste espace de la place de la Concorde, et son trop grand luxe. A côté de cela il y aura les petits bistrots un peu crasseux, dont celui de Roger d’ailleurs, où grouille une faune bigarrée, mais vivante. Il se sert beaucoup des miroirs, comme s’il voulait souligner les mensonges, aussi bien ceux de Nicole que ceux d’Éric qui ne survit que par la puissance de son compte en banque. La photo est très bonne, elle est due au fidèle Roger Hubert, la mise en scène est très fluide et dynamique. On l’avait déjà remarqué, Bromberger aime filmer les scènes de foule. Là on est servi ! On verra une Françoise Arnoul déchaînée danser le bop au milieu d’une jeunesse endiablée. Mais on aussi des valses et des javas. Dans c e genre de scène il ne faut pas se rater pour pouvoir donner du volume à l’image si on peut dire puisqu’en même temps que les danseurs se déplacent, la caméra doit le faire aussi. Dans les scènes d’actions, Bromberger évite souvent de filmer le coup de feu ou le coup de poing pour s’attarder sur le résultat. Sans être un film fauché, c’est tout de même un film à petit budget. 

    Asphalte, Hervé Bromberger, 1959

    Roger s’emploie à faire chanter Nicole

    Le film est fait pour Françoise Arnoul. Rien que pour elle le film vaut le déplacement. Elle avait beaucoup d’amateurs, mais elle n’a pas eu la carrière qu’elle méritait. On dit qu’elle est souvent arrivée trop tôt ou trop tard, coincée entre deux générations, pour aller vite entre la très sage Michèle Morgan et la sulfureuse Brigitte Bardot. Elle a un côté à la fois sexy et sauvage, une sensualité indéfinissable puisqu’elle ne montrera rien de son corps dans ce film. Ce n’est pas qu’un corps et qu’une paire de seins qui pointe, c’est aussi une bonne actrice. Et en plus elle danse bien ! Elle est peut-être moins à l’aise dans les scènes où elle est confrontée à son mari, mais dans l’ensemble elle tient le film sur ses épaules. Coproduction franco-italienne, le rôle du mari vieillissant et inquiet est dévolu au raide Massimo Girotti. Il n’a pas l’aisance qu’il avait montrée dans Ossessione[1]Mais comme il joue un mari inquiet et un peu jaloux sans le dire, ça passe finalement. Ce sont les vieux amis de Nicole qui sont plus intéressants et qui volent la vedette à Massimo Girotti. D’abord Jean-Paul Vignon qui joue Michel, l’ami fidèle et peu exigeant. Il est très bien. On ne l’a jamais beaucoup vu en France, il était parti après une petite carrière de chanteur tenter sa chance aux Etats-Unis et ça lui avait assez réussi. Marcel Bozzuffi joue Gino. A cette époque il a fait une quantité industrielle de films noirs ou policiers. Là il joue le jeune révolté qui vit de rapines et refuse de travailler. C’est un bon acteur, sérieux, énergique toujours très présent. Le fourbe Roger, c’est Georges Rivière, un autre bon acteur qui a eu du mal à faire carrière et qui pourtant avait beaucoup de facilités dans son jeu. Dans des plus petits rôles on reconnaitra Dany Saval qui n’en était pas encore à jouer les folles ingénues dans des comédies et qui n’était pas encore mariée à Michel Drucker, ici elle joue les garces jalouses qui provoquent des désastres autour d’elles. Jean-François Poron et Roger Dumas, des habitués des films de Bromberger sont aussi de la distribution. 

    Asphalte, Hervé Bromberger, 1959

    Gino a tué Roger 

    C’est un bon film, intéressant, bien joué et bien filmé. Si la critique l’a boudé, à l’époque elle n’en avait que pour les films étrangers, principalement américains, le public l’a suivi et a assuré son succès. Ce n’est peut-être pas le meilleur de Bromberger, mais on peut l’apprécier sans retenue aucune. On se rend compte qu’au fil des années sa mise en scène est devenue beaucoup plus fluide.

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