• The Irishman, Martin Scorsese, 2019

     The Irishman, Martin Scorsese, 2019

    Avec un budget de près de 160 millions $ pour un film qui ne passera sans doute jamais dans les salles, cela peut paraître extrêmement cher. Le fait que ce soit diffusé par Netflix – que Martin Scorsese adore remercier – ne sera probablement pas rentabilisé. Mais cela pose le problème délicat de savoir si le but ultime n’est pas pour Netflix de tuer définitivement les salles, tendant à obliger ceux qui veulent voir les réalisations de « grands » metteurs en scène à s’abonner au réseau et donc de devenir captif de lui. Il y aurait environ 150 millions d’abonnés à Netflix dans le monde, et 6 millions en France. Beaucoup ont présenté le film de Scorsese comme un film testamentaire. C’est en effet une manière d’enterrer le cinéma ! Inutile de dire que la critique a été dithyrambique comme pour n’importe quel film de Scorsese, et surtout s’il s’agit de mafia et de gangsters. J’avais revu il n’y a guère The departed que j’avais modérément apprécié mais auquel je reconnaissais de belles qualités sur le plan technique[1]. Et bien qu’ayant des appréhensions sur le projet The Irishman, je me suis dit que peut-être il y allait y avoir quelque chose d’intéressant.

    Le film tel qu’il est diffusé sur Netflix est très long, environ trois heures et demi. Et encore de nombreuses scènes ont été coupées au montage. Ce film s’inscrit dans la saga mafieuse de Scorsese, inaugurée en 1973 avec Mean streets. Elle se continua en 1990 avec The goodfellas, puis en 1995 avec Casino. C’est donc le quatrième épisode et probablement le dernier. Ces quatre films ont été tournés avec Robert de Niro, et souvent à son initiative. C’est en effet l’acteur qui avait amené à Martin Scorsese les projets de The goodfellas et de Casino. A la base c’était aussi deux ouvrages de Nicholas Pileggi. Cette saga est donc bien plus qu’une série de films de Martin Scorsese, c’est le fruit de la collaboration avec Robert de Niro. Il est vrai que c’est bien avec Robert de Niro que Martin Scorsese a pu donner le meilleur de lui-même. Ils se retrouve donc ici avec un projet lourd, couteux et ambitieux. Deux craintes pourtant s’étaient manifestées, d’abord l’âge du réalisateur et des acteurs principaux qui vont tous vers les quatre-vingts ans. Ensuite, le fait que le film soit basé sur le livre de Charles Brandt qui est considéré un peu comme une farce, loin de la réalité, par les spécialistes de la question qui ont mis en doute l’idée que Frank Sheeran ait bien assassiné Jimmy Hoffa. Parmi les allégations farfelues de Sheeran qui ont discrédité ses « révélations », il y a le fait que ce serait Hoffa et la mafia des syndicats qui aurait organisé l’assassinat de John Kennedy. S’il semble bien qu’Hoffa ait été assassiné pour des conflits internes qu’il avait avec le syndicat des camionneurs, rien ne prouve que Sheeran s’en soit chargé. 

    The Irishman, Martin Scorsese, 2019 

    Les spécialistes de l’histoire de la mafia pensent que Sheeran n’avait pas une place assez élevée dans la hiérarchie pour qu’il soit chargé de cette exécution. C’est jusqu’au titre du livre de Charles Brandt qui est contesté, I heard you paint houses – J’ai entendu dire que tu peignais des maisons. Une manière codée de parler pour annoncer des meurtres à réaliser. Là encore les spécialistes américains de la mafia disent qu’ils n’ont jamais entendu cette expression. De même il n’est guère probable que Sheeran ait assassiné Gallo, pour ce meurtre, il est prouvé que les tireurs étaient quatre, et un tueur de la mafia, Di Biase, a d’ailleurs été condamné pour ce meurtre. Le FBI a tenté de vérifier les allégations de Sheeran, mais en pure perte. Au contraire ils ont montré que les traces d’ADN recueillies sur le lieu du meurtre ne correspondaient en rien à Sheeran[2]. Comme on le voit le livre de Charles Brandt est considéré comme très douteux. Le livre ayant été publié après la mort de Sheeran accroît un peu plus la suspicion. Pour Dan Moldea qui a fait des recherches sur la mort de Jimmy Hoffa[3] Sheeran était avant tout un menteur pathologique. Martin Scorsese et son scénariste Steve Zaillian ne pouvaient pas ignorer les critiques qui avaient été adressées à cet ouvrage. Alors pourquoi s’en inspirer ? Pourquoi ne pas concocter un scénario original sans citer de noms réels. C’est ce qu’avait fait de fort belle manière Mario Puzo pour The godfather. L’ennui c’est que Scorsese a toujours eu la prétention de dégonfler le mythe des mafieux glamour à la Coppola. Mais enfin, si le film est bon, on peut ne pas trop être tatillon sur la vérité documentaire du produit. 

    The Irishman, Martin Scorsese, 2019 

    Sheeran conducteur de camion, détourne de la viande 

    Cela commence dans une sorte de maison de retraite où Sheeran est en train de finir sa vie, et il va la raconter. Il part d’une ballade en voiture avec Russell Bufalino et leur femme respective. Le but de cette virée est de collecter des fonds et d’aller ensuite à un mariage. Sheeran a rencontré Russell presque par hasard lors d’une panne. Cette rencontre va le propulser vers le syndicat des camionneurs où il va s’occuper de basses besognes, puis il va devenir le garde du corps de Hoffa. Mais Hoffa est en conflit avec tout le monde. Il tente de garder la haute main sur les fonds de pensions du syndicat, il va cependant être obligé de laisser sa place parce qu’il va en prison, poursuivi qu’il est par Robert Kennedy, nouveau ministre de la justice. Sheeran fait le ménage et tue Joe Gallo devenu incontrôlable. A sa sortie de prison, Hoffa tente de reprendre la main sur le syndicat, mais Provenzano ne veut pas de lui et cherche à l’éliminer. Hoffa commence à avoir peur et menace de tout déballer sur les liens de la mafia et du syndicat, mais aussi sur l’implication de la mafia dans le meurtre de Kennedy. Il est alors décidé de l’éliminer. C’est Sheeran qui en est chargé. Avec Russel il monte un plan pour laisser croire qu’il est à un mariage, mais il prend l’avion pour aller abattre Hoffa et revenir, deux complices se chargeront de la crémation. Sheeran ne sera pas inquiété pour ce meurtre, à peine interrogé, mais il va tomber pour une longue peine à cause des malversations qu’il a commis à la tête d’une section locale du syndicat. En prison il va retrouver Russel Bufalino qui est très diminué par la maladie. Libéré, Sheeran va finir sa vie dans une maison de retraite médicalisée. Son regret est que sa fille Peggy ne lui a plus jamais adressé la parole. Il prie, sans toutefois manifester des vrais remords. 

    The Irishman, Martin Scorsese, 2019 

    Il roue de coups l’épicier de son quartier qui a bousculé sa fille

    C’est sur cette trame que se construit le film. A la première vision, on peut se demander quel est le sujet. En vérité il semble que ce soit essentiellement la vieillesse dont il est question. La fin du film est pathétique, notamment lorsque Russel et Frank se retrouvent dans une prison qui ressemble à une maison de retraite, puis quand Russel n’arrive plus à se mouvoir. C’est ensuite autour de Frank d’être cloué dans un fauteuil à roulette. Il n’a que des regrets vis-à-vis de sa famille et fréquente plus souvent qu’à son tour les cimetières. La mafia et ses relations avec le syndicat des camionneurs sont seulement la toile de fond. Ne comptez pas sur ce film pour en apprendre plus sur le sujet, ce n’est pas un documentaire, même si ce sont des personnages qui ont existé qui animent l’histoire. C’est une étude de caractères. Le caractère central c’est bien sûr Sheeran, le film entier lui est dédié. Mais qui est-il ? c’est un opportuniste sans envergure qui exécute les basses besognes – à condition qu’on suive la logique du scénario. Il est présenté comme un homme simple qui ne vise qu’à protéger sa famille et à vivre largement de ses forfaits. Il trimballe le mythe selon lequel, ayant fait la guerre en Italie, Anzio notamment, il aurait pris l’habitude de tuer. C’est un thème assez fréquent dans le film noir des années quarante-cinquante, comme une explication à un comportement déviant. Le film n’interroge pas l’idée qu’il se fait de sa place dans la société. 

    The Irishman, Martin Scorsese, 2019 

    Le syndicat fête l’arrivée de Provenzano à sa tête

    Il n’a pas des relations filiales avec Russel, mais plutôt des relations de soumission. Scorsese reste volontiers ambigu sur cette dimension du personnage. De même à part le conflit qu’il a avec sa fille Peggy, on ne sait rien de sa vie familiale. Il divorce puis se remarie, comme le fait n’importe qui dans la vie moderne. Vers la fin du deuxième tiers, on a l’impression que Sheeran est sensible aux honneurs quand il accepte de recevoir un cadeau de la part d’Hoffa lors d’un banquet qui lui est dédié. Le second thème qui vient après l’étude des caractères face à la vieillesse et à la mort, c’est la vie quotidienne des gens de la mafia. On les verra donc dans des petits cafés, sans doute des cercles, fréquenter les restaurants huppés, faire du golf, traficoté dans l’arrière-boutique. On n’arrive pas vraiment à comprendre si Hoffa est une pièce rapportée du système, ou s’il en est un élément clé, d’ailleurs si tout le monde s’accorde à dire qu’Hoffa était un magouilleur et un dur, personne n’est capable de dire ce qu’il a fait vraiment, notamment sur la question des fonds de pension qui auraient servi à des prêts pour permettre à la mafia s’investir à Las Vegas. Le milieu syndical est du reste présenté très sommairement comme une bande de décervelés qui adhèrent et suivent bêtement leur chef, l’applaudissant quand on le leur demande. Montrer les mafieux comme des hommes ordinaires qui font un business particulier, c’est tout de même un peu douteux et n’implique chez Scorsese, du moins dans ce film, aucune analyse du fondement économique et éthique de cette manière de se comporter. Dans The goodfellas et dans Casino, Scorsese n’aurait pas osé. Il y a clairement une normalisation de Scorsese qui au fil du temps a adopté un point de vue de plus en plus conformiste. Certains prendront ce film comme de la nostalgie pour une époque manifestement disparue. Si la mafia existe encore, elle n’est plus aussi tonitruante, et surtout elle se fait avec des hommes et des femmes mieux éduqués, plus présentables, sauf pour ce qui concerne le trafic de drogue et les latinos qui s’en occupent. Le fait que le film se passe sur plusieurs décennies permet de revisiter cependant une Amérique en voie de disparition. Mais ça ce n’est pas propre à Scorsese, on le trouve dans presque tout le cinéma américain d’aujourd’hui. On en a parlé à propos du film de Tarantino, Once upon a time… in Hollywood. 

    The Irishman, Martin Scorsese, 2019 

    Frank règle son compte à Joe Gallo 

    C’est évidemment sur le plan de la forme que Scorsese était très attendu. La structure narrative repose sur une volonté de briser la linéarité, avec au plusieurs flash-backs emboîtés. C’est un vieux principe du film noir qu’il avait déjà exploré dans ses autres films sur la mafia. Cette structure a pour conséquence de tuer toute possibilité de suspense et de surprise, mais ça rend aussi plus problématique la réflexion sur la vieillesse et la mort qui va apparaitre sur la fin. Le grand nombre de personnages ne permet pas toujours de comprendre qui est qui, qui fait quoi. Par exemple Joe Gallo, on ne comprend pas tout à fait l’importance que lui accorde Scorsese. Techniquement il y a de belles choses. Le travelling avant de l’ouverture du film qui aboutit sur Sheeran, seul, oublié de tous, il est là comme s’il attendait qu’on l’interroge. On se met à la place de Charles Brandt en quelque sorte. Sauf que Brandt était un de ses anciens avocats. Il y a aussi une science des mouvements de foule, saisis par des mouvements d’appareil très compliqués, par exemple quand le syndicat fête l’arrivée de Provenzano a sa tête. Ou les scènes au palais de justice, moins spectaculaires, mais tout aussi efficaces. Les meurtres sont traités plus sobrement, et ils manquent certainement d’allure dans leur traitement. Scorsese dans sa volonté de ne pas s’autoparodier, se rapproche finalement du film de Coppola, The godfather, le premier, avec un peu de crasse en plus toutefois. C’est flagrant dans les scènes du tribunal. J’ai trouvé dans l’ensemble la mise en scène moins brillante que dans ses autres films. Certes il y a de belles idées, notamment la manière de filmer la prison dans des tons très pâles, comme un hôpital, avec une profondeur de champ qui parle de la liberté réelle des prisonniers. C’est tout de même un peu mou et le rythme est mal maitrisé.

    The Irishman, Martin Scorsese, 2019

    Bufalino et Tony prennent la décision d’éliminer Hoffa 

    L’interprétation souffre d’un grave handicap, celui de faire jouer des hommes relativement jeunes par des septuagénaires. Il est en effet plus facile au cinéma de vieillir un jeune acteur que de le rajeunir. Que ce soit De Niro, Pacino ou Pesci, ils ont du mal à se mouvoir. Je suppose que le rajeunissement a été obtenu par un traitement numérique des images. Une perruque ou une bonne teinture ne suffit pas, les rides ne se masquent pas si facilement. Mais ce sont les corps qui sont à la peine, on le voit dans la tenue des épaules, la difficulté à tourner la tête ou de rentrer le ventre. Pour le reste, une fois qu’on a fait abstraction de ce problème, les acteurs sont plutôt bons. C’est évidemment avant tout Robert de Niro. C’est lui qui porte le film. Pesci curieusement est très sobre en parrain fatigué et conciliant dans le rôle de Russel Bufalino. Même Pacino ne cabotine pas trop, alors que le rôle porte naturellement aux extravagances puisqu’Hoffa était comme on dit un personnage haut en couleurs, avec des crises de colère mémorables. Harvey Keitel joue le rôle d’Angelo Bruno, l’alter ego de Russel. Il fait juste de la figuration intelligente. Dans cette distribution pléthorique dominée par des acteurs très âgés, les femmes sont sacrifiées, sauf peut-être un peu Welker White dans le rôle de Josephine la femme de Jimmy Hoffa qui est très bonne. Curiosité dans le film, on trouve Jack Huston, le petit fils de John Huston dans le rôle de Robert Kennedy. Il est cependant difficile d’approuver ce choix, parce que physiquement il ne peut pas coller à ce personnage qui est beaucoup trop connu de tous. En vérité seul Joe Pesci a un physique qui le rapproche du parrain qu’il incarne.  

    The Irishman, Martin Scorsese, 2019

    Frank tue Hoffa de plusieurs balles dans le dos 

    Le résultat est donc plus que mitigé, c’est tout de même crépusculaire. Toute la première partie est assez poussive. La seconde partie est plus dynamique et moins décousue, et enfin la troisième partie est assez émouvante, avec tous ces vieux qu’on a mis au rebut et qui n’ont plus la force de rien. Certains ont trouvé ce film excellent, mais c’est parce qu’on n’ose pas dire du mal de Scorsese. Quoi qu’il fasse, il est toujours considéré comme un génie. Cependant, il faut être honnête, il y a un bon moment qu’il s’est essoufflé, même sur le plan de la maîtrise technique qui ressemble peut-être un peu trop à une démonstration qui tourne à vide. Il prépare un nouveau film avec Robert De Niro et Leonardo Di Caprio, une histoire qui se passera dans les années 1920, avec le FBI qui enquête sur des meurtres d’autochtones qui auraient découvert du pétrole sur leurs terres, d’après une histoire vraie. On verra bien s’il retrouvera sa verve d’antan. 

    The Irishman, Martin Scorsese, 2019

     En prison Frank retrouve Bufalino qui est très diminué 

    The Irishman, Martin Scorsese, 2019 

    Dans la maison de retraite médicalisée Frank prie et attend la mort

    « L’homme au chewing-gum, Manhandled, Lewis R. Foster, 1949Joker, Todd Phillips, 2019 »
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