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Des gens sans importance, Henri Verneuil, 1956
Quelques mois après Gas-oil, Jean Gabin réenfile sa salopette, met sa casquette, et conduit encore des gros camions. Néanmoins, c’est un film très différent. Ce n’est pas un film noir, plutôt un drame poignant. Ce film est périodiquement redécouvert pour réhabiliter un peu Henri Verneuil qui, s’il fit des gros scores au box-office, a toujours été méprisé par la critique, surtout celle des Cahiers du cinéma, même quand son travail était bon. Même s’il y a beaucoup de déchets dans sa carrière, il y a quelques belles réussites, avec une bonne maitrise de la cinématographie. C’est la première collaboration de Verneuil avec Gabin. Il y en aura 4 autres, en point d’orgue Le clan des siciliens. Verneuil est déjà à cette époque un réalisateur à succès, il a cassé la barraque avec des films qui sont des produits très élaborés pour Fernandel, Le fruit défendu, Le boulanger de Vallorgue, ou encore Le mouton à cinq pattes. Il choisit d’adapter un roman de Serge Groussard, un écrivain qui connut son heure de gloire dans les années cinquante, un ancien résistant qui sera plutôt proche par la suite de l’Algérie Française. Groussard travailla aussi dans le journalisme. Mais tout cela n’a pas trop d’importance pour ce qui nous concerne. On pourrait dire que le roman tire du côté de la littérature prolétarienne, et le film va refléter cette ambiance.
Jean Viard est chauffeur routier, parisien, il fait souvent la route Paris-Bordeaux avec son copain Pierrot. La route est longue et difficile, ils prennent l’habitude de s’arrêter à La caravane, un relais routier, tenu par Barchandeau, un unijambiste. Celui-ci a beaucoup de mal à garder ses « bonniches » comme on disait alors, et pourtant il les traite aussi bien qu’il le peut. Il va finir par embaucher Clotilde qu’on appelle Clo. Et malgré des relations un peu difficiles, Jean est beaucoup plus âgé qu’elle, une idylle va se développer entre eux. Seulement Jean est marié, il a trois enfants. Jamais souvent à la maison, il s’est éloigné de sa famille. Les choses vont se gâter quand Jean, se faisant secouer par le contremaître Gillier, va lui donner une rouste et il va perdre son emploi. Mais maintenant la relation entre Clo et Jean, si elle n’est pas facile, est solide. Clo aimerait être plus près de Jean, et lui a des difficultés à retrouver un travail. Elle va venir à Paris où elle va trouver un emploi dans un hôtel de passes. Mais elle est tombée enceinte, elle écrit une lettre dans laquelle elle annonce cette situation à Jean. Mais la lettre va être interceptée par la fille de Jean. Croyant que Jean s’en moque, Clo ne sait que faire, sa patronne lui propose d’avorter. L’avortement se passera mal, victime d’une septicémie, alors que Jean a décidé de partir avec Clo et de rompre avec sa famille, elle décédera du côté de Bordeaux.
Jean se souvient deux ans après de sa rencontre avec Clo
C’est une histoire simple sans doute comme il y en a eu des milliers avant que la contraception et l’IVG viennent au secours des femmes en difficultés. L’intrigue étant très simple, c’est donc dans la manière de présenter les caractères et de faire ressortir la vérité d’un drame que le talent du réalisateur doit se remarquer. Mais c’est en même temps un sujet de société brûlant. Bien que des femmes se fassent avorter clandestinement par milliers, c’est une opération qui est lourdement punie par la loi. En même temps c’est une histoire d’adultère, entre un homme murissant et une jeune femme, comme Le fruit défendu, sauf qu’ici à la différence de l’héroïne de ce film, Clo est une fille honnête et sentimentale. C’est une vraie histoire d’amour qui est cadré par des relations de travail plutôt difficiles, Jean est astreint à de longs horaires et se trouve souvent sur les routes. Clo doit travailler elle aussi longtemps avant de pouvoir se reposer. Il y a donc un premier aspect qui est de mettre en relation les duretés de la condition prolétaire, avec le développement d’une relation. Le second aspect, mais qui complète le premier est l’ambiance de travail, il y a bien sûr de la camaraderie, une forme de fraternité entre routiers, mais aussi des rapports hiérarchiques difficiles à supporter. Jean n’aime pas qu’on contrôle son travail à tout bout de champ, il ne supporte pas l’arrogance du contremaître. Ces difficultés dans le travail sont redoublées de difficultés familiales, il a de mauvaises relations avec sa femme, et surtout avec sa fille qui a pour ambition de travailler dans le cinéma et donc de quitter sa condition prolétaire, comme si, ce faisant, elle reniait son propre père. Si les choses sont si difficiles, ce n’est pas seulement parce que Jean a des problèmes pour trouver du travail. C’est aussi parce qu’il a des responsabilités envers sa famille qu’il ne peut pas abandonner comme ça. Les femmes sont encore très dépendantes de leur mari. La relation entre Jean et Clo est une passion désespérée, guidée par la solitude de deux êtres presque sans avenir. On ne sait pas d’ailleurs si le film condamne ou regrette l’avortement qui restait une pratique dangereuse. L’attention aux petites gens et à leur misère, si elle est déjà dans le roman est aussi mise en lumière par le scénariste François Boyer qui avait travaillé à l’adaptation de son roman, Jeux interdits avec René Clément : on y trouvait déjà cet amour du détail dans les objets quotidiens qui définissent une existence.
A Paris Jean va retrouver sa femme et ses enfants
Mais il y a encore bien autre chose. Par exemple cette description du travail de routier. Il faut savoir un peu de mécanique, mais surtout être capable de dominer les gros poids lourds qui apparaissent comme des monstres froids, en les affrontant physiquement, à mains nues. On ne visitera donc que des quartiers pauvres, où on est obligé de travailler durement pour gagner sa vie. C’est presqu’une analyse sociologique. C’est la France d’avant où les rapports entre les personnes sont plus simples que ceux qui se tissent aujourd’hui par exemple. Cette logique va guider la réalisation de Verneuil. Il y a un soin très grand apporté aux décors et aux éléments naturels, que ce soit l’intérieur de la famille Viard, le relais La caravane, ou encore les rues de Paris. C’est un monde à part, laborieux, sans beaucoup de joie. Le seul moment de fête si on peut dire, c’est le bal où on se rend en famille. Ce moment va donner d’ailleurs de très belles scènes sur le plan cinématographique, en saisissant la profondeur de champ, depuis la porte d’entrée, jusqu’à l’orchestre, avec une belle plongée. Henri Verneuil est très bien soutenu par la belle photo de Louis Page qui était quasiment le photographe imposé par Gabin, et qui ici est particulièrement en verve. La séquence d’ouverture est remarquable par les angles utilisés, avec le camion monstrueux de Jean qui vient comme étouffer la misérable construction de Barchandeau. Le vent ajoute à cette précarité évidente. Les décors naturels sont très bien utilisés, particulièrement le port de Bordeaux, avec de longues diagonales. On remarquera aussi le travail avec les miroirs, ou les portes qui s’ouvrent sur un ailleurs qui n’existe pas. Par exemple, alors que Jean risque de perdre son emploi en téléphonant à Clo, il regarde le camion conduit par Pierrot s’éloigner, et Verneuil enchaîne sur la sortie de Clo par la porte de derrière le relais qui ouvre sur nulle part. il y a d’autres belles scènes, par exemple celle où Gillier se fait casser la gueule, un beau mouvement et une contre-plongée donne une forte densité. Il y a un contraste évident entre cette façon de filmer les machines, les trains, les bateaux, les gros camions, et les intérieurs pauvres, l’appartement de Jean, les petites chambres d’hôtel où on se repose à peine, ou encore l’implantation du relais routier au milieu de nulle part, lieu de passage, il y souffle un vent qui désole.
Clo veut fuir Bordeaux et revenir chez Barchandeau
Le récit est un long flash-back désespéré qui donne d’ailleurs au film un petit aspect film noir. Il alterne les scènes à Bordeaux et à Paris, sur la route, avec les séquences plus difficiles avec Clo. Celle-ci est toujours prise dans un piège, où qu’elle se trouve finalement. Barchandeau est un éclopé du travail. Il est diminué, comme s’il avait perdu sa virilité. Seuls les hommes forts sont considérés. Clo dira dans un moment d’amertume qu’elle pensait Jean bien plus malin de cela. Serait-elle partie avec lui si elle avait mis sa solidité en doute ? la fin est évidemment très poignante, quoique sobre, quand Barchambeau s’en vient annoncer la mauvaise nouvelle à Jean. C’est un moment de tendresse d’un qui connait le prix des choses de la vie. Il y a sans doute quelque chose qu’on oublie le plus souvent en commentant ce film, c’est qu’il faut avoir une vraie tendresse pour les travailleurs et les pauvres pour les filmer de cette façon. Ça se traduira par les relations d’amitié entre Pierrot et Jean Par exemple. Mais la mort de Clo va casser tout cela. Plus tard quand Jean va revoir Pierrot, il n’aura plus rien à lui dire, s’étant replié sur lui-même, Pierrot en sera déconfit.
Clo est un peu fâchée de ne pas voir assez Jean
La distribution c’est d’abord Gabin bien entendu qui distribue des gifles comme à son habitude. Un Gabin en très grande forme, pathétique, sans doute bien moins sûr de lui que dans ses autres rôles, notamment dans Gas-oil où le personnage qu’il interprétait était sans faille, solide comme un roc. Ici il s’est teint les cheveux pour avoir l’air un peu plus jeune. Il fait le chemin inverse de Fernandel dans Le fruit défendu, où pour se vieillir celui-ci s’était teint en blanc. Remarquez que tous les deux, sans doute les plus grosses vedettes françaises des années cinquante, commettent l’adultère avec Françoise Arnoul. Celle-ci était dans les années cinquante une grande vedette, mais elle allait être un peu éclipsée par l’apparition de Brigitte Bardot et l’arrivée des blondes au début des années soixante. Elle fut d’ailleurs boudée par les cinéastes de la Nouvelle Vague, sans qu’on en connaisse les raisons, disons qu’elle n’a pas eu la carrière qu’elle méritait. Ici elle est excellente, en ce sens qu’elle ne joue pas de son physique justement, on ne verra pas ses seins comme dans Le fruit défendu, et qu’elle développe un côté mélancolique derrière une énergie de façade. On retrouvera des figures traditionnelles de la filmographie de Gabin à cette époque, l’excellent Frankeur dans le petit rôle du propriétaire du relais routier, unijambiste au grand cœur, ou encore Robert Dalban qui était déjà dans Gas-oil où il jouait un rôle similaire, en moins méchant toutefois. Pierre Mondy est très bon aussi dans le rôle de Pierrot, le copain qui partage beaucoup avec Jean, et d’abord la fatigue. Yvette Etiévant incarne avec son grand talent la femme de Jean, lassitude et indifférence, elle ne s’illumine presque jamais. On retrouve encore Dany Carrel, à l’aube de sa carrière, cette fois dans un rôle de garce un peu inhabituel pour elle. Elle est très bien en fille de Jean, quoiqu’elle regrette par la suite ses fourberies et ses méchancetés qui hâteront le départ de son père. Plus tard elle retrouvera Gabin sous la direction de Lautner. On l’oublie un peu trop souvent, mais elle fut un des piliers du cinéma du samedi soir, plutôt de tendance noire, elle connut un énorme succès avec Piège pour Cendrillon, film d’André Cayatte, aujourd’hui complètement invisible et disparu de la circulation sans qu’on en connaisse les raisons que je n’ai plus revu depuis sa sortie en 1965. Verneuil, comme Gilles Grangier d’ailleurs était un très bon directeur d’acteurs, même si Gabin ne se dirigeait pas.
Jean casse la gueule à Gillier le contremaître malfaisant
L’ensemble est donc un film très noir, très réussi, bien soutenu par la musique de Joseph Kosma. Sans doute un des meilleurs Verneuil qui reviendra à des histoires de camion avec 100 000 dollars au soleil, très gros succès commercial, mais film assez creux cependant, trop dominé par des numéros d’acteurs. Le succès fut au rendez-vous, mais bien moins que pour Gas-oil, un peu plus de 2 millions d’entrées contre plus de 3 millions pour le Grangier. Ça se comprend, dans cette histoire il n’y a rien d’épique ni de réjouissant, que de la misère matérielle autant que morale et de la solitude. Notez que Des gens sans importance fera la moitié du score Fruit défendu avec Fernandel qui n’est pas très drôle non plus. Le film qui se trouve maintenant dans une très belle version Blu ray, a très bien passé les années, mais au-delà de la peinture d’une société disparue, la société très laborieuse des années cinquante, on retiendra cet amour du petit peuple saisi dans ses difficultés quotidiennes, petit peuple traité dans sa spécificité sans condescendance. Ce n’est pas seulement qu’une forme de documentaire historique daté, c’est aussi, si on y regarde de près, les racines de la France des gilets jaunes.
Au moment du bal, Jean cherche de l’embauche
Clo a suivi Jean à Paris
Jean après la mort de Clo
Tags : Jean Gabin, Henri Verneuil, Françoise Arnoul, Serge Groussard, noir, Paul Frankeur, Robert Dalban
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