• Main basse sur la ville, Le mani sulla citta, Francesco Rosi, 1963

    Main basse sur la ville, Le mani sulla citta, Francesco Rosi, 1963

    Le film de Rosi ne traite pas directement de la mafia. Il s’agit ici de spéculation immobilière à Naples, bien que le nom de cette ville ne soit jamais cité. Cependant, la manière dont les hommes politiques qui gèrent la ville sont corrompus fait penser tout de suite aux pratiques mafieuses du sud de l’Italie ou en Sicile au « sac de Palerme »[1]. Il ne s’agit pas d’un fait réel, mais d’une recomposition de ce qu’on a pu connaitre dans le sud de l’Italie comme détournement de fonds publics et comme spoliation des plus pauvres – c’est d’ailleurs une réalité encore aujourd’hui. Notez qu’après Salvatore Giuliano, Rosi s’attaque à une période en apparence heureuse de la transformation de l’Italie, nous sommes au début des années soixante, mais c’est pour montrer comment le Sud paye le prix du développement du Nord parce que l’Etat ne fait pas son travail de favoriser un système politique un peu moins corrompu. 

     Main basse sur la ville, Le mani sulla citta, Francesco Rosi, 1963

    Nottola explique comment il est profitable de spéculer sur l’immobilier  

    L’entrepreneur Nottola travaille les conseillers municipaux pour qu’ils lui accordent des permis de construire qui transformeront la ville pour son profit. Il explique que cette manière de s’enrichir est bien plus sûre que d’investir dans l’industrie puisqu’il n’y a pas de syndicat et donc pas de revendications à craindre ! Peu après un vieil immeuble vétuste, mais habité, des quartiers pauvres s’écroule avec des conséquences dramatiques. Une commission d’enquête est nommée, et on comprend très vite que l’effondrement de cet immeuble est dû aux travaux de démolition d’un immeuble mitoyen, démolition menée par l’entreprise du propre fils de Nottola. L’opposition de gauche va tenter de démontrer que la spéculation est à l’origine de la catastrophe, mais la droite sous la houlette de Nottola va se servir de cet incident dramatique au contraire pour avancer que ces quartiers sont vétustes et donc justifier la construction de nouveaux ensembles immobiliers. On va donc évacuer les quartiers délabrés par la force en invoquant des raisons de sécurité, mais en réalité pour opérer une gentrification du quartier. Tandis que la commission d’enquête se déchire, le conseiller Maglione tente de faire renoncer Nottola à se présenter aux élections qui arrivent bientôt pour étouffer le scandale. Mais Nottola n’a pas confiance dans ses amis. Il va s’imposer et il deviendra à nouveau adjoint, ce qui va lui permettre de continuer son travail néfaste. 

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    Le maire tresse des lauriers à Nottola et à ses projets  

    La cupidité est ici dénoncée non pas d’un point de vue moral, mais du point de vue de son inefficience économique et sociale. Nottola, le personnage central, est en réalité une sorte d’escroc qui, à la manière des mafieux, infiltre l’administration et achète qui peut le servir. Cet aspect du film permet à Rosi d’opposer un développement économique bâti sur l’industrie et la création de richesses qui répondent à des besoins réels des plus pauvre, et la spéculation immobilière qui aboutit à des dégâts considérables sur le plan humain : le marché ne favorise pas forcément le bien être. Les accointances de Nottola avec la municipalité, Démocrate-chrétien, permet en réalité un détournement des fonds que l’Etat central envoie à Naples pour financer le développement de ses infrastructures. Seul l’élu communiste a une position claire au sujet de Nottola. Le docteur Balsamo qui représente le centre, a de bonnes intentions, mais manque de nerf et se fait embobeliner. Le plus trouble est sans doute le nouveau maire, De Angelis, qui se croit plus malin que les autres. Il pense en effet qu’en intégrant Nottola à sa majorité, il va pouvoir le contrôler. Mais cette analyse politique de Rosi n’est pas tout le film. En effet, il y a aussi une approche plus philosophique de la démocratie. On voit plusieurs fois les représentants de la droite qui pensent qu’ils peuvent toujours faire l’opinion en la manipulant. A la fin du film De Vita prévient que tout ça, c’est terminé et que maintenant on entre dans une nouvelle ère politique, avec des citoyens conscients et informés dont il faudra tenir compte – c’était il y a presque 60 ans. La dernière scène montre la collusion des forces de l’argent avec l’Eglise. Toutes les forces de la réaction sont là pour bloquer le développement et empêcher l’émancipation du peuple. Dans le même ordre d’idées, on verra le conseiller Maglione dilapider des sommes folles au casino, comme un contrepoint de la misère que subissent les malheureux qu’on a forcé à déménager au prétexte que leurs immeubles sont vétustes. On ne saura pas dans quelles conditions ils seront relogés, mais on se doute que ce ne sera pas forcément très joli, ils seront remplacés par la classe moyenne en expansion, cette classe qui a les moyens de payer, et on les enverra loger à la périphérie de la ville. La scène d’ouverture montre d’ailleurs des zones de bidonvilles qui prolifèrent au milieu des immeubles modernes. 

     Main basse sur la ville, Le mani sulla citta, Francesco Rosi, 1963

    Un immeuble vétuste s’est écroulé  

    Le film s’inscrit dans une phase offensive contre le capitalisme affairiste, comme un prolongement de la conquête de nouveaux droits par le peuple – c’est le roman des Trente glorieuses. La dénonciation a une fonction directement politique. Mais comme pour Salvatore Giuliano elle s’appuie sur une esthétique particulière qui nous semble adéquate. D’abord il y a une grande attention aux décors comme une opposition entre la misère des quartiers pauvres, les luxueuses demeures des politiciens et les buildings qui se construisent sur les collines de Naples sur des dangereux pilotis. Les images filmées depuis un hélicoptère montrent une ville en proie à la folie qui ne tient debout que par la force de l’habitude. On admirera aussi l’incroyable manière dont est filmé l’effondrement de l’immeuble, c’est un vrai tour de force. Ces champs visuels profonds également qui saisissent la rue que la police est en train d’évacuer, ou encore ces longs couloirs très encombrés de la municipalité où se précipitent les malheureux qui espèrent encore un geste de la part des édiles, donnent une épaisseur incroyable à l’ensemble. Des images choquantes comme la distribution de billets de banque à ses affidés marque cette distance entre le peuple et ceux qui sont sensés les représenter mais qui les méprisent. Le rythme est très soutenu, même quand il s’agit des affrontements verbaux au sein du conseil municipal. L’énergie que les acteurs mettent ici font passer ce qui resterait un pensum trop bavard. Le but de Rosi n’est pas de dénoncer des hommes corrompus, comme Nottola ou Maglione, mais plutôt le système économique particulier qui les engendre, pour cette raison, il mélange des images documentaires, notamment celles de campagnes électorales – on verra brièvement Aldo Moro – aux images fictionnelles tournées par lui et qui se fondent dans la nuit. Le film a en effet un côté très sombre, la nuit domine, mais aussi les ruelles pauvres de Naples ne bénéficient jamais du soleil qui semble réservé à ceux qui en ont les moyens. 

     Main basse sur la ville, Le mani sulla citta, Francesco Rosi, 1963

    Les pauvres manifestent leur indignation  

    En vérité on ne peut guère dissocier l’interprétation de la mise en scène. Elle en fait partie intégrante. Non seulement les scènes de rue ont manifestement utilisé des acteurs non-professionnels, sans doute des habitants de ces quartiers, mais les personnages principaux vont être portés aussi bien par des acteurs chevronnés comme Rod Steiger ou Salvo Randone, que par des non professionnels, par exemple on peut saluer la performance de Carlo Fermariello dans le rôle du conseiller communiste De Vitta. Dans la vie courante, c’était un membre éminent du Parti communiste italien. On peut dire qu’il joue son propre rôle puisqu’il a été élu réellement au conseil municipal de Naples dans les années cinquante. Rod Steiger est le spéculateur Nottola. Il est très juste, rappelant en permanence la dette que les politiciens ont à son égard. Il les arrose depuis des lustres. Rod Steiger transpire à bon escient lorsqu’il craint de se faire évincer. Mais dès qu’il reprend le dessus, il devient féroce. Salvo Randone incarne De Angelis, avec une rigueur cauteleuse qui font voir le pathétique de ce Machiavel aux petits pieds. Les journalistes qui couvrent les événements dans la rue ou au conseil municipal sont aussi des vraies journalistes de Naples. Et puis il y a le toujours très bon Guido Alberti qui joue le conseiller Maglione qui s’oppose pour des raisons personnelles à Nottola mais qui est aussi une franche canaille. C’est le genre de film qui montre à quel point Rosi était un excellent directeur d’acteurs.

     Main basse sur la ville, Le mani sulla citta, Francesco Rosi, 1963

    Nottola s’écharpe avec Maglione  

    Le film a été salué comme une révélation dans le monde entier, non seulement parce qu’il éclairait une phase cachée du miracle italien, mais aussi parce qu’il montrait à quel prix le capitalisme modernisait la vie sociale, politique et économique dans le monde entier. Il a été couronné par un Lion d’Or au Festival de Venise qui à l’époque avait un très grand prestige. Il a eu une reconnaissance critique dans le monde entier, et le public a suivi. Plus encore que Salvatore Giuliano c’est ce film qui a fait la réputation de Rosi et qui l’a élevé au rang de classique du cinéma italien. Je trouve pour ma part ce film toujours très fort, bien qu’avec le temps certains critiques en quête de glamour sans doute le voient un peu comme un bavardage inutile. Ce film reste encore comme on l’a dit plus haut malheureusement d’une actualité brûlante.   

    Main basse sur la ville, Le mani sulla citta, Francesco Rosi, 1963 

     Nottola inaugure avec la bénédiction de l’Eglise ses nouveaux chantiers 



    [1] Maccaglia, Fabrizio. « Main basse sur Palerme. Planification et reconstruction de la capitale sicilienne depuis 1943 », Histoire urbaine, vol. 21, no. 1, 2008, pp. 69-86.

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  • Commentaires

    1
    Catarina Viti
    Jeudi 9 Mai 2019 à 09:44

    Je découvre ce matin même votre blog, par hasard, en cherchant une illustration de Main basse sur la ville, que je présente sur mon profil FB. 

    Bravissimo, monsieur, pour le soin que vous apportez à vos articles !

    A propos du film de Rosi, il me semble également important de préciser que la réalisation atteint des sommets : cadrage, mouvements de caméra, montage, lumière... tout est au sommet. Ce film est une oeuvre cinématographique de premier plan. La direction d'acteurs est absolument remarquable et le mélange acteurs pro, semi-pros et gens de la rue est réussi d'une façon magistrale, car il incarne le fossé qui sépare, à Naples, mais aussi ailleurs, la plèbe des élites. Quant au thème, évidemment... quand on pense à Marseille...

    Merci beaucoup d'avoir remis ce film en mémoire (et le merveilleux Sacco et Vanzetti, un peu à l'opposé de celui-ci : si maladroitement filmé, mais tellement inséparable du cœur. )

      • Jeudi 9 Mai 2019 à 11:00

        Merci pour votre soutien. Francesco Rosi est un réalisateur qui a beaucoup compté en France, mais curieusement on n'en parle presque plus. Je viens de revoir Il caso Mattei, c'est remarquable. Il y a au moins un lien entre Rosi et Sacco et Vanzetti, c'est Gian Maria Volontè que je redécouvre un peu.

    2
    Catarina Viti
    Dimanche 12 Mai 2019 à 18:55

    Gian Maria Volontè est un très grand monsieur, bien mal connu en France. 

    je me permets de vous mentionner cet article de l'Huma, (Volontè était membre du Parti)

    à bientôt !

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    3
    Lundi 13 Mai 2019 à 08:01

    Gian Maria Volontè a eu beaucoup de succès en France dans les années soixante-dix, mais il est un peu oublié aujourd'hui. Pour les Français les grands acteurs italiens restent Mastroianni ou Gassman. Il y en a eu tellement en fait, Sordi, Manfredi et même Toto. Volontè incarnait plutôt un engagement politique très fort, disons un peu plus que les autres. Mais sans parler de ses choix, c'était aussi un excellent acteur qui pouvait tout jouer

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