-
Piège pour cendrillon, André Cayatte, 1965
Au mois d’octobre dernier, a eu lieu à Lyon au festival Lumière un petit événement, la ressortie enfin de Piège pour Cendrillon, film d’André Cayatte devenu quasiment invisible, et donc mythique. Les raisons pour lesquelles ce film avait disparu de la circulation à une époque où le numérique reproduit tout et n’importe quoi ne sont pas connues précisément. C’est pourtant un film Gaumont, avec la superbe Dany Carrel qui reste toujours très appréciée des cinéphiles. En outre le film avait eu beaucoup de succès à sa sortie. A l’origine il y a le roman de Sébastien Japrisot publié en 1963, Grand Prix de Littérature Policière, prix qui à cette époque avait encore une très grande valeur. C’était le deuxième ouvrage que Japrisot publiait sous ce nom, juste après Compartiment tueurs qui sera aussi porté à l’écran la même année par Costa-Gavras et qui lancera la brillante carrière de celui-ci. Le film est assez fidèle au roman, et Japrisot va fournir de nombreuses histoires marquantes pour le cinéma. La plupart des films tirés de son œuvre seront des succès, Le passager de la pluie, La course du lièvre à travers les champas, tous les deux mis en scène par René Clément. Plus tard viendra Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet, toujours avec succès. Japrisot se lancera dans la mise en scène de cinéma, mais il essuiera un échec retentissant. En 1968, il avait connu un autre succès éclatant avec Adieu l’ami, film de Jean Herman, avec Alain Delon et Charles Bronson. En 1977 Jean Becker adaptera L’été meurtrier également avec un très grand succès populaire. Ce qui faisait la réussite de Japrisot, c’est cette capacité à travailler des retournements de situation inattendus, dans le cadre d’une atmosphère très noire et mélancolique. Ses premiers romans, au milieu des années soixante, font penser parfois à Frédéric Dard lorsqu’il publiait des romans dans la collection « spécial police » sous son nom, ils ont paru chez Denoël dans cette collection mythique intitulée Crimes club. C’est dans cette collection qu’on trouvait tout le gratin de la littérature française à suspense, Boileau-Narcejac, Louis C. Thomas, Hubert Monteilhet, et j’en passe. Pour accéder à cette collection, il fallait que les auteurs aient un sens du suspense bien établi. Et de ce point de vue Japrisot était vraiment un maître. C’est d’ailleurs peut-être dans Piège pour Cendrillon qu’on s’en rend le mieux compte. André Cayatte était aussi, à cette époque bénie de la moitié des années soixante, un réalisateur à succès, bien installé dans une carrière qu’il avait entamée avant la guerre. Seuls les grincheux de la Nouvelle Vague qui n’avaient pas la moitié de son talent le dénigraient systématiquement. Pour le reste le public suivait très bien le réalisateur. Mais c’est malheureusement la critique façon Nouvelle Vague qui a mis un peu l’œuvre de Cayatte – et de quelques autres – sous l’éteignoir, au profit de réalisateurs plutôt médiocres, notamment François Truffaut qui avec ses adaptations de romans noirs – dont j’ai eu déjà l’occasion de dire du mal[1] - qui tentaient de jouer dans la cour d’Hitchcock. Sur Piège pour Cendrillon, Sébastien Japrisot travaillera sur le scénario sous son véritable nom, Jean-Baptiste Rossi. Cette longue parenthèse pour dire qu’on peut relire encore aujourd’hui l’œuvre « noire » de Sébastien Japrisot avec plaisir et un grand intérêt, ce sont des romans brefs et denses, très prenants, qu’on ne lâche pas avant la fin. Pour ma part je trouve que c’est René Clément, par sa rigueur glaciale dans la mise en scène, qui a le mieux saisi le caractère vénéneux de Japrisot, mais les deux hommes se sont ensuite disputés sur le tournage de La course du lièvre à travers les champs. Curieusement les deux adaptations britanniques de La dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil ont été des échecs commerciaux et artistiques, alors que le roman qui en est le fondement, est excellent.
Sébastien Japrisot a finalement assez peu écrit, une douzaine d’ouvrages en comptant les scénarios de films qu’il adapta en roman. Et pourtant, en dehors du tout premier policier, Compartiment tueurs et de La course du Lièvre à travers les champs, ils présentent une très grande unité : ils sont tous centrés sur un même type de personnage, une jeune femme, le plus souvent perdue, mais aussi criminelle, à la fois victime et bourreau. Faible et forte à la fois, déterminée, Japrisot rend compte de ses tourments d’un point de vue subjectif, notamment en écrivant à la première personne du singulier, ce qui lui fait endosser la personnalité et la psychologie de la jeune femme, et même son signe astral, puisque ses héroïnes sont le plus souvent du signe du Cancer, comme lui. A ce titre on peut dire qu’il est le continuateur direct de Frédéric Dard qui avait expérimenté ce procédé narratif avec beaucoup de succès dans plusieurs de ses romans noirs, Les scélérats, L’accident, Les mariolles. Ce sont donc des thrillers psychologiques, vénéneux, qui prétendent traiter de la femme comme d’un criminel comme un autre. Notez que la femme a souvent des motivations criminelles très différentes de celles des hommes. En dehors de sa capacité à construire des intrigues, Japrisot a une grande originalité dans l’écriture, directe et ramassée, poétique et rêveuse, il se réfère le plus souvent à Lewis Carroll, ce qui n’est pas une coquetterie, mais qui correspond à cette idée selon laquelle l’enfance est déterminante, mais sombre et inquiète. Dès ses premiers romans policiers, le cinéma l’a repéré, tous ses romans policiers seront adaptés à l’écran, et puis le système cinématographique français l’intégrera. Il tentera ensuite de passer à la mise en scène, sans succès. Piège pour Cendrillon c’est d’abord un roman qui fascine, il sera d’ailleurs adapté encore récemment, en 2018, par Sébastien Azzopardi, à la scène, renforçant ainsi le côté claustrophobique de l’histoire. Si les histoires sont généralement sombres, Japrisot leur insuffle une forme d’ironie qui permet au lecteur – ou au spectateur – de s’impliquer du côté de l’héroïne, tout en gardant une certaine distance. Ce qui à mon sens accroît la tension. La difficulté d’adapter Japrisot à l’écran tient d’abord à ce qu’il faut aller au-delà de l’intrigue proprement dite, retrouver une forme de subjectivité mélancolique. C’est seulement vers la fin de sa vie avec l’énorme succès de Un long dimanche de fiançailles – le livre et le film – qu’on commencera à traiter de Japrisot comme d’un écrivain de premier plan.
Michelle Isola a été victime d’un incendie qui l’a partiellement défigurée, mais surtout qui l’a rendu complètement amnésique. Elle se réveille dans une clinique où le bon docteur Doulin tente de la remettre d’aplomb. Bientôt va apparaître dans sa vie Jeanne Murneau, la gouvernante. Elle est celle qui l’a élevée en quelque sorte. Michelle apprend ainsi qu’elle avait une cousine, Dominique, qui est morte dans l’incendie d’un bungalow où elles s’étaient retrouvées. Mais au bout d’un moment des souvenirs commencent à arriver, sous la surveillance de Jeanne. Celle-ci semble craindre autant que souhaiter qu’elle retrouve la mémoire. Do et Mi avaient été très proches dans l’enfance. Puis Mi s’était éloignée pour vivre avec sa tante en Italie. Jeanne suggère cependant que les deux cousines étaient un peu à couteux tirés. Michelle va donc tenter de comprendre. Elle s’évade en quelque sorte de la grande villa où elle se trouve à 40 kms de Paris et s’en va à la recherche d’une vérité. Là elle va rencontrer un certain François qui semble avoir été son amant et qui travaille dans un magasin de chaussure. Celui-ci la décrit comme une fille impossible, buveuse, fumeuse, faisant tourner en bourrique tout le monde. Ce portrait d’elle-même laisse Michelle perplexe. Elle visite ensuite un garage où Dominique travaillait. Là elle va rencontrer Gabriel qui était l’amant de cœur de Dominique. Il lui raconte que c’est elle qui a produit la séparation du jeune couple, emmenant Do avec elle en Italie puis sur la Côte d’Azur. Mais il raconte aussi comment Michelle l’a séduit. Jeanne cependant récupère Michelle à l’hôtel de l’Etoile. Elle la prend en main et lui explique qu’en réalité Dominique n’était pas la gentille fille qu’on lui a décrit, mais une garce, elle aussi, qui s’est débrouillée pour infiltrer la maison de Michelle et la manipuler. Elle lui explique qu’en fait il y avait un héritage important à la clé. Elle finit par lui dire qu’elle n’est pas Michelle, mais Dominique, et qu’elle devait prendre la place de Michelle à sa mort pour capter l’héritage, et donc que Jeanne et elle ont concocté l’assassinat de Michelle. Désespérée, elle va se tourner vers Gabriel. Celui-ci va lui donner la preuve qu’elle est bien Michelle. Pendant ce temps Jeanne est partie pour Florence pour tenter de mettre la main sur l’héritage de la tante. Mais Michelle va être maintenant harcelée par un maître chanteur qui lui affirme détenir la preuve qu’elle a tué sa cousine. De désespoir, Michelle se suicide par le gaz, alors que Gabriel lui déclare sa flamme au téléphone, et que Jeanne tente de la sauver de la mort pour capter une partie de l’héritage.
Le docteur Doulin est aux petits soins avec Michelle
Cette histoire très compliquée, une des meilleures sans doute de Japrisot, emprunte à beaucoup d’autres films et romans noirs, sans pour autant perdre de son originalité. Certains ont voulu voir Japrisot comme innovant dans le développement de la forme narrative, mais le nombre d’emprunt faits au film noir et au roman à suspense récuse cette thèse[2]. Il y a d’abord une référence aux films noirs qui traitent de l’amnésie et d’une usurpation d’identité pour des questions matérielle. Cette ligne avait été développée par Louis C. Thomas avec Manie de la persécution publie en 1962, toujours dans collection Crime club chez Denoël. On y retrouve des thèmes semblables, y compris le louche domestique qui écoute aux portes. Ce roman de Louis C. Thomas donnera d’ailleurs un très bon film, Diaboliquement votre, de Julien Duvivier avec Alain Delon. L’introduction de l’amnésie dans le début d’une histoire de ce type ne peut faire émerger le danger, si en même ce n’est pas une promesse de renaissance. Mais il y a aussi un clin d’œil à l’ouvrage de Boileau-Narcejac, D’entre les morts, publié en 1954 chez Denoël et qui donnera le film d’Hitchcock, Vertigo. Cette fois c’est Jeanne qui transforme Do en Michelle. Et puis, on ne peut pas ne pas penser à Plein soleil René Clément, à cause de cette usurpation d’identité[3]. Donc le premier thème apparent est celui de l’identité. Si Do et Jeanne tentent de s’approprier l’identité de Michelle, il va y avoir après l’incendie une quête d’identité. Michelle est-elle Do ? Qui était Michelle ? Et là les variations vont commencer, engendrant de nombreux rebondissements. D’abord parce qu’en faisant son enquête, Michelle va comprendre que Jeanne et Gabriel, ou même François, ne présentent pas les choses de la même façon. De là s’introduit le doute sur la vérité de ce qui s’est réellement passé. Pour Gabriel, Dominique est une innocente et Michelle une garce. Jeanne au contraire va montrer que Dominique est une froide calculatrice qui manipule tour le monde. Ce balancement permanent dans lequel l’amnésique ne peut pas se reconnaître, trouble sa personnalité et la conduira vers le remord et la folie. Evidemment à travers cette usurpation d’identité, comme dans Plein soleil, il y a une idée de la lutte des classes : Dominique est pauvre et délaissée, Michelle est très riche, ne travaille pas et se moque des habits que sa cousine porte, se demandant aussi comment on peut travailler pour un si maigre salaire.
Jeanne, la gouvernante, tente de réveiller la mémoire de Michelle
Les différences d’avec le roman sont sensibles, même si Japrisot a participé à l’écriture du scénario. Les personnages ont été simplifiés. La troisième fille, Angela – Do, Mi, La – n’est pas dans le film, encore que dans le roman ce personnage n’a pas un rôle décisif. Et les filles ne sont pas cousines, Do est la fille d’une domestique qui travaillait pour la richissime tante. Mais ces différences ne trahissent pas selon moi l’esprit du roman. La fin est différente, mais surtout les personnages masculins n’ont pas le même rôle, alors que dans le film ils restent très passifs, seulement des enregistreurs et des témoins, dans le livre ils orientent un peu plus l’action. De même dans le roman Michelle est l’héritière de sa marraine, et non de sa tante. Le film a également « prolétarisé » Do, dans l’ouvrage elle travaille dans une banque, et Gabriel est agent d’assurances, ce qui fait plus moderne que de travailler dans un garage obscur, les mains dans le cambouis. Mais au fond ce qui est important n’est pas vraiment le détail de l’intrigue. Celle-ci est en effet très soignée, et elle peut faire apparaître l’ouvrage comme un récit à énigme. Rien n’est plus faux. D’abord parce que dans le roman à énigme à l’anglaise, l’enquêteur n’est pas l’acteur, il est le simple révélateur, or ici le principe est que l’enquêteur est aussi le coupable et enquête sur lui-même et son double. Mais il me semble que cette quête d’identité est le véhicule pour un examen singulier de la psychologie féminine. Le point de vue de Japrisot, dans tous ses ouvrages ou presque, de nous faire comprendre que cette psychologie féminine est très différente de la psychologie masculine. Et donc le crime est le révélateur de cette différence, un homme ne tuerait pas de cette manière aussi compliquée. Le film va reconstruire cet univers féminin, avec ses haines et ses passions, ses attachements aussi. Les relations que Michelle et Dominique entretiennent avec Jeanne sont marquées du sceau du matriarcat, les pères ont disparu. Mère de substitution, la gouvernante est aussi celle qui punit, voire qui exerce aussi un droit de mort, et retient contre son sein ces filles perdues qui sont d’ailleurs des orphelines. Son attitude suscite d’ailleurs la révolte, la quête d’une émancipation, mais elle est vite tuée dans l’œuf. Le film présente, en avance un peu sur son temps d’ailleurs, la montée en puissance d’une féminité assumée, y compris dans ses revendications d’une sexualité choisie, sinon que maîtrisée. Mais il y a une autre dimension encore, c’est l’enfance. Celle-ci est tout autant présentée comme un paradis perdu que comme un lieu d’innocence perverse où le mal et le bien peuvent se confondre jusque dans le crime. Toutes les héroïnes de Japrisot sont d’ailleurs des criminelles et forcément elles ont de bonnes raisons puisque ce sont les leurs ! On trouvera encore des formes paradoxales de relations entre ces femmes, faites d’amour et de haine – c’est encore plus évident dans le roman – mais aussi comme une sombre nécessité. Comme dans le roman il y a une esquisse aussi d’amour lesbien, entre Mi et Do, mais aussi entre Mi et Jeanne, et Jeanne et Do.
Michelle va faire la connaissance de Gabriel qui travaillait dans le même garage que Dominique
Il y a une autre dimension qui est assez peu perçue, aussi bien dans le film que dans le roman de Sébastien Japrisot, c’est la question de la domination. Si dans un premier temps elle apparaît comme une variante de la lutte des classes entre Do et Mi, elle va beaucoup plus loin parce qu’elle se situe entre femmes d’âge et de condition différente. C’est une lutte à mort entre femmes que les mâles ne peuvent pas comprendre et qui semble ressortir d’un instinct primitif. Mais cette lutte prend une allure curieuse quand on comprend que Do a besoin de Mi, mais que Mi a besoin de Jeanne, et que Jeanne a besoin de Do. C’est comme une chaîne qui ne peut être brisée que par la mort. Nous sommes dans le cadre d’un matriarcat. La première à disparaître, c’est la tante, et en tant qu’ancienne, elle annonce la débâcle finale de cette solidarité féminine. Mi se suicidera d’ailleurs parce qu’elle ne peut pas vivre sans cette solidarité, en dehors du cocon qu’elle forme. Dans la mise en œuvre de ce principe, au-delà de la haine et de l’amour, mais qui ressort de la nécessité, il y a la découverte d’un monde différent qui ne peut pas exister avec les principes masculins dominants dans la société.
A l’hôtel de l’étoile, Jeanne rattrape Michelle
Reste à savoir si la réalisation est à la hauteur de ces intentions. D’abord il faut partir du fait que Cayatte dans son meilleur a toujours mis en avant l’ambiguïté, des personnes, comme des situations. Et l’adaptation de Piège pour Cendrillon est du pain béni pour lui puisque cette histoire lui permet de présenter la même histoire selon des points de vue différents, la vérité n’est pas toujours réduite à la matérialité des faits, mais souvent à leur interprétation. En 1964 il avait tourné deux films, Françoise ou la vie conjugale et Jean-Marc ou la vie conjugale. C’était la même histoire mais écrite subjectivement par deux protagonistes différents, et ces deux points de vue divergents formaient l’histoire d’un couple. Mais au-delà c’est bien d’un film noir dont il s’agit ici. D’abord dans l’utilisation récurrente des flash-backs qui développent des points de vue contradictoires en faisant avancer l’intrigue. Mais les multiples flash-backs remplacent la subjectivité de la première personne à laquelle l’ouvrage est pour la plus grande partie écrit. Ensuite l’ambigüité sur la nécessité du crime. Les personnages sont dessinés de telle sorte qu’ils s’en vont tranquillement à leur perte inexorablement. Cayatte, aidé d’Armand Thirard, va utiliser les astuces un peu traditionnelles du film noir, les miroirs par exemple qui sont le contrepoint des mensonges que les personnages assènent. Ou encore le store vénitien dans une atmosphère qu’on sent caniculaire sur la Côte d’Azur. Mais il y a aussi une belle utilisation du décor du garage qui fait mieux ressortir l’opposition de la richesse et de la pauvreté entre les deux jeunes cousines. On y trouvera encore nos fameux escaliers en spirale dans le vertige qui prend Dominique lorsqu’elle tente de rattraper Michelle dans le garage, ou quand elle échappe à la tutelle de Jeanne. Le rythme est parfois un peu emprunté, notamment dans la première partie, mais cela provient de la densité du propos. Cayatte en effet n’a pas la sobriété et l’élégance de René Clément, ni même sa froideur. Mais il s’en tire très bien et c’est sans doute un de ses meilleurs films dans cette veine vénéneuse. Il est curieusement moins à l’aise avec les espaces luxueux des belles villas, que dans les espaces plus pauvres, comme la chambre d’hôtel, ou le garage, voire les rue de Paris. Il y a de la tendresse et de la délicatesse dans la façon dont il saisit le visage et les tourments de ses héroïnes. Je dis ces héroïnes, parce qu’au fond, elles ne font qu’un par-delà leurs différences et ce qui les oppose. On trouve quelques astuces intéressantes, comme faire porter un riche manteau de fourrure par l’amnésique, comme si la richesse s’alliait pour un moment avec la pauvreté matérielle et psychique de cette jeune fille perdue qui ne sait pas si elle est Mi ou si elle est Do. Son trouble est contagieux et va gagner irrémédiablement Jeanne, la gouvernante !
Michelle accompagne Dominique qui va se faire virer du garage
La force du film repose sur les frêles épaules de Dany Carrel. Evidemment si à cinquante ans tu n’aimes pas Dany Carrel tu as raté ta vie. C’est une actrice merveilleuse qui, selon moi, n’a pas eu la carrière qu’elle méritait – peut-être à cause de sa petite taille ? Peut-être concurrencée par des blondes à la forte poitrine ? Elle même accusait la Nouvelle Vague d’ostracisme[4]. Ici elle incarne deux rôles, Michelle et Dominique, ce qui obligera d’ailleurs Cayatte à utiliser des astuces pour faire se mettre en présence les deux personnages. L’une est arrogante et bêcheuse, certaine de sa force et de sa richesse. L’autre est d’abord travaillée par sa basse extraction, elle a la timidité des gens pauvres et du petit peuple. Mais en vérité elle va incarner aussi un troisième personnage, l’amnésique apeurée, fragile et perdue. Cette triple approche lui permet de mettre en œuvre toute l’étendue de son talent. Elle va changer jusqu’à sa démarche pour rentrer dans la peau des trois différents personnages qu’elle incarne. Peut-être est-ce la meilleure interprétation qu’elle a donné à l’écran, encore qu’elle est excellente aussi dans La moucharde[5]. Ensuite il y a Madeleine Robinson dans le rôle de Jeanne la gouvernante autoritaire et combinarde. C’est une très grande actrice, et elle le montre encore ici. Ce choix est très bon, parce qu’elle possède un physique très énergique avec sa grande taille, qui lui donne beaucoup d’autorité. On la sent également prête à basculer vers des sentiments maternels envers celle qu’elle croit être Dominique, même si elle connait les mauvaises intentions et la fourberie de celle-ci. On retrouve ensuite Jean Gaven – comme dans presque tous les films adaptés de Sébastien Japrisot. Il est toujours très juste dans le rôle de ce brave prolo de garagiste qui ne doute de rien et qui ne comprend pas le tourment de Michelle lorsqu’il lui propose une relation amoureuse, un nouveau départ. On retrouvera aussi Robert Dalban dans le petit rôle du propriétaire irascible du garage. Les autres personnages sont les deux acteurs qui incarnent François et Serge. Pour tout dire, ils sont insignifiants. Mais n’ont-ils pas été choisis pour cela ?
Jeanne a une influence très forte sur Michelle
J’avais vu ce film à sa sortie – ce qui ne nous rajeunit pas – et depuis, plus rien. Il était passé à la trappe. Grâce à un ami qui l’a déniché, j’ai pu le revoir enfin alors que je le cherchais depuis des années. Le film n’a pas pris une ride. Malheureusement il n’existe pas sur le marché et donc la qualité de la copie dont je dispose est assez mauvaise. Mais en même temps cette mauvaise qualité de la copie n’empêche pas de nous rendre compte que ce film est excellent et qu’il a passé très bien les décennies. Nous souhaitons que Gaumont fasse un effort pour le sortir du purgatoire. Où on l’a confiné. Il mérite une sortie Blu ray. Il est pour moi parmi les grands films noirs français. J’en souligne ici l’importance, comme j’ai souligné il n’y a pas très longtemps l’importance de La moucharde de Guy Lefranc toujours avec l’admirable Dany Carrel. Le bruit a couru que c’était Sébastien Japrisot lui-même qui avait fait interdire la réédition de ce film, mécontent du travail de Cayatte. C’est bien possible vu le caractère épouvantable qu’il avait. Mais comme il vient d’être vu à Lyon à l’automne 2019, cette excuse ne semble plus en être une aujourd’hui. Il existe un remake britannique sous le titre de Trap for Cinderella, tourné en 2013 par Iain Softley, ça ne vaut pas un clou.
A l’enterrement de la tante, Michelle semble à part
Gabriel va prendre en pitié Michelle
Michelle s’endort pour toujours
Bonus, le « making of » de Piège pour Cendrillon
[2] María Teresa Pisa Cañete, « L’impossible résolution de l’énigme de l’identité dans Piège pour Cendrillon de Sébastien Japrisot », Çédile, revista d’estudios franceses, Monografías 2 (2011)
[3] Dans le roman la filiation avec le film de René Clément est plus nette encore puisque Japrisot reprend quelques éléments de dialogue, Ma mi, m’amour.
[4] Voir ci-après le « making of »
« Bertrand Tavernier, Le cinéma dans le sang, entretiens avec Noël Simsolo, Ecritures, 2011*Ma cousine Rachel, My cousin Rachel, Henry Koster, 1952 »
Tags : André Cayatte, Sébastien Japrisot, Dany Carrel, Madeleine Robinson
-
Commentaires