-
La vengeance du siciilien, Torino nera, Carlo Lizzani, 1972
C’est un film atypique, non seulement du point de vue de son scénario, mais aussi dans la manière de filmer et de diriger les acteurs. Si le fil de l’histoire peut paraître un peu simple, le point de vue est original. Nous sommes au tout début de la vogue du poliziottesco, mais celui-ci s’en distingue d’une manière obstinée. Notamment par son rythme. La violence y est traitée d’une manière crue, mais non spectaculaire. Elle est l’ordinaire de la vie sociale, et la police reste relativement impuissante. Cette démission des forces de l’ordre qui peut s’expliquer par des raisons diverses et variées, est le thème général très souvent suivi par les poliziotteschi. Rendant compte du délabrement général de la société, c’est pour cette raison qu’on les regarde comme des films engagés à droite. Ce qui a fait la force du poliziottesco et plus encore celle de Lozzani c’est cette capacité d’insérer une histoire dramatique dans un cadre quasi documentaire. Le titre en français, La vengeance du sicilien, n’est pas faux dans sa lettre, mais sûrement dans son esprit. Torino nera correspond bien mieux puisque la ville est présentée comme un labyrinthe dangereux où des enfants peuvent tout à fait se perdre. Dans la bonne tradition du film noir, c’est donc aussi une manière de présenter une ville comme un personnage central. C’était la mode aussi de mettre le nom de la ville dans le titre du film, Banditti a Milano de Lizzani[1], Genova a mano armata de Mario Lanfranchi, Napoli si rebella de Michele Massimo Tarantini. Et encore Roma a mano armata d’Umberto Lenzi. Si toutes les villes importantes d’Italie ont leurs poliziotteschi, Rome et Milan un peu plus que les autres tout de même, c’est pour deux raisons : d’abord parce que cela montre que toute l’Italie est rongée par la violence, du Nord au Sud, mais ensuite dans cette sorte de tourisme singulier, que chacune possède sa spécificité. C’est une manière de régionalisme qui se heurte à la volonté centralisatrice de l’Italie. De là découle cette idée générale du poliziottesco de filmer des quartiers relativement à l’écart de ce qui brille et de ce qui fonctionne, donc de montrer les redents d’un capitalisme prédateur qui très souvent travaille avec la mafia. Torino nera en est un très bon exemple. On dit que ce film a été inspiré par une histoire vraie.
Rosario Rao part en prison
Rosario Roa, un ouvrier maçon, est accusé d’un crime qu’il n’a pas commis. Le crime a eu lieu pendant un match de football, et avec la propre arme de Rosario. Il va donc partir en prison, laissant sa femme et ses deux fils désemparés. Sa femme, Lucia, doit travailler pour faire face à une situation matérielle difficile. Ses deux fils sont un peu livrés à eux-mêmes. Le plus âgé, Mino, pense que son père est innocent, il va trouver l’avocat Mancuso pour que celui-ci les aide. Mais rapidement leur enquête se heurte à des forces occultes. Si le plus proche témoin qui est en train de mourir à l’hôpital confirme son témoignage qui a envoyé Rosario en taule, ils trouvent une autre prostituée qui au contraire tend à dédouaner Rosario à cause des liens qu’elle avait avec un homme de main qui a disparu. Malgré les dangers et les tentatives d’intimidation, l’enquête progresse. Ils vont trouver une photo qui pourrait servir de preuve de innocence de Roa. Mais la police a du mal à s’en saisir, même si Trotta commence à découvrir lui aussi les zones d’ombre de l’enquête. Ils vont cependant arriver à obtenir un témoignage décisif de l’homme qui se trouve à l’hôpital. C’est Mino qui l’enregistre. On comprend alors que c’est Fridda qui a tout combiné à la fois pour se débarrasser de Rosario qui est trop revendicatif, et pour éliminer son contremaître qui, par sa brutalité attire le regard sur des combines de la mafia dans le bâtiment. Dès lors une chasse est engagée par les hommes de Fridda pour récupérer le témoignage et la photo. Mino est battu à mort, les preuves disparaissent. Mais Rao qui a obtenu une permission pour voir son fils à l’hôpital va arriver à s’échapper et va régler son compte à Fridda. Pour cela il retournera en prison.
Mino vient demander le concours de l’avocat
Ce qui a de plus remarquable dans ce film c’est de prendre une famille ordinaire dans son quartier plus ou moins pauvre pour en faire des héros d’un genre nouveau, des héros du quotidien qui se donnent comme tâche de pallier les défaillances d’une police qui est manifestement débordée. Il va donc y avoir une attention particulière à la condition ouvrière, Rao et sa femme travaillent et n’ont pour se loger qu’un totu petit appartement. On voit bien que le miracle italien ne les a pas encore touchés. Le choix de l’immeuble un peu labyrinthique est tout à fait judicieux. Il y a de la beauté et de la poésie dans ces ruines. Il y a ensuite que le film est centré sur des enfants en voie d’émancipation. C’est un peu le prolongement de Ladri di biciclette puisque le thème c’est bien celui des enfants qui soutiennent leurs parents, et plus particulièrement leur père dans le malheur. Ces enfants sont appuyés par la compassion d’un avocat sans trop d’envergure, mais tenace et courageux. Cependant en face les forces sont inégales. Fridda a de l’argent pour acheter les témoins, des hommes de main pour éliminer les gêneurs. Lizzani ne souhaite pas nous dorer la pilule. La fin sera dramatique puisque Rosario retournera en prison et que Mino mourra probablement.
Rosario défend un ouvrier qui a été maltraité par le contremaître
C’est ce balancement entre la détermination des adultes et celle des enfants qui a été plutôt mal comprise en Italie et qui a été critiquée. En effet ce balancement induit un rythme relativement relâché dans l’enquête pour innocenter Rosario. Probablement ce qui a gêné, c’est de présenter des gamins en voie d’émancipation, le petit Raffaele Rao est un obsédé sexuel qui passe son temps à regarder les photos de femmes à poil. Mais en vérité c’est bien le point de vue d’adolescents très jeunes qui est mis en avant comme une forme d’initiation à la vie sociale brutale de l’Italie. Le film suivra les règles du film noir, notamment en ce qui concerne les flash-backs. Il y en a plusieurs. Un premier lot pour rappeler le bonheur tranquille et simple de la famille Rao, et un second lot pour faire avancer les explications et dévoiler les motivations. Mais il n’y a aucune complaisance puisque l’histoire ne finira pas bien. Dans cet abandon de l’Etat les citoyens ne peuvent que se trouver désemparés et sont conduits à se rendre justice par eux-mêmes. Ce n’est pas une question de vengeance comme le dit le titre français, mais une question de survie.
Trotta pense qu’on doit continuer l’enquête
Nous sommes à Turin, et donc on va prendre le point de vue selon lequel les hommes du Sud, Rao ou Fridda ne sont pas plus mauvais que ceux du Nord. Dans ce plaidoyer pour le Sud, il est indiqué qu’on peut être honnête et loyal, moral même dans la manière dont Rao défend un salarié maltraité, même si on est d’origine sicilienne. Dans cet exercice difficile techniquement, il manque sans doute un peu de place à la psychologie. Les caractères sont à peine esquissés. Mais cela est la contrepartie du trop grand foisonnement des personnages. C’est ce qui donne l’impression que l’histoire part un peu dans tous les sens. Bien entendu c’est cela qui entraîne effectivement une hésitation entre ces deux enfants à la dérive dans une ville trop grande pour eux. Mais peu importe. Sur le plan cinématographique, il y a de très bonnes choses, d’abord cette mise en évidence de la pauvreté, les murs sont sales, lézardés. Il y aussi les excellentes poursuites, en voiture, la petite Fiat de Mancuso qui échappe par miracle aux grosses voitures lâchées à sa poursuite. La manière aussi de filmer la police investir comme un essaim de gros insectes l’immeuble où logent les Rao. Et puis il y a cette belle poursuite au milieu de la gare de chemin de fer et les mille pièges que Mino doit éviter s’il veut rester en vie. On voit que le décor joue un rôle décisif dans les orientations de Lizzani de filmer la vie au ras du sol, sou vent avec une belle profondeur de champ. Il y aussi une belle photo et un traitement subtil des couleurs, vieillies, légèrement pastellisées.
Le témoin refuse de parler
La distribution, il n’y en a pas vraiment, malgré les noms alignés au générique. Bud Spencer qui était déjà une grosse vedette en Italie est inexistant… comme d’habitude. Il n’exprime rien dans le rôle de Rao, mais on n’y fait guère attention parce que son rôle est très étroit. Françoise Fabian ne fait qu’une toute petite apparition dans le rôle de la femme de Rao. Elle a tourné ce film seulement en passant. Marcel Bozzufi qui était son époux a un rôle un peu plus consistant, celui du rusé Fridda. Il est plus présent et s’anime à bon escient. Il deviendra par la suite un habitué de poliziotteschi et fera comme une seconde carrière en Italie. Tous ces grands noms connus sont un peu oubliés par l’interprétation de Nicola Di Bari dans le rôle de l’avocat Mancuso. Il est très bon comme sont bons également Andrea Bamestri et Domenici Santoro dans les rôles des deux frères qui partent à l’aventure pour innocenter leur père. Dans des seconds rôles on retrouvera les habitués de ce genre de film qui doivent leur emploi grâce à leur physique particulier, c’est-à-dire à leur sale tête !
Fridda explique pourquoi il veut se débarrasser de Rosario et de son contremaître
C’est un bon film dans l’ensemble, loin d’être cependant le meilleur de Lizzani. On peut le regarder comme un documentaire sur le Turin des années soixante-dix, ce moment particulier où l’Italie s’enfonçait dans le chaos politique. Ce film très difficile à trouver aujourd’hui avec des sous-titres français mériterait bien une ressortie en Blu ray à cause de la lumière et de la photo. c'est une autre vision de la mafia qui est proposée ici, une mafia besogneuse et presque prolétaire !
Rosario retournera en prison pour le meurtre de Fridda
Tags : Carlo Lizzani, Bud Spencer, Françoise Fabian, Marcel Bozzufi, Turin, poliziottesco, film noir
-
Commentaires