• Alphonse Boudard & Marcel Azzola, La valse musette et l’accordéon, Solar, 1999  

    Un livre sur l’accordéon signé Boudard, cela pourrait représenter une sorte de labeur de commande, négligeable en face de la carrière de romancier de l’auteur de La cerise. Et pourtant non, comme je l’ai dit dans mes chroniques boudardiennes qui évitent ses romans proprement dits, il faut lire tout ce qu’on peut lire de Boudard. Comme il était un ennemi du modernisme et du progrès, il était naturel qu’il nous offre une ballade dans l’univers de l’accordéon. Car l’accordéon ce n’est pas simplement un instrument, c’est une culture qui vient du populo. Léo Ferré parlait du piano du pauvre. C’était bien vu. Et c’est ce qui plait à Boudard, ce ne sont pas les classes hautes qui l’ont inventé et qui l’ont utilisé. Y compris dans sa fabrication, Boudard nous raconte comment il a été génialement bricolé puis amélioré. Ici Boudard se fait historien, ce qui lui plait de revivre le passé, non seulement pour la nostalgie, mais aussi parce qu’il ouvre les portes d’une possible culture alternative. Donc l’ambiance de l’accordéon, ce sont les bals populaires, qui s’installent un peu partout, dans les villes comme dans les campagnes. N’allez pas croire cependant que Boudard se contente de recopier des traités savants sur la technique de la fabrication des accordéons et les harmoniques que cet instrument supporte. Il nous met tout ça en perspective, en prenant bien soin de nous le faire regretter. Nonobstant la nostalgie, il va montrer toute la diversité de l’instrument qui déploie son talent dans les marges de la société moderne et mercantile, à la barbe des bourgeois. le livres est épais. Quoiqu’à mon sens Boudard ne donne pas assez de place au bandonéon, essentiel dans le tango. J’insiste d’autant plus que mon oncle, compositeur de tangos était aussi un fin joueur de bandonéon, ce qui assurait sa gloire dans les bals du samedi soir. 

    Alphonse Boudard & Marcel Azzola, La valse musette et l’accordéon, Solar, 1999 

    Jusqu’à une date récent, les bars et les restaurants offraient de la musique qui n’était pas en tube 

    Mais évidemment l’accordéon est abordé aussi sous son angle sensuel, un peu canaille, sinon Boudard ne s’y intéresserait pas ! Longtemps l’accordéon aura cette allure un peu prolo, un peu voyou. L’accordéon c’est le bal, un loisir populaire et peu coûteux, lieu où on drague et où on se frotte. Le son lancinant et vif de l’accordéon va bien avec ce programme. Mais son aventure la mènera tout de même à conquérir un large public, et même à pénétrer les conservatoires. Des hommes politiques comme le particulé Valéry Giscard d’Estaing, l’utiliseront pour montrer combien l’ancien président était proche du peuple. N’est-il pas constitutif de l’esprit français ? Ne va-t-il pas avec la langue français, qu’elle soit argotique ou académique ? On ne compte plus les chansons et les chansonnettes que cet instrument a inspiré. L’accordéoniste, ce monument gueulé par Edith Piaf ou encore plus discrètement, Le piano du pauvre de Léo Ferré, Boudard en dresse un répertoire, démontrant indirectement que c’est peut être au temps de l’accordéon que la France atteignit le sommet de sa civilisation. Dans La Marseillaise, Léo Ferré réclamait le retour de l’accordéon, c’était bien au-delà d’un pacifisme de circonstance. Tout cela montre que la culture qui vient d’en bas si on peut dire finit toujours par rattraper le haut et modifie ainsi la définition d’une nation dans ce qu’elle de plus intime. 

    Alphonse Boudard & Marcel Azzola, La valse musette et l’accordéon, Solar, 1999 

    Les bals clandestins pendant l’Occupation 

    Le livre est bien travaillé, bien écrit, Alphonse Boudard, on sent que ce travail lui a tenu au cœur, il a fait des recherches, des synthèses, de l’histoire de la construction de l’instrument à son apparition dans les autres formes de représentations culturelles, le livre, avec les écrivains un peu voyous, comme Francis Carco, Pierre Mac Orlan et quelques autres. L’accordéon se retrouve aussi dans de très nombreux films français souvent comme l’incarnation du populaire. Michel Simon joue dans l’accordéon dans L’Atalante, le chef d’œuvre de Jean Vigo tourné en 1934, ou encore dans Dernier tournant, l’excellente adaptation de Pierre Chenal du Facteur sonne toujours deux fois qui date de 1939[1], deux films que j’aime beaucoup et sûrement le meilleur de Michel Simon qui a trop souvent joué les cabotins. 

    Alphonse Boudard & Marcel Azzola, La valse musette et l’accordéon, Solar, 1999

    Michel Simon, Corine Luchaire et Fernand Gravey dans Dernier tournant, Pierre Chenal 1939

    Alphonse Boudard & Marcel Azzola, La valse musette et l’accordéon, Solar, 1999 

    Le livre est accompagné d’un CD avec des musiques interprétées par l’excellent et très regretté Marcel Azzola, avec des ritournelles qui persistent dans nos têtes bien que la mode en soit passée, comme La cumparsita, le dénicheur et bien d’autres succès au fond indémodables qui vous donneront sans doute des fourmis dans les jambes. 

    Alphonse Boudard & Marcel Azzola, La valse musette et l’accordéon, Solar, 1999 

    Les bals d’avant-guerre


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/le-dernier-tournant-pierre-chenal-1939-a130597360

     

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  •  La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    C’est un film unique dans tous les sens du terme. D’abord parce que c’est le seul que Charles Laughton a réalisé. Ensuite parce que c’est un film noir tellement stylisé qu’il accède au rang de mythe. Bien sûr ce n’est pas le seul film sur les prêcheurs un peu pourris, un peu escroc, mais curieusement cela donne très souvent de très bons films, The Night of the Hunter semble être le premier de cette liste d’œuvres sulfureuses et critiques, il y a aussi Elmer Gantry de Richard Brooks en 1958, et plus tard Wise Blood de John Huston en 1979. Mais ici il n’y a pas de doute, le « héros » est seulement un escroc et très peu un illuminé. C’est très spécifiquement américain, une histoire pareille n’aurait aucun sens dans un autre pays, et ce d’autant plus que c’est le Sud profond qui en est le décor, ce Sud aui a été une pépinière de grands écrivains. Mais ça se passe aussi pendant cette période particulière d’effondrement de la nation, c’est-à-dire durant la Grande Dépression qui vit m’explosion d’une criminalité multiforme sanglante et ruineuse. Adapté du superbe roman de Davis Grubb, un écrivain qui connu le succès puis la déconfiture au point de finir semi-clochard, le scénario est de James Agee, retravaillé par Charles Laughton lui-même. James Agee était un grand scénariste, il avait même écrit un scénario qui ne s’est jamais tourné pour Charles Chaplin. C’était une sorte d’histoire post-apocalypse où il imaginait New York ravagée par une bombe atomique, revisitée par Charlot le vagabond qui dessinait les contours d’une nouvelle société[1]. James Agee n’aura pas eu l’occasion de voir le film terminé, il est mort pendant la post-production. Mais comme on va le voir ce n’est pas un film qui a des intentions sociales comme cela pouvait l’être pour William Wellman avec Beggars of life[2] ou pour John Ford avec The Grapes of Wrath. 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955 

    Harry Powell est un escroc qui se fait passer pour un prêcheur, mais qui est aussi un assassin en série qui extermine les veuves qui ont eu le tort de se trouver sur son chemin. Il se retrouve en prison pour le vol d’une voiture. Là il va partager la cellule de Ben Harper qui a attaqué une banque et qui a tué. Ben Harper est condamné à être pendu. Mais avant d’être pris, il a eu le temps de cacher le produit de son hold-up, 10 000 $. Seul ses enfants savent où le butin se trouve. Harry Powell va donc avoir l’idée de mettre la main sur le magot. Pour cela il va épouser la veuve Willa, une pauvre fille qui est poussée par sa patronne dans le sens de ce remariage. Le faux révérend arrive donc dans la petite ville. Il va se faire adouber par le village en racontant des histoires sur le bien et le mal et en parlant du seigneur. John, le fils de Ben Harper, cependant se méfie d’Harry Powell. Cependant celui-ci va arriver à épouser Willa. La jeune veuve croit qu’elle va avoir une relation normale avec un époux pieux, mais normal, mais elle déchante dès sa nuit de noces quand elle comprend qu’Harry ne veut pas de relations charnelles. Celui-ci cependant s’installe dans la vie de la petite cité et entre deux prêches mène son enquête auprès de sa femme et des enfants pour tenter de localiser le magot. 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Ben Harper a été arrêté par la police 

    C’est un échec. Les enfants ne parlent pas et Willa ne sait rien. Harry a alors l’idée de faire disparaître son épouse à qui il tranche la gorge, de façon à pouvoir disposer des enfants et les terroriser pour qu’ils parlent. Il raconte à tout le monde que sa femme l’a quitté et qu’il doit maintenant tout seul s’occuper des enfants. Mais pendant que tout cela se met en place l’oncle Birdie en allant à la pêche découvre le cadavre de Willa au fond de l’eau dans la voiture. Cependant il a peur d’être accusé du meurtre et décide de ne rien dire. Il préfère se saouler. Harry Powell pense qu’en terrorisant les enfants, en les menaçant de son couteau, ils vont finir par céder. Mais John est plus malin, indiquant à Harry la cave comme cachette, il arrive à s’en débarrasser en l’assommant en faisant tomber des étagères sur lui. Les deux enfants s’enfuient, poursuivis par le faux révérend, ils réussissent à monter dans la barque de leur vrai père que l’oncle Birdie avait réparée et se laissent dériver sur la rivière. Ce long voyage, poursuivis par l’abominable Harry, les amène chez Rachel Cooper. Celle-ci a récupéré plusieurs enfants de la crise. Elle les prend tous en charge et vend des produits de sa ferme au marché pour subvenir à ses besoins. Parmi ces enfants, il y a la jeune Ruby qui est fortement attirée par les lumières de la ville et les garçons. Un soir, alors qu’elle est censée suivre des leçons de couture, elle tombe sur Harry. Elle lui raconte qu’en effet Rachel Cooper a bien recueilli les enfants John et Pearl. Harry se présente sur le cheval qu’il a volé chez Rachel Cooper et prétendant qu’il est le père de John et Pearl les réclame. Mais John dit qu’il n’est pas leur père. Harry leur court après, mais la vieille femme le chasse en menaçant de son fusil. La nuit il revient rôder autour de la maison. Mais Rachel Cooper qui veille, lui tire dessus et le blesse. Elle va appeler les policiers qui finissent par l’embarquer. Harry sera jugé et condamné à la pendaison et les enfants pourront fêter Noël dans une certaine sécurité.

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    John voit une ombre se dessiner sur le mur 

    Le film laisse des impressions multiples et contradictoires. Comme le souligne Philippe Garnier, c’est d’abord une fable et tout le long du film tout le monde raconte des histoires. Le faux révérend, beau parleur, qui met en scène avec ses tatouages l’histoire du bien et du mal. Mais aussi Rachel Cooper qui passe son temps à raconter la Bible d’une manière imagée. Et c’est cet aspect qui rend le film aussi singulier. Si c’est une fable, ce n’est donc pas si sérieux que ça, on joue à se faire peur, et le personnage du faux révérend est une sorte d’ogre dont la fonction principale est d’abord de faire peur aux enfants pour les mener dans le droit chemin. On est dans le domaine du conte de fée, et cela va expliquer la stylisation excessive du film. Il y a donc d’abord le point de vue des enfants qui sont atterrés par le comportement stupide et criminel des adultes. Le regard de John ou même celui des enfants recueillis par Rachel Cooper, en dit long sur ce qu’ils pensent de ce monde d’adultes incapable de les protéger. L’oncle Birdie est exemplaire, alors qu’il a promis d’aider John après la mort de son père, sans doute de bonne foi, il démission de son rôle en se saoulant la gueule parce qu’il est lâche. La mère est un peu simple, elle accepte de passer sous la coupe d’Harry, et elle se rendra compte bien trop tard qu’elle court à sa perte, mais là encore, elle démissionne de son rôle de mère pour suivre Harry dans son délire verbal et inciter les malheureux qui les écoutent à se repentir. Le couple qui emploie Willa dans sa boutique, n’est pas plus clairvoyant, toujours prompt à prendre le parti du pouvoir, ils poussent Willa à épouser Harry, mais pire encore, lorsqu’Harry sera pris et jugé pour meurtre, ils seront les premiers à vouloir le lyncher. 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955 

    Willa se prépare pour sa nuit de noces 

    Dans cette opposition entre les adultes et les enfants, le message est assez clair, les adultes sont des enfants dégénérés qui comprennent encore bien moins les choses de la vie que les tout-petits. Seule Rachel Cooper l’a compris. Elle est au fond restée une enfant qui a vieilli sans perdre son âme d’enfant. Il faut la voir marcher, entraînant à sa suite, telle une mère canard l’ensemble de cette curieuse famille. Elle est en quelque sorte le pivot du film. Dès qu’elle apparaît, on comprend qu’elle va remettre de l’ordre dans ce chaos. Elle fera marcher les gosses à la baguette et les défendra contre le monde entier et contre eux-mêmes. Elle est la figure opposée d’Harry Powell. Elle représente l’espoir car Charles Laughton n’est pas capable de faire un film désespéré. Mieux encore elle comprend les pulsions humaines, l’attirance de Ruby pour le sexe opposé, tandis que le faux révérend réprime ses propres instincts sexuels, remplaçant son sexe impuissant par un couteau.

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955 

    Harry Powell transforme sa nouvelle épouse 

    Une partie de ce film peut se lire comme une révolte contre la répression sexuelle. Harry est impuissant et veut punir sa nouvelle femme pour avoir osé manifester ses désirs. Mais la patronne de Willa, la sinistre Icey, est bâtie sur le même modèle que le révérend. Elle défend cette idée moisie selon laquelle la relation sexuelle n’est que le support de la reproduction et doit être réservée à celle-ci. Critiquer la répression sexuelle cela revient bien entendu à critiquer la religion. Certes Harry est un faux pasteur, mais il est l’image de tous ceux qui utilisent la religion pour cacher leur soif de pouvoir et leurs petits mensonges. Cette critique s’attaque plus à la forme institutionnelle de la religion qu’à la foi elle-même. C’est en dehors de tout Eglise que Rachel Cooper apprend la Bible à ses enfants. Mais la sexualité est aussi le bain dans lequel pataugent les protagonistes de ce film. Non seulement Willa se meurt de désir, mais la jeune Ruby est aussi travaillée par le sexe. Elle court après les garçons, et serait prête à se donner à l’ignoble Harry qu’elle trouve pathétique et charmant. L’attirance pour le mal est donc bien d’origine sexuelle. Le personnage compliqué d’Harry Powell est superbe parce que c’est un salopard grandiose qui cumule à peu près tous les défauts de la Création. Non seulement c’est un criminel, mais il est menteur, cupide, et en plus lâche. Il a peur de la frêle Rachel Cooper, et il couine comme un goret qu’on égorge quand il reçoit du plomb dans les fesses. 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Les enfants cachent l’argent dans la poupée de Pearl 

    La dérive des enfants sur la rivière, c’est bien sûr l’image du passage vers l’âge adulte. Le fil de l’eau c’est bien entendu le sens même de la vie. Ils partent d’un trou perdu pour se rendre sans trop le savoir vers la ville, la ville qui représente à la fois une protection, mais aussi un piège. Voir comment Ruby est attirée par les magazines de cinéma et les lumières au néon. On note que cette dérive décrit une Amérique rurale en voie de modernisation accélérée, et cette perte d’innocence se manifestera par l’image des bêtes que les enfants croisent sur leur chemin. On y verra des lapins, des grenouilles, des hiboux, des tortues et des moutons. Toutes ces petites vies qui donnent du sens à la relation qu’on peut entretenir avec la mère nature. C’est tout un bestiaire qui va défiler à l’écran. Et cela renforce l’aspect fabuleux de l’histoire. 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Harry Powell tente d’apprendre de John où se trouve l’argent 

    Il est également remarquable de voir l’importance des maisons dans ce film. Celles-ci sont présentées comme en exil, en endors du monde. La maison des Harper semble d’ailleurs avoir inspiré Hitchcock pour Psycho. Elle possède une personnalité. Mais elle n’est pas la seule. La cabane de l’oncle Birdie est aussi un peu comme cela, en plus pauvre et en moins tordue. Et puis il y a le havre de paix où Rachel Cooper a recueilli les enfants. Ces maisons sont un peu à l’écart de la civilisation, c’est-à-dire de la ville et de ses tentations, mais elles n’évitent pas le crime, bien que celui-ci soit importé dans les campagnes par le sinistre prêcheur. Cette contradiction entre la ville et la campagne nourrira longtemps l’imaginaire de l’Amérique qui fut d’abord une nation de paysans. Il y a du Mark Twain en effet dans cette histoire. Sauf qu’il n’y a pas cette ironie mordante, mais il y a une forme d’optimisme qui lui ressemble un peu. Quand Harry arrive à sa sortie de prison pour tenter de récupérer le magot, il arrive par le train. Cette arrivée se fait avec des plans de coupe qui annonce la menace. Mais cette menace c’est tout autant cette crapule d’Harry que le train lui-même qui amène un progrès dont on pourrait bien se passer. 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Harry Powell s’apprête à tuer Willa 

    On a beaucoup discuté de la réalisation. Elle procède de deux caractéristiques dominantes. D’abord Charles Laughton s’inspire du muet et de Griffith en particulier – ce n’est pas un hasard si on retrouve Lillian Gish dans le rôle de Rachel Cooper. Il y a cette manière de filmer à plat avec plutôt des déplacements latéraux de la caméra. Il y a cette manie des plans larges qui donnent une allure picturale au film. je pense à ces déambulations de Rachel Cooper emmenant à sa suite les cinq enfants. La faiblesse relative du budget amène du reste à appuyer cette stylisation en usant d’effet spéciaux, comme les transparences ou les ciels étoilés manifestement des peintures sur lesquelles on a collé des étoiles et une lune. Mais paradoxalement cette pauvreté décorative aide le projet à sortir d’un réalisme étroit pour aller vers le mythe et la fable. Cela rappelle parfois les illustrés de l’ancien temps pour les enfants. A cela il faut ajouter la photo de Stanley Cortez qui magnifie les décors étriqués du film notamment quand il film l’enfermement des chambres et la monstruosité qu’elles annoncent. Le plafond est souvent l’image d’une chapelle où on devrait prier et où au contraire on y commet des meurtres. Stanley Cortez avait travaillé avec Orson Welles, donnant une allure baroque à The Magnificients Ambersons, mais il approfondira sa technique avec des films comme The Naked Kiss de Samuel Fuller[3]. Il avait été prévu sur Chinatown, mais le médiocre Polanski le vira justement pour des désaccords sur le « visuel » du film. Ici il magnifie la géométrie des décors. Son rôle est important à cause du manque de connaissances techniques de Laughton. Il a précisé plus tard le choix de la pellicule (Tri-X) qui permettait d’obtenir des noirs vraiment noirs, accentuant par là même la rareté des sources de lumière[4]. En tous les cas, des années plus tard Cortez gardait un bon souvenir de ce film et de Charles Laughton. 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Le long de la rivière, John et Pearl quémande de la nourriture 

    Les décors réels sont très peu nombreux dans le film, mais il y en a, filmé par la seconde équipe au bord de l’Ohio. Pour le reste le décorateur Hilly Brown a recréé les maisons dont nous avons parlé ci-dessus et qui ont une allure si particulière et si allégoriques dans le film. Dans la conception visuelle de ce film on peut donc dire sans se tromper que si les idées générales étaient bien de Laughton, elles n’ont pu être réalisées que par une équipe très soudée autour du projet. Charles Laughton était à l’écoute, et Stanley Cortez lui a même suggéré des éléments pour la bande son inspirée pour partie par La valse triste de Sibelius. Car la musique joue aussi un rôle singulier dans le film, elle donne du rythme à l’image plutôt que de souligner leur signification particulière. 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Harry Powell prêche chez les hobos 

    La distribution c’est d’abord Robert Mitchum dans le rôle d’Harry Powell. Ce fut pour lui un rôle marquant, même s’il s’est disputé tout le long du tournage avec Laughton, mais aussi avec le producteur Paul Gregory au point d’aller pisser sur sa voiture ! Il était rond comme une queue de pelle, du matin jusqu’au soir. Mais cela ne nuit pourtant pas à son rôle. A quelques exceptions près – je pense au moment où il se réfugie dans la grange en couinant après que Rachel Cooper lui ait tiré dessus – il reste toujours juste, alternant le côté menaçant et violent avec un aspect plus cauteleux. C’est sans doute un de ses meilleurs rôles, en tous les cas atypique. Il est curieux qu’une immense vedette comme lui en 1955 se lance dans cette aventure, mais au fond il n’était pas hostile aux expériences, il en multipliera même un certain nombre. Mais sans doute en acceptait-il le défi. On a beaucoup souligné sa performance, mais on a moins insisté sur celle de Lillian Gish, gloire du muet, qui pourtant, bien que moins présente à l’écran par la force des choses, apporte énormément à cette œuvre. A cette époque elle faisait son grand retour, et obtiendra encore malgré son âge des rôles importants notamment dans The Unforgiven de John Huston. Elle est vraiment parfaite dans ce rôle d’une vieille dame généreuse qui probablement a perdu son fils et qui se tourne vers les enfants des autres pour les accueillir et les sauver.  

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Depuis la grange où les enfants se sont réfugiés, John voit arriver Harry Powell 

    Shelley Winters qui emmerda aussi beaucoup Charles Laughton sur le tournage pour des raisons diverses et variées, est pourtant excellente dans le rôle de cette cruche faible et qui ne demande finalement à être assassinée. A la ville c’était une femme des plus énergiques, mais à l’écran elle a souvent eu des rôles de femme faible et dominée par les mâles. Elle est tout à fait étonnante en Willa, cette femme qui attend qu’on la baise ou qu’on la tue ! Malgré ses extravagances sur les plateaux, elle a toujours été une grande actrice, malgré son physique un peu juste, ou peut-être justement à cause de ça. Les enfants sont très bien aussi. John est joué par le déjà vétéran Billy Chapin qui avait du haut de ses douze ans déjà dix films au compteur, dont deux films noirs majeurs, Naked Alibi de Jerry Hopper[5] et l’excellentissime Violent Saturday de Richard Fleischer juste avant The Night of the Hunter[6]. Mais il abandonnera le métier un an après sans qu’on en connaisse les raisons. Il décédera d’un cancer des poumons en 2016 après avoir connu semble-t-il des problèmes de drogue et d’alcool. Sally Jane Bruce que tout le monde disait insupportable sur le tournage, tient pourtant tout à fait sa place. Elle avait six ans et interprétait une petite fille de 4 ans, ce qui était possible à cause de son visage rond de poupée. Elle aussi laissera tomber le métier, et deviendra enseignante. Les autres seconds rôles sont tout à fait à la hauteur. 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Rachel Cooper raconte des histoires aux enfants 

    Comme on le sait ce film fut un fiasco complet à sa sortie, la critique, y compris en France le versatile François Truffaut, n’a pas été tendre avec lui, et le public ne s’y est pas intéressé. Peut-être est-ce pour cela que Laughton abandonna l’idée de continuer à mettre en scène au cinéma. C’est dommage car il avait trouvé dès son premier film un vrai style. Mais au fil des années il a été réhabilité dans les grandes largeurs et est considéré maintenant comme un classique du film noir en particulier et du cinéma en général. Il a fait son chemin, d’abord dans les ciné-clubs et puis les rééditions en DVD et Blu ray sont aussi très nombreuses. 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Ruby est attirée par la ville et les garçons 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Rachel Cooper veille, le fusil à la main 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Rachel Cooper guide les enfants 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955 

    La qualité de la photo et de son noir profond justifie la réédition très soignée de Wild Side, d’autant que celle-ci est accompagnée d’un livret de Philippe Garnier extrêmement passionnant. C’est le genre de film qu’il faut voir plusieurs fois – peut-être en espaçant les visites – pour en retirer toute l’importance.

     

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955


    [1] En 2021 Zoe Beloff a présenté un film d’une durée d’une heure sur James Agee et justement ce scénario

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/les-mendiants-de-la-vie-beggars-of-life-william-wellman-1928-a183166896

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/police-speciale-the-naked-kiss-samuel-fuller-1964-a130421990

    [4]

    [5] http://alexandreclement.eklablog.com/alibi-meurtrier-naked-alibi-jerry-hopper-1954-a125054522

    [6] http://alexandreclement.eklablog.com/les-inconnus-dans-la-ville-violent-saturday-richard-fleischer-1955-a130454586

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  •  Alphonse Boudard, Le vin quotidien, éditions du May, 1993

    Raconter le vin n’est pas à la portée du premier venu. Sur ce thème il y avait déjà l’excellent ouvrage de Robert Giraud, Le vin des rues, paru en 1955 aux éditions Denoël, ouvrage sur lequel Boudard ne tarissait pas d’éloges. Tous les deux avaient en commun cette passion de raconter des histoires et de fréquenter les bistrots un peu partout dans Paris, ils avaient aussi le même goût pour la langue et ses formes argotiques. Mais entre les deux livres il y a presque vingt d’écart et vingt c’est beaucoup dans la transformation de la France et de Paris. Quand Boudard écrit Le vin quotidien, Paris n’est plus tout à fait Paris et on pourrait même dire que le vin a du mal à exister parce qu’il est devenu un objet de savantes discussions entre cuistres. La première impression que nous fait ce petit ouvrage, abondamment illustré, c’est d’une défense de la mémoire du vin, une sorte de livre d’histoire. Le titre renvoie au pain quotidien, puisqu’on sait que le pain et le vin sont des symboles bibliques très forts de la vie elle-même et aussi du partage et de la prospérité. Boudard qui n’était pas à l’évidence une punaisse de sacristie, connaissait tout ça. Et donc évidemment le vin existant depuis la nuit des temps, il a forcément épousé les contours de l’histoire des mœurs et des mentalités. 

    Alphonse Boudard, Le vin quotidien, éditions du May, 1993    

    Au-delà de célébrer le vin comme une forme d’hédonisme et de joie, Boudard nous parle sans le dire de sa forme marchande et de sa mise en scène qui va avec. Il va donc passer un certain temps à réfuter cette idée selon laquelle on doit boire tel vin avec le fromage ou le poisson, ou encore l’idée saugrenue pour le coup d’un vin rouge qui se boierait seulement chambré, à température ambiante. Toutes ces choses qui l'énerve à juste titre puisqu'elles reviennent à vider le vin de son sens de partage et d’amitié. Il ne va pas jusqu’à rapprocher cette critique de la mise en spectacle du vin avec la disparition progressive des bistrots. Mais on lit ça en filigrane de son petit discours. Ceci dit Alphonse Boudard n’était pas un soiffard, ni un pied de vigne, pas du genre Antoine Blondin à rouler sous la table. Il précisera d’ailleurs que sur le plan des quantités de vin qu’on peut ingurgiter, il faut à chacun connaître ses limites. On boit pour des tas de raisons. Parmi lesquelles on relèvera celle de se torcher la gueule pour atteindre un état qui vous situe au-delà de la réalité immédiate. Guy Debord écrira dans Panégiryque : « J'ai d'abord aimé, comme tout le monde, l'effet de la légère ivresse, puis très bientôt j'ai aimé ce qui est au-delà de la violente ivresse, quand on a franchi ce stade : une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps. » Dans Les fleurs du mal Baudelaire célèbre le vin sous toute ses formes dans au moins cinq poèmes, dont le fameux Le vin de l’assassin. Dans Le spleen de Paris il écrira, « Il faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. » Mais ce scepticisme n’est pas vraiment dans le caractère de Boudard.   

    Alphonse Boudard, Le vin quotidien, éditions du May, 1993   

    L’ensemble de l’ouvrage est très nostalgique, d’ailleurs l’abondante iconographie en noir et blanc ne présente aucune image moderne. Ce n’est pas un hasard puisque dès les années soixante les bistrots disparaissent, mais aussi les conditions de culture de la vigne et de la vinification. L’ouvrage est en rapport direct avec les classes populaires, le travail, mais aussi le bistrot et le vin comme loisir. Comme les Halles ont été massacrées, Bercy le sera aussi, les entreprises qui traficotaient dans le pinard seront remplacées par le très horrible ministère de l’économie, peuplé d’un ramassis de canailles. Dans les deux cas en détruisant ces deux célèbres marchés, on a détruit aussi toute la vie qui allait avec, les bistrots, les restaurants, les putes. Comme on le comprend le drame s’est noué quand on s’est mêlé d’intervenir contre l’alcool au nom de l’hygiène et de l’équilibre des comptes de la Sécurité sociale. Comme Boudard, je ne défendrais pas l’idée qu’il faille se torcher en permanence pour vivre un peu, mais plutôt cette idée qu’on combat le vin pour des raisons qui tiennent plus à la recherche d’un contrôle social que de l’hygiène. Du coup cette croisade bourgeoise contre le vin prolétaire a produit cette religion factice du vin. Comme si seulement les vins chers et chics devaient avoir droit de citer, et comme si pour boire on devait s’en tenir uniquement au mariage des goûts au cours d’un bon repas ou des fêtes familiales. Mais ce n’est pas un hasard si le vin et la manière de le boire sont plus particulièrement associés à l’esprit français. 

    Alphonse Boudard, Le vin quotidien, éditions du May, 1993   

    Lutter contre l’alcoolisme, c’est lutter contre les bistrots, les contrôler, les transformer de lieu de vie en lieu de consommation de marchandises plus ou moins frelatées. Mais en même temps le discours qui a accompagné cette contre-révolution veillait à démontrer que le bon goût était du côté de la bourgeoisie, les prolétaires n’ayant pas le palais assez fin pour consommer des grands crus et les apprécier. C’ets un peu l’histoire du Beaujolais nouveau qui est passé du statut de petit vin du petit peuple à celui du conformisme bourgeois. De même dans le temps les buveurs de rosé de Provence étaient moqués, c’était des Parisiens dont le palais n’était pas vraiment fini, mais aujourd’hui c’est une mode qui n’en finit pas de mal finir. Certes des « entrepreneurs » viticoles qui sont loin de la paysannerie, font un peu d’argent avec ça, mais c’est au détriment de la polyculture. Avec cette pseudo-hausse de la qualité du vin, justement on sort celui-ci de son quotidien, et c’est sans doute là son plus gros péché. Ces transformations dans les mœurs à propos de l’usage du vin participent finalement du contrôle social. On rappellera d’ailleurs que dans l’imaginaire bourgeois le vin est associé à la transgression, au crime, au vol, à la prostitution et au sexe. Le policer pour en faire seulement une manière d’accompagner les repas, c’est en faire une marchandise ordinaire. 

    Alphonse Boudard, Le vin quotidien, éditions du May, 1993

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  •  Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Comme Charles Laughton Alexander Mackendrick n’aura été le réalisateur que d’un seul film, et comme lui, ce sera un film noir. Certes on peut m’objecter qu’il a signé quelques autres réalisations, contrairement au réalisateur de The Night of the Hunter, mais franchement, en dehors de Sweet Smell of Success, le reste ne présente guère d’intérêt. Et puis, ce projet est d’abord un projet de la firme Hetch-Hill-Lancaster, Mackendrick n’intervint sur celui-ci qu’une fois que le montage a été finalisé. A l’origine de ce projet, il y a une nouvelle d’Ernest Lehman qui avait été publiée dans un magazine à grand tirage, Colliers, une nouvelle qui faisait partie d’une série portant sur les journalistes sans scrupules qui font tout pour atteindre la notoriété. C’est donc une de ces nouvelles qui avait été achetée pour être adaptée à l’écran. Mais les choses se compliquèrent quand Burt Lancaster voulu endosser le rôle d’Hunsecker, ce qui réclama un budget plus étendu, mais aussi un autre scénariste plus performant qu’Ernest Lehman. Pourtant ce dernier n’était pas n'importe qui, il a travaillé sur des films d’Hitchcock, notamment North by Northwest, sur Some Up There likes me de Robert Wise, et encore sur le West Side Story du même Robert Wise. Il savait donc écrire des succès. Mais on préféra engager Clifford Odets pour retravailler l’ensemble. Celui-ci était à l’époque blacklisté, mais il avait une grosse réputation notamment pour les dialogues et travaillait tout de même plus ou moins clandestinement. La trame de l’histoire qui parle d’argent et d’ambition est restée à peu près la même, c’était le reflet des obsessions ambigües de Lehman. Ces valeurs centrales de l’Amérique lui répugnaient probablement autant qu’elles l’attiraient. Des films sur la presse et son pouvoir il y en a eu des tonnes dans le cinéma américain, soit pour la présenter comme un rempart de la démocratie, soit pour en faire le parangon de la corruption et son véhicule. Dans le premier cas ça donne The Power of the Press de Frank Capra, sur un scénario de Samuel Fuller, et dans le second, The Big Clock de John Farrow, un film noir important avec Charles Laughton[1]. Mackendrick, peut-être parce qu’il est arrivé après coup sur le projet, n’a sans doute pas compris toute l’importance de son sujet, et en effet il présentait ce film comme un échec artistique, la preuve étant fournie par l’échec commercial, ce qui est un peu juste comme explication. On reviendra sur cette question. Mais en réalité ce n’est pas vraiment la presse pourrie qui est en cause ici, il s’agit plutôt de brosser un portrait de la dégénérescence de l’Amérique à travers des caractères opportunistes et lâches dont l’égoïsme conduit au crime irrémédiablement. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957  

    J.J. Hunsecker est un chroniquer à succès et craint d’un peu tout le monde. Sa sœur Susan s’étant emmourachée d’un guitariste de jazz, Il combine avec Sidney Falco pour tenter de les séparer. Falco est un agent de presse minable, toujours en train d’essayer de faire quelque argent en essayant de fourguer des publicités par l’intermédiaire d’Hunsecker. Au gré de ses rencontres, il tente même de faire chanter ceux qu’il pense pouvoir lui être utiles. Cynique, il est pourtant sous la férule de Hunsecker. Celui-ci le traite comme un paillasson, le rabroue, l’humilie en public. Falco avale à peu près tout, et il va agir en deux temps, d’abord il va faire passer une annonce malveillante, prétendant que Dallas se drogue. Il utilise pour cela un autre chroniqueur à qui il prête sa maîtresse pour un petit moment. Cette manœuvre misérable va arriver à ses fins. Dallas et l’orchestre sont renvoyés. Mais Hunsecker fait mine de vouloir lui sauver la mise. Au cours d’une explication orageuse, Hunsecker arrive à déstabiliser sa sœur et Dallas, le musicien. Mais celui-ci affronte Hunsecker et l’humilie à son tour. Susan qui ne veut pas affronter son frère, accepte de se séparer de son guitariste. Mais Hunsecker ne veut pas en rester là. Il dit vouloir détruire Dallas. Falco refuse de le suivre, lui disant qu’ils en ont assez fait puisqu’ils ont obtenu cette séparation. Hunsecker s’entête et propose à Falco de lui céder sa rubrique pendant les vacances contre ce service. Il va donc mettre des cigarettes de marijuana dans la poche du manteau de Dallas afin que les flics puissent l’arrêter. Ça fonctionne, mais Falco se saoule, puis il reçoit un coup de fil qu’il croit être d’Hunsecker. Il se rend chez lui et trouve Susan en petite tenue qui fait une tentative de suicide en voulant se jeter du balcon. Il l’en empêche, mais sur ces entrefaites Hunsecker arrive et gifle Falco car il pense qu’il a voulu abuser de sa sœur. Il le chasse et téléphone à Kello pour que celui-ci l’embarque à la place de Dallas. Mais Susan est décidée à le quitter pour toujours. On verra à la fin Kello et son partenaire ramasser Falco après l’avoir frappé, puis Susan qui s’en va. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Falco se fait virer par Dallas

    Ce qui domine dans ce film noir sans meurtre finalement c’est une exceptionnelle violence, sans doute parce qu’elle est plus verbale que physique, ce qui justifie l’apparente théâtralité du film. On a l’impression d’une lutte à mort entre les différents protagonistes, et si au premier abord Hunsecker et Falco sont liés pour détruire Dallas, on comprend qu’ils se haïssent et que le chroniqueur à succès se méfie comme de la peste de l’attaché de presse qui rêve au fond de prendre sa place. Dans ce petit milieu des semi-intellectuels qui font profession de vendre du papier ou des idées pour manipuler le public, tout le monde se déteste. Le film est entièrement construit sur cette relation improbable entre deux canailles. Certes ils évoluent dans un milieu difficile, mais ils renforcent la dureté initiale de ce milieu justement par leur volonté de réussir à tout prix à travers des épreuves de force. Ils ne sont ni recommandables, ni fiables. Mais tout cela ne suffit pas à réduire le film. En effet Falco et Hunsecker entretiennent des relations troubles, à la fois de père à fils et en même temps homosexuelles. Si Falco, aux traits un peu féminins, s’affiche volontiers avec des femmes, le plus souvent vulgaires et niaises, Hunsecker qui représente une force virile, lui, semble peu intéressé par elles. Sauf évidemment par sa sœur qu’il prétend protéger. Et là il dévoile ses tendances incestueuses qui sont le prolongement de sa volonté de s’approprier l’âme de tous ceux qui l’entourent. Cet aspect est intéressant parce qu’en poursuivant Dallas de sa haine, Hunsecker montre ses faiblesses et se détruit lui-même. Alors qu’il se présente comme un homme froid et calculateur, son attachement maladif à sa jeune sœur le rend déraisonnable et fragile. Quand, à la fin, Falco refuse de le suivre dans son délire, c’est finalement lui qui se révèle paradoxalement le plus fort. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Falco n’a rien de précis à ramener à Hunsecker 

    Comme nous le voyons, ces épreuves de force poussent les uns et les autres à se révéler tels qu’ils sont au-delà des masques. Dans cette fable sur le pouvoir, il n’y a que des imbéciles et des lâches, ou des corrompus. Si le milieu d’une certaine presse à scandale est brossé au vitriol, les autres institutions en prennent tout autant pour leur grade. A commencer par la police new-yorkaise qui fait la sale besogne pour un homme qui représente d’abord le pouvoir de l’argent, soit le capitalisme. Ce qui était une obsession d’Odets le scénariste qui avait eu des sanglantes démêlées avec l’HUAC et la police. Le plus évident du film est la bassesse de Falco qui se parodie lui-même en s’empressant de prévenir les désirs de Hunsecker. Par exemple quand celui-ci affronte Dallas et sa propre sœur, il en rajoute, et tend obséquieusement la flamme de son briquet à celui qu’il reconnaît comme son maître. Cette soumission est présentée d’ailleurs comme une sorte de désir féminin chez ce jeune homme ambitieux. C’est un aspect rarement souligné de ce film, il y a une guerre latente des sexes. Les femmes sont presque toutes dominées et même si elles en souffrent, elles ne font rien pour se sortir de cette situation. L’exemple type c’est Rita, la marchande de cigarettes, qui se laisse vendre par Falco comme une pute à deux dollars. Mais la sœur de Hunsecker est faite du même bois. Elle mettra un temps infini à réagir, et quand elle le fera ce sera d’une manière sournoise et tordue. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Les flics à la solde d’Hunsecker moquent Falco 

    Bien entendu c’est aussi un film sur la séduction qui est ici présentée comme l’arme des faibles. Hunsecker ne cherche pas à séduire, il se croit bien trop fort pour cela, il impose ses points de vue d’une façon violente. Mais Falco ne possède pas ce pouvoir brutal, il sourit, il ruse, il s’aplatit pour séduire le maître qu’il s’est donné. Faible avec les forts, fort avec les faibles, il tente lui aussi d’écraser ce qui passe à sa portée, Rita, Dallas, dans un mimétisme évident. Seul Dallas le guitariste de jazz apparaît comme intègre, même s’il n’a pas beaucoup de moyens pour se défendre. Son propre manager est d’ailleurs près à le vendre pour pouvoir continuer son business. Mais l’entêtement du musicien apparaît un peu faux quand on comprend l’indétermination de Susan. Ils apparaissent alors comme un couple complètement asymétrique, tant la jeune sœur de Hunsecker est contaminée par le pouvoir sournois de son frère. Ce qui nous amène à douter jusqu’à la fin de sa détermination amoureuse. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Falco maquereaute Rita auprès d’Elwell 

    Tous ceux qui ont commenté ce film ont souligné l’importance de la ville et plus particulièrement de Manhattan. C’est évidemment pour faire sortir la logique prédatrice de Hunsecker et de Falco de la simple détermination individuelle. C’est une nouvelle façon de présenter la corruption de la grande ville. Et donc quand le grand James Wong Howe filme merveilleusement les rues de Manhattan de nuit comme de jour, ce n’est pas seulement pour aérer un film dont l’essentiel se passe dans les endroits fermés, les clubs, les appartements, la boîte de jazz, c’est pour faire de New York un personnage à part entière. Les rues sont filmées souvent avec des contre-plongées histoire de faire voir Manhattan entouré, cerné de gratte-ciels. D’ailleurs très souvent les angles choisis pour les extérieurs offrent des solutions plongeantes. Comme quand Falco affronte les policiers véreux. En filmant la foule et le mouvement de la rue, James Wong Howe filme le chaos. Quand la ville se vide, au petit matin, sans doute, on verra Falco se faire ramasser par la police au milieu des papiers gras que le vent emporte, le tout filmé dans l’éloignement, comme si Falco disparaissait avec les ordures qui s’envolent. Le talent de James Wong Howe n’est pas au service de la mise en scène, il en est partie prenante. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille minimiser le savoir-faire de Mackendrick. Même si celui-ci n’a pas réussi grand-chose en dehors de ce film, Sweet Smell of Success prouve qu’il avait tout de même du talent. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Falco essaie de prendre connaissance de la chronique d’Hunsecker 

    Il y a une grande vivacité dans le découpage des plans, mais aussi dans les déplacements de la caméra. C’est visible dans les rues, mais aussi quand Falco se rend au journal qui publie la chronique de Hunsecker. Comme je l’ai dit, c’est un film où les dialogues sont importants, les mots sont des armes, et il faut bien du talent pour faire en sorte qu’ils ne deviennent pas ennuyeux. Le clou de ces affrontements c’est sans doute la réunion entre Dallas, Hunsecker, sa sœur et Falco pour sensément apaiser les tensions et négocier une sorte de trêve. Cette scène est d’une extrême violence, oppressante, les mots fusant comme des flèches, déstabilisant physiquement Dallas et Susan. Cette scène tient bien sûr sur la précision des dialogues, sur le talent des acteurs – Burt Lancaster est exceptionnel ici – mais également sur la modification du choix des angles de prises de vue qui appuient la bataille entre Hunsecker et Dallas. La fin de cet affrontement voit d’ailleurs le guitariste l’emporter moralement et presque verbalement, atteignant au plus profond le noyau du chroniquer. Ce qui nous fera comprendre pourquoi celui-ci va vouloir le détruire. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Sous prétexte d’arranger les choses Hunsecker passe Dallas et Susan à la moulinette 

    Le club de jazz et la musique, excellente, jouent un rôle décisif. On voit à l’écran en effet le groupe de Chico Hamilton, le batteur dans le film. C’était un groupe important qui nous disait-on avait fait progresser le jazz en lui donnant des lettres de noblesse et des formes orchestrales inattendues, comme cette manie de faire participer un violoncelle. Le choix de cet ensemble n’est pas fortuit, il inscrit le film dans une volonté de modernisation des arts en général. C’est une ode au progrès, comme si les critiques de la corruption y participaient aussi. La vision est assez juste. Sauf évidemment qu’à cette époque de nombreux musiciens de jazz se droguaient et pas seulement en fumant de la marijuana. Ça se piquait à tour de bras et les overdoses étaient assez nombreuses. Mais je suppose qu’un film ne pouvait pas projeter une telle dégénérescence, seul Otto Preminger l’avait fait avec The Man with Golden Arm, ce qui lui avait valu quelques difficultés avec la censure[2]. En outre, il fallait conserver à Dallas cette aura de pureté qui justifiait non seulement son combat, mais aussi le rôle de l’artiste dans la cité comme une façon de contrebalancer le chaos. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957 

    Falco affronte de loin et verbalement Kello et son partenaire 

    Le duo d’acteurs entre Tony Curtis et Burt Lancaster est un des clous de ce film. Beaucoup de chroniqueurs ont trouvé Tony Curtis au-dessus du lot. Il est effectivement très bon. Il s’est battu pour avoir le rôle, sans doute pour sortir de ce qu’il faisait avant, à jouer les bons garçons et les séducteurs. Il est flamboyant et il est plus souvent que Burt Lancaster à l’écran, il est le pivot du film. C’est sans doute un des meilleurs rôles de Tony Curtis, il le savait, mais il y en a eu beaucoup d’autres. Cependant Lancaster est exceptionnel et n’a pas besoin de beaucoup de place pour faire éclater toute l’étendue de son registre. Il est particulièrement bon dans la grande scène d’explication quand il se transforme, passant d’un ton protecteur et apaisant, à une menace physique de plus en plus directe. Il dégage une puissance terrifiante. Dans ce film il porte des lunettes qui le vieillissent, il n’avait pourtant que 44 ans. La légende voudrait que ce soit Alexander Mackendrick qui lui ait imposé ses lunettes pour assombrir son visage et jouer des reflets sur son visage. Mais je doute que Mackendrick ait été capable d’imposer quoi que ce soit à un homme aussi entêté que Burt Lancaster, d’autant que celui-ci était le producteur du film. L’acteur était à cette époque au sommet de sa gloire et peut-être de son jeu. Il aimait beaucoup casser son image de beau garçon à la puissance athlétique, alternant les films d’action et les sujets plus profonds. Il venait d’ailleurs de terminer Gunfight at O.K. Corral qui avait été un immense succès planétaire. Il avait aussi tourné un peu auparavant Trapeze, un autre succès, film où il avait pour la première fois Tony Curtis comme partenaire, et il l’avait apprécié. Burt Lancaster démontre le pouvoir fascinant et factice de la parole. Il récidivera en 1960 dans Elmer Gantry de Richard Brooks, film pour lequel il obtiendra l’Oscar du meilleur acteur en 1961. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Falco rattrape Susan alors qu’elle tente de se suicider 

    Le reste de la distribution est beaucoup moins remarquable. Susan Harrison incarne la sœur d’Hunsecker. Elle est tout d’abord effacée, mais c’est le rôle qui veut ça. Puis à la fin, elle se déchaîne littéralement contre Falco et contre son frère. La légende veut que ce soit elle qui ait suggéré le suicide par défénestration. Et en effet, il avait fait une tentative de suicide de ce type quelques mois avant le tournage. C’est une actrice qui n’a pas fait grand-chose par la suite, il semble qu’elle ait tourné hippie, se désintéressant du cinéma, jouant un peu au théâtre. Martin Milner est Dallas, le guitariste, il est carré suffisamment pour donner de la crédibilité à son rôle. Lui non plus n’a pas fait carrière. Mais il est bien. Les seconds tôles sont très intéressants aussi. Barbara Nichols est tout à fait pathétique dans le rôle de Rita, cette fille un peu pute qui voudrait bien se sortir de ce système. Elle était abonnée à ce genre. Il y a ensuite le remarquable Emile Meyer dans le rôle du flic pourri et ricanant Kello. Je me demande si ce n'est pas lui qui est le modèle du Dudley Smith de James Ellroy.et puis il y a Sam Levene dans le rôle du cauteleux D’Angelo, petit manager qui veut à tout prix éviter les histoires. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Susie quitte son frère 

    Comme on le sait le film à sa sortie n’a pas eu le succès escompté, ni sur le plan critique, ni sur le plan commercial. Mais avant de devenir un film culte, il avait tout de même rapporté plus de 2 millions de dollars. Si ce fut un fiasco commercial, c’est dû pour une grande partie au fait que la production Hecht-Hill-Lancaster n’a pas su maitriser le budget. Ce film précipitera d’ailleurs sa faillite. Mais au fil du temps il trouvera son chemin et sera réévalué à la hausse, c’est un grand film noir, sans conteste. On est surpris de la cécité pour ne pas dire plus des critiques comme François Truffaut qui en France aussi ont été incapables d’en comprendre l’importance.  

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Les flics ont ramassé Falco et vont le trainer en prison 

     

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

     

    C’est le genre de film qu’on aime revoir et donc conserver, on conseillera l’édition Blu ray de Wild Side pour au moins deux bonnes raisons, d’abord pour l’exceptionnelle qualité de la photo de James Wong How, et ensuite le livre qui accompagne l’édition collector, signé Philippe Garnier, texte repris dans Génériques, le tome 2 chez The Jokers. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957 



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/la-grande-horloge-the-big-clock-john-farrow-1948-a154721388

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/l-homme-au-bras-d-or-the-man-with-golden-arm-otto-preminger-1955-a154721134

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  • Bonne année 2023

    Bonne et heureuse année à tous nos amis !

    Et même aux autres qui ne me lisent pas !

    Que 2023 soit un peu moins morose et sinistre que cette année 2022 qui vient de s'achever !

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