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L'escalier dans le film noir
The lodger, Alfred Hitchcock, 1927
Un damné descendant sans lampe,
Au bord d'un gouffre dont l'odeur
Trahit l'humide profondeur,
D'éternels escaliers sans rampeCharles Baudelaire, L’irrémédiable
Ce n’est pas sans raison qu’on parle de l’esprit de l’escalier. Il signifie une dissociation entre ce qu’on pense et ce qu’on dit, ou ce qu’on aurait dû dire si on n’avait pas été si lent à comprendre. Filmer des escaliers est un des exercices de style les plus courants dans le développement du film noir. On peut jouer sur les ombres facilement, puisque généralement les escaliers sont mal éclairés, surtout dans les années quarante ! Puisant ses origines directement dans l’expressionisme allemand, il a été un des éléments parmi les plus importants de la cinématographie d’Alfred Hitchcock, ce qui est assez naturel puisque celui-ci avait appris une partie de son métier directement en Allemagne au côté des grands réalisateurs expressionnistes[1]. L’escalier et ses ombres dissimulent en effet le danger et instaure une hiérarchie entre ceux qui attendent et qui guettent et ceux qui ne savent pas très bien ce qui les attend. C’est un espace à la fois dangereux et mystérieux, une plongée dans les abîmes. C’est ce qui est clairement assumé dans The lodger, un film muet d’Alfred Hitchcock, datant de 1927, inspiré d’un roman célèbre de Marie Belloc Lowndes, vaguement démarqué de l’histoire de Jack l’éventreur. En outre l’escalier désigne la différence de classe entre le riche locataire et ses loueurs un peu dans la débine consécutivement à des placements financiers hasardeux. Alfred Hitchcock a beaucoup travaillé cette question, et il va évoluer dans sa manière de filmer. Dans Shadow of doubt, les escaliers servent à figurer le désir, Charlie, la nièce, est attirée par son oncle, son désir est signifié par la contre plongée dans les escaliers. A l’inverse, Charlie, l’oncle criminel, reste en haut, sur son quant-à-soi, il observe et s’interroge, il semble que pour lui le danger vienne d’en bas, comme si sa nièce allait l’empêcher de fuir. Cette idée sera d’ailleurs reprise dans Léon Morin prêtre (1961) de Melville, qui n’est pas un film noir, mais qui est filmé comme tel ! Dans ses entretiens avec Truffaut, il détaillait la manière qui lui avait permis de donner une impression de vertige dans Vertigo quand Scotty, du fait de sa peur du vide, va hésiter à continuer à escalader les escaliers très raides du clocher, il combine un effet de travelling arrière et de zoom avant, en plongeant la caméra vers le vide, ce qui rend la vision troublée de Scotty[2]. Hitchcock considérait également que la façon dont il avait filmé les escaliers dans son dernier film, Frenzy, en 1972, était une forme de prouesse. Il filmera le crime de Rusk qui étrangle Brenda en le faisant précéder d’un long travelling compliqué à travers les escaliers, et ensuite en le faisant redescendre. Mais c’est filmé en caméra subjective, on ne voit que le mouvement vers le haut ou vers le bas, jusqu’à ce qu’on sorte dans la rue. Cette absence de vie visible à l’écran donne évidemment une importance encore plus grande à cette tâche harassante qui consiste à monter puis redescendre des escaliers sans se faire voir. Mais cet exercice reste un peu un formalisme et ne prête pas vraiment à conséquence.
Stranger on the Third Floor, Boris Ingster, 1940
Les manières de filmer les escaliers vont évoluer, et c’est sans doute Siodmak avec Deux mains la nuit (1945) – en anglais The spiral staircase, ce qui est plus parlant, film un peu gothique, un peu noir, qui va lui donner une signification poétique nouvelle. Dans ce dernier film il utilise un escalier à spirale qui donne un effet caléidoscopique, comme si les escaliers s’enroulaient sur eux-mêmes pour mener à l’abîme. Et c’est bien de cette nouvelle forme qui utilise des lignes courbes plutôt que des lignes droites qui va être en question. L’escalier à spirale en effet trouble la vision et suggère tout de suite les illusions comme la perte de repères. C’est donc une forme de transgression de la distance entre la réalité et le rêve. Mais c’est un objet dangereux en lui-même car outre qu’on ne sait qui est le propriétaire de la main qu’on voit suivre la rampe, il désigne la vulnérabilité des protagonistes. Quand dans Deux mains la nuit, Helen Capel emprunte l’escalier à la lumière vacillante d’une lampe faible, elle plonge dans l’inconnu. Elle y plonge peut-être même avec délice, s’abandonnant à la nuit qui l’absorbe pour fuir un quotidien bien peu exaltant et un mari absent.
Shadow of doubt, Alfred Hitchcock, 1943
L’escalier n’est pas forcément filmé par en dessus, il est souvent pris en contreplongée comme dans Notorious, signaler les difficultés et donc le danger. L’abîme peut être aussi signifiée dans ce sens. Dans ce film d’Hitchcock qui date de 1946, Devlin et Alicia qui entretiennent une relation sado-masochiste, vont descendre lentement le grand escalier, menacés à chaque instant par les sbires de Sebastian qui tente de retenir la jeune femme prisonnière pour une sombre histoire d’espionnage qu’elle a découverte à la cave. Ici l’escalier, massif, constitué de hautes marches, oblige à la lenteur, à garder un pas suspendu, d’autant qu’Alicia semble très malade et doit être soutenue, elle a été empoisonnée, cela permet de rallonger le suspense. Cet escalier a, quelques séquences plus tôt, été filmé pour donner de la splendeur à la fête donnée par Sebastian. Dans ce cas il était filmé par en dessus, avec des mouvements de grue, mais latéralement aussi. Dans Suspicion toujours d’Hitchcock avec le couple cette fois Joan Fontaine-Cary Grant, qui date de 1941, l’escalier signale le danger dans l’ombre avec le fameux verre de lait que monte Johnnie à Lina. On dit fameux parce qu’Hitchcock a utilisé un éclairage à l’intérieur du verre de lait pour en faire ressortir la blancheur et donc la fausse innocence pour raviver l’intérêt du spectateur[3], et c’est ce contraste avec les ombres développées par l’architecture des lieux qui renforce ce côté imprévisible et peut être mortel de l’escalier. Mais on pourrait écrire tout un livre sur les escaliers dans l’œuvre d’Hitchcock, c’est sans doute ce qu’il savait filmer le mieux sur le plan de la forme.
The spiral staircase, Robert Siodmak, 1946
Qu’on monte ou qu’on descende l’escalier, cela a une signification différente du vertige qui peut prendre le personnage si seulement il se penche. Si on monte, l’effort est soutenu, si on descend, on est aspiré vers l’abîme. Dans The crooked way de Robert Florey qui date de 1949, des gangsters vont agresser Eddie Rice qui a perdu la mémoire pendant la guerre, au point de ne pas se rappeler qu’il fut jadis un des leurs, et même leur chef cruel. Ils le précipitent méchamment dans les escaliers pour accentuer la punition que lui a destinée son ancien complice, filmés en contre plongée, ils incarnent une force matérielle irrésistible dénuée de raison. Ils redescendront d’ailleurs après le tabassage du malheureux par l’escalier extérieur – l’escalier de service réservé aux domestiques – pour éviter qu’on ne les reconnaisse et se laisser engloutir par les ombres de la nuit. L’escalier semblait le seul chemin de fuite, mais voilà que les gangsters l’ont barré, piégeant Eddie. Ce genre de scènes mal éclairées a été vu de très nombreuses fois, elles ne peuvent que déboucher sur une violence déchaînée. La forme des lieux l’impose, les espaces sont étroits et on n’y voit pas grand-chose. L’escalier est la matérialisation de la chute physique autant que morale. Dans le cas d’Eddie Rice, cette chute lui fera retrouver la raison quand il décidera de se venger et de reprendre les choses en mains.
Notorious, Alfred Hitchcock, 1946
Dans Le troisième homme de Carol Reed, l’escalier renforce le mystère. En effet, Holly Martins qui recherche son ami Harry Lime, suit une piste qui le mène à une maison qu’il a habité. Mais cette maison est vide. Du moins Harry Lime n’est pas là. En grimpant les escaliers, Holly Martins ne perçoit que l’écho de ses propres pas. Son ascension vertigineuse renforce le vide et l’absence. A la place de son ami, il ne va trouver en haut des escaliers qu’un vieux domestique qui manifestement se moque de lui et ne lui donnera que des fausses pistes. L’escalier qui existe presque comme un personnage à part entière, est filmé ici dans une lumière plutôt vive comme s’il s’opposait aux ombres des égouts mal éclairés de la ville que Martins et Lime vont finir par parcourir dans la poursuite finale, mais cette lumière paisible qui donne un air de propreté à la ville à moitié détruite, semble recéler encore plus de mystères que les ombres de la nuit. On note qu’ici l’image de l’escalier est associé à des sons particuliers qui sont comme une sorte d’écho dans le silence d’un immeuble qui parait complètement mort. Martins n’obtiendra pas les réponses qu’il espérait.
Suspicion, Alfred Hitchcock, 1946
Les dangers peuvent provenir à travers l’escalier de l’intérieur même de la maison qui n’est plus un lieu sûr et protecteur dans la ville moderne. C’est le cas de l’excellent film noir de Boris Ingster[4], Stranger on the Third Floor (1940) – curieusement antérieur à ce qu’on délimite comme le cycle classique du film noir, mais qui pourtant en fait partie intégrante, certains l’y intègrent. Cet inconnu, il n’a pas de nom, est un malveillant personnage qui se faufile et rode dans les escaliers pour rentrer et sortir de la maison à son gré, c’est une manière pour lui d’exécuter ses victimes et de se cacher ensuite à l’intérieur de son appartement. Il est discret. C’est un serial killer qui se venge aussi sur les témoins de ses forfaits. Il glisse furtivement dans les escaliers comme s’il glissait sur la rampe, utilisant les ombres pour mieux échapper aux regards et aux soupçons. Son allure n’est pas très humaine, elle est celle d’un serpent comme le laissent voir ses mouvements fluides.
Kiss of death, Henry Hathaway, 1947
Le vertige et le chaos mental sont désignés dans le langage familier comme « l’esprit de l’escalier ». Le vertige est une autre forme de ce chaos. C’est ce thème dont s’emparera Hitchcock dans Vertigo. Cette fois le danger parait être physique puisque on risque d’être précipité du haut d’un clocher après avoir franchi difficilement l’obstacle de ces escaliers étroits qui forme un puits profond dans lequel toute conscience semble devoir s’évanouir. Autrement dit, il est très difficile de l’escalader, mais la finalité de cet effort est seulement le risque de plonger dans le vide. C’est en haut de cet escalier dangereux où l’a amené volontairement Madeleine parce qu’elle sait qu’il a le vertige, que Ferguson va découvrir une vérité qu’il n’avait jamais voulu voir auparavant, bien qu’elle soit là, devant ses yeux. L’escalier est la forme moderne du puits duquel doit sortir une vérité nue et forcément blessante[5]. Loin de reconstruire un ordre, elle est l’avènement du chaos. En vérité le vertige qui prend Scotty est la conséquence du fait qu’il est bel et bien un raté. D’ailleurs la fin de ce film est extrêmement amère. Madeleine est morte, et Scotty se retrouve tout seul parce que c’est bien lui qui indirectement l’a tuée. C’est sans douter un des personnages les plus antipathiques qu’Hitchcock a mis en scène. Scotty va passer deux fois par le même escalier, la première fois il est témoin passif d’un meurtre parce qu’il n’arrive pas à continuer à escalader les marches, mais la seconde fois, il passe au-delà de son traumatisme et va continuer son ascension pour enfin découvrir la vérité. C’est un exercice destiné à le guérir de sa phobie, mais cela se fera au prix de la vie de Madeleine. En quelque sorte ces escaliers sont l’image de l’impuissance réelle ou imaginaire de Scotty. La raison de cette phobie provient d’un sentiment de culpabilité car, lorsque Scotty était policier, un de ses collègues avec qui il poursuivait un criminel, est tombé du toit et s’est tué.
Force of Evil, Abraham Polonsky, 1948
Si grimper un escalier est dangereux et ouvre la voie sur l’inconnu, le redescendre peut-être encore plus périlleux. On ne compte pas les films noirs dans lesquels les escaliers engendrent des scènes violentes souvent mortelles. L’escalier est donc aussi la figure de la transgression des normes sociales qui débouche sur cette forme de violence. Ce sera le sinistre psychopathe, Tom Udo, qui dans Kiss of death précipite une vieille femme handicapée dans les escaliers avec son fauteuil à roulettes. Il le fait en ricanant, et sans franchement avoir de raison de le faire. Ce luxe de cruauté gratuite n’a pour cause que l’existence d’un escalier ! Comme si sa forme même engendrait cette nécessaire déviance déshumanisée. En effet l’escalier débouche nécessairement sur l’extérieur. Il devient la source d’une violation de l’espace intime puisqu’il conduit à la pénétration de l’intimité. Dans The lodger, film muet de 1927, d’Hitchcock, c’est déjà réglé, le locataire ouvre la porte en venant du dehors, et cette porte débouche sur un escalier qui mène à l’intimité des étages. Dès lors on sent que l’intrus va bouleverser l’ordre de la maison, notamment en renversant la hiérarchie des étages. Comme il est riche, il occupera l’étage le plus élevé de la maison, ce qui sera aussi bien une source de soucis pour les propriétaires, c’est le début d’une attirance pour la jeune fille de la famille qui ne cessera de vouloir grimper les escaliers pour rejoindre son propre désir, comme si elle voulait s’élever socialement. Les escaliers sont ainsi un passage entre des mondes différents, voire opposés. Il se passe finalement plus de choses dans les escaliers que dans les appartements.
The crooked way, Robert Florey, 1949
Cette opposition des classes sociales à travers l’escalier sera sans doute encore plus explicite dans Force of evil. Cette histoire d’avocat corrompu qui couvre les activités d’un gang est une métaphore du système capitaliste dans l’exposition de la cupidité comme une fin en soi, mais aussi dans la logique individualiste qu’il suppose. Ici l’escalier est le passage entre deux mondes. Joe Morse en le franchissant va s’élever moralement, cette étape pénible le conduira finalement à s’affranchir de la tutelle de l’argent aussi bien que celle du gang. Il est aidé par l’amour que lui porte Doris Lowry. La montée de l’escalier est une montée vers la lumière, on voit au-dessus de Joe Morse le puits de lumière qui le guide pour se séparer des ténèbres. Cette critique du capitalisme est profondément morale puisqu’il s’agit de se séparer du monde maléfique des abysses où grouille un peuple peu recommandable pour s’émanciper et aller vers une forme de pureté et d’amour.
The third man, Carol Reed, 1949
L’importance de cette figure de style, propre au film noir, va rapidement dépasser le cadre étatsunien. Dans les années soixante, il se retrouve un peu partout. Mikio Naruse retiendra la leçon de cette figure fonctionnelle essentielle du film noir dans Onna ga kaidan o agaru toki, en 1960, une histoire qui pourtant n’a rien de criminelle. Le titre en français est Quand une femme monte un escalier. Ici l’escalier désigne cette humiliation d’une situation dans laquelle une jeune veuve se débat sans qu’elle ait une porte de sortie. Les escaliers représentent aussi un enfermement mental, avec l’étroitesse et la raideur des marches qu’il faut bien arriver à franchir. Toi le venin, de Robert Hossein, fera la même année un usage encore plus explicite de cet escalier, puisqu’il sert non seulement à marquer la domination d’une jeune femme apparemment handicapée sur le reste de la maison, mais aussi à en précipiter la chute dans la scène finale. Dans ce film Robert Hossein mêle de manière habile deux figures spécifiques du film noir, le fauteuil à roulettes et l’escalier.
Vertigo, Alfred Hitchcock, 1958
On n’en aura sans doute jamais fini avec cette figure de style, en 2017, Tarik Saleh, la reprendra à son propre compte dans The Nile Hilton incident. De manière consciente et comme un hommage direct au film noir et à Robert Siodmak, il utilisera un escalier à spirale, amplifiant l’effet caléidoscopique. On remarque alors que dans ce cas, comme l’image est plate, en filmant la spirale d’en haut, on a l’impression d’un mouvement perpétuel à la Escher.
Quand une femme monte un escalier, Mikio Naruse, 1960
Toi le venin, Robert Hossein, 1960
The Nile Hilton incident, Tarik Saleh, 2017
[1] Patrick McGiligan, Hitchcock, une vie d’ombres et de lumière, Actes Sud, 2011.
[2] François Truffaut, Le cinéma selon Hitchcock, Robert Laffont, 1966.
[3] François Truffaut, Le cinéma selon Hitchcock, Rober Laffont, 1966. Ce livre a eu plusieurs éditions, en français et en anglais, chez des éditeurs différents, la dernière est celle publiée par Gallimard en 2003.
[4] Réalisateur bien méconnu, il n’a fait que trois films, dont un autre film noir, Southside, 1-1000, en 1950.
[5] Dans le tableau célèbre de Jean-Léon Gérome, Vérité sortant du puits avec son martinet pour châtier l’Humanité », tableau qui date de 1896, la vérité est toute nue et très vindicative. Elle semble hurler à la face du monde pour le punir de ses péchés.
« Pas de credit pour les caves, Cash on Demand, Quentin Lawrence, 1961Les casseurs de gang, Busting, Peter Hyams, 1974 »
Tags : film noir, escaliers
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Commentaires
À propos d'escaliers, je n'ai jamais compris pourquoi "Odds Against Tomorrow" avait été traduit par "Le Coup de l'escaler".
Oui le titre français n'est pas bon, mais en même temps il y a un escalier à la fin qui grimpe le long du réservoir de gaz. Odds against tomorrow est assez difficile à traduire en français