• La cinquième victime, While the city sleeps, Fritz Lang, 1956

     La cinquième victime, While the city sleeps, Fritz Lang, 1956 

    Comme avec The woman in the windows et Scarlet street, Fritz Lang va entamer un diptyque. Il va s’agir à travers deux films de montrer à la fois la puissance et la perversité du journalisme. Tous les deux seront tournés la même année, parachevant la carrière américaine de Fritz Lang. Ici il va mêler une enquête criminelle, la recherche d’un tueur en série, aux intrigues qui se nouent, aux relations de pouvoir.  En réalité, ce n’est pas vraiment le côté héroïque de la profession qui intéresse Lang, mais au contraire sa face sombre, mais les coups tordus qui se passent à l’intérieur d’une rédaction. Le sujet a été tiré d’un ouvrage de Charles Epstein qui a été lui-même journaliste, et d’après ce qu’en dit Lotte Eisner, le film est assez près du roman, quoique le personnage de Nancy apparaisse un peu plus déluré. Peut-être cela vient-il du fait que le cinéma était curieusement plus contrôler par la censure que le roman populaire qui à cette époque prenait beaucoup de liberté pour représenter les choses du sexe. Bien que certains éléments soient empruntés au film noir, il s’agit plutôt d’un thriller de type hitchcockien, avec peut-être un peu plus d’amertume et de résignation. Mais comme on va le voir, Lang va recycler quelques-unes de ses marottes. 

    La cinquième victime, While the city sleeps, Fritz Lang, 1956 

    Robert Manners est un tueur en série, il s’introduit dans les immeubles en prétextant des livraisons, se débrouille ensuite pour bloquer la serrure et revient quelque temps ensuite pour assassiner les femmes qu’il a choisies comme proie. The sentinel, le grand journal du magnat Kyne qui possède aussi un réseau de chaînes de télévision, hésite à mettre en valeur le meurtre de Judith Felton. Mais l’affaire va être tranchée par le vieux Kyne lui-même qui, avant de mourir, décide que le journal doit mettre le paquet sur les assassinats. Griffith demande à Ed Mobley de prendre contact avec son copain de la criminelle pour avoir des informations. Cependant cette situation est endeuillée par la mort de Kyne.  C’est son fils Walter qui va lui succéder. Il a l’idée relativement stupide de mettre Griffith, Loving et Kritzer en concurrence, laissant entendre qu’il donner la plus haute responsabilité à celui qui réussira à avoir le scoop sur le tueur au rouge à lèvres. Les alliances se forment, Ed travaille avec Griffith, mais lui ne vise pas à grimper dans la hiérarchie. Sa fiancée, Nancy, travaille sous les ordres de Loving qui lui fait un peu du gringue. Kritzer prétend ne pas s’activer, mais il est l’amant de la femme de Walter, Doorothy, et il compte sur elle pour faire avancer ses affaires. Après un autre meurtre, Ed et Griffith, appuyé sur le policier Kaufman, vont mettre au point un plan pour appâter le tueur. Ed le provoquera au journal télévisé où il officie, en espérant qu’il tentera de tuer Nancy. Ils ont prévu de protéger Nancy. Entre temps Mildred qui est sensée être du côté de Loving, tente de saouler Ed afin de l’attirer dans son lit et de lui soutirer des informations sur l’avancement de l’enquête, car tout le monde a compris que si Ed était aussi efficace, c’était d’abord parce qu’il était très lié avec le policier Kaufman. Nancy va apprendre qu’Ed l’a trompée avec Mildred et va se mettre à vouloir rompre ses fiançailles. Mais le plan va à peu près marcher. Le tueur suit Nancy, mais celle-ci ne lui ouvre pas. Aussi il se rabat sur sa voisine qui n’est autre que Dorothy ! Une bataille féroce s’engage. La police arrive, Dorothy est sauvée, mais le tueur arrive à prendre la fuite. Ed va le poursuivre dans le métro. L’un derrière l’autre ils empruntent le tunnel étroit. Manner va être obligé de sortir par le haut, mais la police est là et le cueille. Walter règle ses comptes et distribue les bons points. Il donnera d’ailleurs un poste important à Kritzer parce que celui-ci menace de révéler les tromperies de sa femme. Ed et Nancy se sont réconciliés et vont se marier. Mais le journal leur apprend qu’Ed a été proposé pour diriger le journal à New York ! 

    La cinquième victime, While the city sleeps, Fritz Lang, 1956 

    Manners guette le départ du concierge 

    En apparence donc le thème serait celui du serial killer, type M. mais en vérité Lang ne s’intéresse pas vraiment à la psychologie du tueur. Il en fait un minimum, on verra que s’il a des problèmes avec les femmes au point de les tuer, cela provient de l’attitude de sa propre mère. Et d’ailleurs Manners en est conscient, puisqu’après le premier meurtre qu’on voit à l’écran, il écrira sur le mur Ask my mother. Une scène assez brève montrera l’affrontement entre la mère et le fils. Mais ce qui va être plus central c’est comment la petite communauté de journalistes qui vit au cœur du The sentinel, va se positionner et se déchirer face à ce crime et l’opportunité de s’en servir comme d’un tremplin pour son profit personnel. On pourrait y voir d’ailleurs une métaphore de l’idée de concurrence et de compétition qui sous-tend le capitalisme comme idéologie. Le vieux Kyne avant de mourir se désole que son incapable de fils ne soit pas susceptible de prendre la direction de son empire, comme si le but était, de génération en génération, de toujours accroître la puissance de l’empire familial. Le journal n’est pas le lieu où se fabrique la démocratie, mais une métaphore du capitalisme américain, avec ses luttes internes. Et d’ailleurs il n’est pas très certain que la direction du journal ait véritablement des compétences. Dans cette forme de compétition, les femmes payent un lourd tribut. Elles deviennent des objets, des enjeux de lutte comme la belle Dorothy que Kritzer pique à son patron. Elles sont des instruments. Loving envoie carrément sa maîtresse coucher avec Ed pour faire avancer ses affaires. Et même Ed qui a priori représente la probité du métier, il se sert de sa future épouse pour attirer le meurtrier et retirer ainsi la gloire de son arrestation. Obsédés par leur plan de carrière, ils ne se posent pas de question sur la personnalité du meurtrier qui pourtant crie au secours. Or c’est bien pour cela que les meurtres sont commis, pour cause d’indifférence générale. 

    La cinquième victime, While the city sleeps, Fritz Lang, 1956 

    Le concierge est soupçonné à cause de ses empreintes sur l’arme du crime

    On voit donc que Lang tente de sortir du simple film policier en l’enrichissant d’une sorte d’étude de mœurs. Ça tourne d’ailleurs parfois à la comédie, notamment à travers les quiproquos entre Ed et Nancy. Tous les protagonistes sont susceptibles de mentir, et Ed le premier. En effet si on veut bien croire qu’il n’a pas trompé sa future femme qui par ailleurs se refus à lui, il faut se fier à sa seule parole. D’ailleurs personne dans le journal ne peut croire qu’il n’a pas couché avec la belle Mildred, et tout le monde se moque de ses dénégations. Ed en vérité est le double de Manners, il souffre du puritanisme américain tout comme lui. Nancy s’applique à le repousser pour construire son emprise sur lui, comme elle repousse aussi les avances de son supérieur, Loving. On voit donc que si hommes se servent volontiers des femmes, celles-ci ne sont pas en reste. Elles les utilisent, soit pour renforcer leur sécurité, Nancy se barricade pour ne pas être violée. Mais elle semble plus effrayée par Ed que par le tueur qui court les rues ! Soit pour leur propre avancement. La lutte des classes se double d’une lutte des sexes ! Les femmes se tiennent en face des hommes comme ceux-ci face à leur patron Walter Kyne. Lang présente Kyne le père mourant comme le fondateur de l’empire sur la base d’une vraie volonté de construire un bel instrument défendant les progrès de la démocratie. Mais son fils représente quant à lui qu’une dégénérescence ce cette idée. Il n’en comprend que les mécanismes du pouvoir. Mais reconnaissons qu’il les comprend très bien puisqu’il met en scène une division qui va faire avancer les choses et renforcer son pouvoir personnel. Tout le monde souffre peut-être bien de cette situation, mais tout le monde s’y plie et surtout personne ne cherche à la changer. Walter Kyne admire le portrait de son père, c’est son guide, mais c’est aussi l’œil qui le surveille et qui lui indique la voie. On retrouve d’ailleurs ici le portrait comme dans Laura ou dans The woman in the woman et Scarlet street comme un élément de puissance. Il symbolise la richesse et la loi. Notez que nous nous trouvons dans un période où la télévision va bientôt supplanter le journal comme mode d’information de masse, et que Lang regarde cette révolution technologique avec beaucoup de méfiance. 

    La cinquième victime, While the city sleeps, Fritz Lang, 1956 

    Walter Kyne contemple le portrait de son père qui vient de décéder 

    Si nous partons de ce portrait, nous comprenons que Lang a recyclé toute une batterie d’éléments empruntés au film noir. La proximité avec Preminger est évidente, d’autant que Dana Andrews interprète le rôle le plus important. Sur le plan cinématographique, il y a au moins deux scènes décisives : d’abord l’ouverture et le meurtre de Judith Felton. Celle-ci qui se trouve dans sa salle de bains voit s’approcher le meurtrier, on ne voit que ses yeux exorbités, puis elle crie. Cette scène inspirera sans doute Hitchcock pour Psycho. C’est la même, sauf qu’Hitchcock la tournera d’une manière plus compliquée et moins directe, mais pas forcément plus efficace. La seconde séquence vraiment remarquable, c’est la poursuite dans le métro. Si elle s’inspire manifestement de Man hunt[1], à mon sens elle est plus moderne, moins stylisée. Lang utilise d’abord les mouvements de foule dans lequel veut se fondre Manners, mais ensuite, il va pénétrer dans le tunnel lui-même, là où se trouve le danger puisqu’une rame de métro peut surgir d’un instant à l’autre. Ici le jeu des lumières fait penser à The third man[2]. Cette impression est renforcée par la fin de la séquence lorsque Manners arrive enfin à la lumière. Mais ce sera évidemment pour se faire prendre par la police. 

    La cinquième victime, While the city sleeps, Fritz Lang, 1956 

    Mildred saoule Ed pour lui tirer les vers du nez 

    Le reste de la réalisation est bien moins remarquable. Lang travaille sur des univers clos où on sent les protagonistes prisonniers des lieux et d’eux-mêmes. La première séquence qui nous fait pénétrer dans le journal est magnifique, avec une belle profondeur de champ qui lui donne un aspect ouvert et dynamique. Mais ensuite, le journal lui-même est filmé comme une juxtaposition de lieux clos où on complote à qui mieux mieux. Le bar est aussi un lieu clos, mais Lang en tire cependant de jolis mouvements d’appareil pour éviter que les dialogues ne donnent l’impression d’une pièce de théâtre filmé. Les séquences avec le policier Kaufman restent un peu convenues tout de même. On retiendra encore l’enfilade et le jeu de miroir quand le tueur contemple Dorothy en train d’arranger ses bas. On comprend tout à fait son émoi ! Lang aime toujours filmer les jambes de ses actrices. Les scènes qui sont sensées se passer chez Walter qui fait sa gymnastique avec sa femme sont peut-être un peu téléphonées et manquent de grâce. 

    La cinquième victime, While the city sleeps, Fritz Lang, 1956 

    Manners tente de prendre le métro 

    Le film se voulant choral, les acteurs doivent être suffisamment importants pour supporter l’éclatement du récit. La tête d’affiche est Dana Andrews dans le rôle d’Ed. Ici il est plutôt dynamique, et joue très bien les ivrognes quand Mildred va le saouler. Il avait l’habitude, étant un buveur invétéré dans sa vie ordinaire. Moins à l’aise dans les scènes physiques quand il faut courir après l’assassin, il est très bon quand il fait le malin à la télévision. Il est carrément désemparé quand il doit faire face aux assauts de sa fiancée Nancy qui le martyrise avec ses scènes de ménage. John Drew Barrymore est Manners le tueur. Il n’a pas fait une grande carrière au cinéma, on se souvient de lui dans le film de Joseph Losey, The big night. Mais entre temps il s’est étoffé dans tous les sens du terme. Son jeu s’est affiné, et ici il est très bon. Vincent Price incarne Walter Kyne, l’héritier. Il est peut-être un peu vieux pour le rôle, mais il est bon, comme toujours. Cependant c’est un acteur qu’on a vu aussi chez Preminger, notamment dans Laura, et qui de ce fait tisse un lien de parenté entre les deux réalisateurs. Il y a George Sanders dans le rôle de Loving. Acteur solide qui avait travaillé déjà avec Lang sur Moonfleet, il est excellent dans le rôle du cauteleux rédacteur qui veut à tout prix le poste suprême, il arrive à en faire ressortir le côté joueur, il mise sa maitresse sans être sûr que cela rapportera quelque chose. Il avait connu beaucoup de succès dans le rôle de Simon Templar, le Saint, et du Falcon, deux rôles de détectives récurrents – une demi-douzaine de titres pour chacun – mais si cela l‘avait imposé comme un très bon acteur – il le prouvera aussi chez Mankiewicz – ce n’était pas des films importants. Thomas Mitchell joue le rôle de Jon Day Griffith, le rédacteur ami d’Ed. On l’a connu plus présent. Ici il est un peu éteint. Howard Duff sera le policier, toujours près à rendre service à Ed. Les femmes sont remarquables. D’abord Ida Lupino dans le rôle de l’intrigante Mildred, son rôle est bref, mais elle se fait suffisamment remarquer. Ensuite il y a Rhonda Fleming dans le rôle de Dorothy la femme adultère qui trompe son mari par désœuvrement. Elle est toujours excellente, mais ici peut-être encore plus. Il faut la voir ternir tête à Manners, physiquement. On a l’impression qu’elle va y passer, qu’elle va céder, mais non, elle défend sa vertu bec et ongles ! Elle a beaucoup d’énergie. Au moment où j’écris, elle est encore vivante. La même année, elle avait aussi tourné dans un très beau film noir, The killer is loose de Budd Boetticher[3]. Notez que dans ce film elle était la femme d’un policier qui se servait d’elle pour piéger le tueur. Et puis il y a Sally Forrest dans le rôle finalement difficile de Nancy. Je dis difficile parce qu’elle doit jouer sur plusieurs tableaux, la jeune fille vertueuse qui brime volontiers son fiancé, mais aussi la garce qui vise à affirmer son pouvoir par tous les moyens. Elle est mesquine à souhait.

     La cinquième victime, While the city sleeps, Fritz Lang, 1956 

    Ed continue la poursuite dans le tunnel 

    Certains pensent que tout ce qu’a fait le maître est d’égale qualité. Et il se trouve beaucoup de critique à défendre ce film comme une œuvre mal comprise et essentielle. On ne peut pas dire que ce soit un très grand film de Lang, il y a trop de paresse dans le scénario. Mais il se voit très bien. L’accueil critique a été bon et le public a suivi. Cependant force est de constater que la limite de cette œuvre tient globalement aux hésitations entre thriller, film noir et comédie grinçante. Lang devait peut-être lorgner du côté d’Hitchcock qui a cette époque faisait un tabac. Ce flotement entre les genres entraîne immanquablement un manque évident d’approfondissement et de l’intrigue et des personnages. C’est ce qui fait sans doute qu’il reste moins dans les mémoires que beaucoup d’autres films de Lang. C’est l’avant-dernier film américain de Lang. On peut sentir aussi un peu l’essoufflement. 

    La cinquième victime, While the city sleeps, Fritz Lang, 1956 

    Lorsqu’il sortira sur la rue Manners sera appréhendé 

    La cinquième victime, While the city sleeps, Fritz Lang, 1956 

    Lang dirigeant Ida Lupino et Dana Andrews

     

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