•  La toile d’araignée, The drowning pool, Stuart Rosenberg, 1975 

    Au début des années soixante-dix, plusieurs stars de renom, Paul Newman, Steve McQueen, Barbra Streisand et Sidney Poitier, dans une volonté de s’émanciper de la tutelle des studios, créent une nouvelle entité, First artists, un peu sur le modèle de United Artists qui, avant d’être le studio qu’on connait, avait été développé pour que Charles Chaplin, David Griffith, Douglas Fairbanks et Mary Pickford, retrouvent une pleine autonomie dans la création de leurs films. En tout First Artists développera une vingtaine de projets, avec des hauts et de bas. Parmi les réussites il y aura The getaway de Sam Peckinpah, avec Steve McQueen, A star is born avec Barbra Streisand ou Straight time avec Dustin Hoffman. Mais dans l’ensemble ce ne fut pas un succès. A cette époque Paul Newman sort de deux énormes succès planétaires : The sting et The towering inferno. Il a passé la cinquantaine, s’investit dans des courses automobiles, également dans les combats politiques à la gauche du Parti démocrate. Il a un peu de mal à se renouveler. C’est dans ce contexte qu’il va choisir de réendosser la panoplie du personnage d’Harper, détective privé, qui avait été un énorme succès commercial et critique en 1966 sous la direction de Jack Smight. Il revient donc à un sujet de Ross MacDonald qui, à cette époque, est au sommet de la reconnaissance. Il est considéré comme l’héritier direct de Raymond Chandler. Né Kenneth Millar, il a créé le personnage de Lew Archer – qui deviendra Lew Harper au cinéma – un détective californien, très souvent préoccupé par des problèmes de traumatismes dans l’enfance, des enfants disparus, des familles déchirées. The drowning pool a été publié en 1950. C’est la deuxième aventure de Lew Archer. Cet ouvrage a été traduit dans une version abrégée, comme cela se faisait à l’époque, aux Presses de la Cité dans la collection Un mystère en 1954. Galleimaster le republiera en 1999 dans une traduction enfin intégrale sous le titre de Noyade en eau douce. Ross McDonald qui avait d’abord publié des ouvrages policiers sous son véritable patronyme, choisit un pseudonyme un peu passe-partout parce qu’entre temps sa femme, Margaret Millar, était devenue un auteur de romans policiers à succès. Elle est d’ailleurs considérée à juste titre comme une des plus grandes romancières américaines dans le genre noir. Si Ross Mac Donald est aujourd’hui un peu oublié en France, il bénéficie toujours outre-Atlantique d’une solide réputation. Considéré comme un des plus grands maîtres du genre, il est étudie et célébré dans les universités.

      La toile d’araignée, The drowning pool, Stuart Rosenberg, 1975

    Lew Harper est appelé en Floride par Iris Devereaux avec qui il a eu une aventure plusieurs années auparavant. Dès son arrivée, il rencontre l’hostilité de la police qui cherche à l’intimider et à savoir ce qu’il vient faire dans les Bayous. En vérité Iris pense qu’elle est victime d’un maître chanteur et que celui-ci est leur ancien chauffeur récemment congédié. Harper va le rechercher sans trop de succès, mais il va tomber sur des complications. Tout d’abord il se rend compte que la jeune fille qui l’a dragué à son arrivée n’est autre que la propre fille d’Iris, puis il va être victime d’une tentative de corruption de la part d’un très riche magnat du pétrole, Kilbourne, qui veut mettre la main sur les terres de la vieille Devereaux, une sorte de tyran domestique, très riche, qui mène tout le monde à la baguette. Quelque temps après la vieille Devereaux est assassinée. C’est évidemment Kilbourne qui est soupçonné. Alors que Harper recherche un carnet que Reavis aurait caché, il est enlevé par la femme de Kilbourne qui a avec elle des hommes de main. Elle aussi veut mettre la main sur le fameux carnet. C’est Harper qui va le trouver en cuisinant la maitresse de Reavis. Il comprend que ce carnet est très compormettant pour Kilbourne. Harper va cependant rettrouver la piste de Reavis en suivant sa sœur. Il fait semblant de l’arrêter pour le faire parler, mais ils sont interceptés sur la route par des hommes masqués qui abattent Reavis. Iris veut maintenant dissuadé Harper de continuer à enquêter. Mais celui-ci s’obstine, et il se fait enlever avec la femme de Kilbourne par celui-ci qui les enferment tous les deux dans une salle d’hydothérapie d’une asile psychiatrique désaffecté. Pour s’achapper Harper et Mavis vont remplir cette salle d’eau en espérant sortir par le toit. Mais ça ne marchera pas et ils ne devront la vie sauve qu’au retour de Kilbourne et de son garde du corps qui ouvrent la porte, laissant l’eau refluer. Kilbourne est tué. Tout semble presque revenir à la normale, mais en se rendant chez les Dévereaux, Harper apprend qu’Iris vient de se suicider. Le chef de la police Broussard est là. Harper comprend alors que celui-ci est le véritable père de Schuyler, la fille d’Iris, et il va en déduire que c’est elle qui est la meurtrière de la vieille Dévereaux et qu’elle faisait chanter sa propre mère. Désenchanté, il quittera la Floride après avoir donné de l’argent à Gretchen, la compagne malheureuse et prostituée de Reavis. 

    La toile d’araignée, The drowning pool, Stuart Rosenberg, 1975 

    Dès son arrivée, Harper se fait draguer par une fille sans doute mineure 

    L’histoire est assez embrouillée, et comme il se doit dans ce genre, elle mêle deux niveaux bien distincts, les turpitudes d’un homme très riche qui se croit au-dessus des lois, qui corrompt la police te fait assassiner des témoins gênants, et puis le destin d’une famille en voie de décomposition dont les enfants finissent par sombrer dans le crime. Par rapport à l’ouvrage de MacDonald, il y a quelques changements mineurs de noms, et surtout un dépaysement de la Californie vers la Floride ce qui ne semble guère avoir d’autre raison que de sortir du cadre un peu convenu de Los Angeles. Et bien sûr cela induira un traitement singulier des extérieurs. L’histoire datant du début des années cinquante, on est tout de même assez surpris par son côté très écologiste, d’ailleurs Ross MacDonald et sa femme Margaret Millar ont été parmi les premiers défenseur de l’environnement en le reliant directement au capitalisme prédateur. Le personnage de Kilbourne revendique d’ailleurs en un même mouvement sa cupidité et son patriotisme pour justifier de sa volonté de détruire l’environnement. Mais au-delà de cette critique directe du capitalisme, il y a aussi une attaque en règle de la famille américaine dont les enfants sont abandonnés à la turpitude de la consommation, y compris en ce qui concerne les relations sexuelles. Toute cette débauche d’énergie pour caractérisé une civilisation en perdition, laisse sans doute un peu de côté les caractère eux-mêmes, et Harper devient au fil de l’histoire de plus en plus transparent, réduit à sa seule obstination de découvrir la vérité. 

    La toile d’araignée, The drowning pool, Stuart Rosenberg, 1975

    La police bouscule un peu Harper 

    La réalisation de ce projet purement destiné à être un véhicule pour la gloire de Paul Newman a été confiée à Stuart Rosenberg. Ils feront quatre films ensemble : Cool hand Luke, WUSA, Pocket Money et The drowning pool. Seul le premier sera un énorme succès. A des titres divers les trois autres seront des échecs commerciaux et critiques. Mais Stuart Rosenberg n’est pas du tout un mauvais réalisateur, bien au contraire, et il a réussi plusieurs films dans le genre noir, comme par exemple Murder Inc.[1] ou encore The laughing policeman[2], et Cool hand Luke était aussi très réussi[3]. Mais il faut dire qu’ici son savoir-faire est assez inopérant et sombre dans l’illustration sans imagination d’une histoire de détective. Certes il y a une très bonne utilisation des décors extérieurs qui donnent une atmosphère moite à l’ensemble, une belle saisie des contrastes entre les différentes températures à l’intérieur et à l’extérieur des habitations, mais cela reste très insuffisant. Rosenberg connait son métier, et sait saisir aussi les nuances de lumière propres au film noir. Également, on portera à son crédit la scène de la salle d’hydrothérapie qui est, je crois, assez unique en son genre. Mais ce qui manque essentiellement à l’ensemble, c’est une dynamique, un rythme qui fasse autre chose qu’enregistrer la passivité d’Harper face aux agressions multiples qu’ils rencontrent. Peu de scènes marquantes donc en dehors de la salle d’hydrothérapie, si ce n’est l’attaque d’Harper et de Reavis par des hommes qui portent des masques de carnaval. Même les rencontres entre Iris et Harper restent froides, pourtant on ne peut pas dire que les deux acteurs qui les interprètent ne se connaissent pas ! Le personnage le plus intéressant peut-être, en dehors de Harper, aurait dû être le chef de la police, Broussard, un homme tourmenté par une paternité à laquelle il a renoncé, mais il n’est guère développé. Tout cela fait que le film ressemble plus à une succession de scènes de genre qu’à une histoire fortement charpentée. 

    La toile d’araignée, The drowning pool, Stuart Rosenberg, 1975 

    Iris a invité Harper à venir chez elle 

    L’interprétation est dominée évidemment par Paul Newman, présent du début à la fin. Si sa présence est toujours très forte, il est pourtant un cran en dessous de son talent. Il se laisse aller un peu trop à présenter un détective cool autant que désenchanté. Joanne Woodward, son épouse dans la vie réelle, incarne d’une manière assez morne Iris. Elle est pourtant une très bonne actrice, mais elle n’a pas l’air de trop croire à son rôle. Et il est vrai qu’elle n’a pas l’occasion de développer l’ensemble des tourments qui la traverse. Mais cela vient surtout de la manière dont son rôle a été écrit. Elle est sensée retrouver un homme, Harper, qu’elle a beaucoup aimé, mais quand elle le rencontre à nouveau, il ne se passe rien du tout. Mélanie Griffith était alors toute jeune, elle avait à peine 18 ans. Pourtant elle est excellente dans le rôle de l’ambigüe Schuyler, mi-ange, mi-démon, jouant de l’attrait sexuel qu’elle peut exercer sur des hommes plus âgés qu’elle. Les rôles plus secondaires sont aussi très bien, comme Tony Franciosa dans celui du chef de la police Broussard, il est ici affublé d’une moustache un peu bizarre, mais cela renforce son côté un peu plouc. Il y a aussi Richard Jaeckel dans le rôle d’un policier corrompu et psychopathe. C’est un acteur toujours remarquable et trop négligé. Murray Hamilton incarne le fortuné Kilbourne, avec suffisamment de matoiserie pour rendre ce personnage brutal et cynique très présent et très juste. Gay Strickland  dont c’est ici une des rares apparition au cinéma, est plus anodine.

     La toile d’araignée, The drowning pool, Stuart Rosenberg, 1975 

    Des hommes masqués vont tuer Reavis 

    Malgré un budget confortable, et une histoire plutôt solide, Paul Newman ne renouvellera pas le succès de Harper. C’est même l’échec commercial de ce film qui le conduira à se retirer de First artists. Plusieurs décennies ont passé, mais le temps n’a pas arrangé l’opinion qu’on avait sur ce film. On a l’impression que l’équipe a choisi la facilité sur tous les plans. L’absence de surprise est au rendez-vous aussi bien en ce qui concerne l’intrigue qu’en ce qui concerne la mise en scène. Mais ne soyons pas si sévère, il serait erroné de dire cependant que ce film est ennuyeux, il fera passer un bon moment, et on sera toujours content de revoir Paul Newman. D’un point de vue historique, il se situe à la fin du mouvement revival en ce qui concerne le film de détective, avec des réalisations comme Night moves d’Arthur Penn qui date de 1975 et avec encore Mélanie Griffith, comme un chant du cygne d’un genre qui a beaucoup donné. 

    La toile d’araignée, The drowning pool, Stuart Rosenberg, 1975 

    Harper tente de défendre son prisonnier

    La toile d’araignée, The drowning pool, Stuart Rosenberg, 1975 

    En voulant s’échapper de leur prison, Harper et Mavis risquent de périr noyés



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/crime-societe-anonyme-murder-inc-stuart-rosenberg-1960-a114844704 

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/le-flic-ricanant-the-laughing-policeman-stuart-rosenberg-1973-a126049536 

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/luke-la-main-froide-cool-hand-luke-stuart-rosenberg-1967-a130955764 

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  •  La mort n’était pas au rendez-vous, Conflict, Curtis Bernhardt, 1945

    Regardé comme un classique du film noir, Conflict pose pourtant de nombreux problèmes de classification dans le genre. Le scénario est basé sur une histoire de Robert Siodmak, le maître du genre. Et donc à ce titre il oblige au détour. C’est Warner Bros qui produit, avec Humphrey Bogart au sommet de sa gloire, en plein développement du film noir, bien qu’à cette époque le terme n’existât point encore, surtout aux Etats-Unis ! 

    La mort n’était pas au rendez-vous, Conflict, Curtis Bernhardt, 1945 

    Richard Mason est immobilisé suite à son accident de voiture 

    Richard Mason vit une relation conjugale pénible. Il rêve de se séparer de sa femme Kathryn et d’épouser sa belle-sœur Evelyn ! Le jour du cinquième anniversaire de mariage, ils ont une violente dispute, mais ils la font taire pour aller fêter ça avec leurs amis. Ceux-ci ne semblent se douter de rien, et soulignent à l’envie combien leur couple est exemplaire. En revenant à leur maison, Richard, Evelyn et Kathryn ont un accident. La jambe de Richard est cassée. Il va cependant simuler une forme d’infirmité qui laisse croire qu’il ne peut se déplacer. Cela va lui permettre d’organiser un crime parfait. Sa femme devant partir pour leur maison de campagne dans les montagnes, Richard va l’assassiner froidement, il poussera sa voiture dans un précipice, espérant que le corps sera découvert tardivement. Revenu chez lui, il reçoit ses collaborateurs, et se montre inquiet de l’absence de nouvelles de Kathryn. Finalement il décide de prévenir la police. Mais la police tarde à retrouver le corps et la voiture de Kathryn. Entre temps Evelyn vient porter son secours à Richard. Peu après celui-là lui déclare sa flamme, mais Evelyn est très réticente à s’engager, sachant qu’on ne sait pas vraiment ce qu’est devenu sa sœur. Et ce d’autant qu’elle est courtisée par un jeune psychiatre plein d’avenir. Cependant, Richard commence à percevoir certaines manifestations de la présence de Kathryn, d’abord on a trouvé une bague qui appartenait à celle-ci dans la poche d’un pickpocket. Et puis d’autres objets réapparaissent dans la maison, l’alliance, un mouchoir. Richard presse la police d’intervenir et de suivre cette piste qui laisserait entendre que Kathryn est vivante. Entre temps, il comprend qu’Evelyn n’est pas prête à le suivre dans une liaison, et il encourage le jeune psychiatre à persévérer. Peu à peu le piège se referme, alors qu’il croie voir Kathryn dans la rue, il la suit, mais n’aboutit qu’à un appartement vide. Décidant de se rendre sur les lieux de son crime, il sera piégé en réalité par la police. Kathryn était bel et bien décédée, mais c’est le docteur Hamilton – un ami du couple – qui a construit ce piège pour qu’il avoue son crime. 

    La mort n’était pas au rendez-vous, Conflict, Curtis Bernhardt, 1945 

    La police n’a aucune trace de Kathryn

    Une telle histoire ne tient évidemment pas debout. Il faut être particulièrement complaisant pour adhérer un seul moment à la logique de celle-ci. Non seulement il est exclu que la police monte un piège de longue durée aussi compliqué, mais en outre, le simple fait que Richard se rende sur les lieux du crime n’est pas une preuve suffisante de culpabilité. C’est le premier problème qu’on va rencontrer : la seconde partie de l’intrigue est plutôt digne d’un raisonnement à la Agatha Christie que d’une histoire à la Chandler. Cette complication incongrue fait que le film se tient à mi-chemin entre le film noir et le film à énigme. Ce mélange de genres engendre une grande dispersion thématique. Quel est le sujet ? Une critique du mariage ? L’attrait de Richard, un homme murissant, pour une jeune fille qu’il trouve pure ? On ne sait pas trop. Il n’est guère explicité pourquoi le divorce serait impossible. Certes on voit bien que les deux époux se livrent à des grimaces pour respecter en public des conventions sociales dépassées, mais même en 1945, le divorce était une pratique courante surtout dans les classes élevées. Heureusement il y autre chose. Le personnage le plus intéressant et le plus ambigu est le docteur Hamilton, une espèce de gros tas, un vieux célibataire, qui semble être amoureux de Kathryn et qui semble aussi souhaiter la mort de ce couple qu’il trouve un peu trop parfait. Si l’attitude de Richard est criminelle quoique compréhensible, celle du docteur Hamilton semble ressortir de la méchanceté gratuite : il se venge du mauvais sort que lui a fait la vie sur Richard justement. Evelyn n’est pas très claire non plus, elle semble attirée par Richard, mais elle renonce parce que ce n’est pas convenable et elle se retournera sans doute vers le jeune psychiatre Norman qui rêve d’en faire seulement une femme au foyer pour l’aider à gérer sa carrière. Dans sa demande en mariage, il ne parle pas au nom de l’amour, mais au nom de la nécessité qu’il y a à avoir une épouse qui lui tienne son ménage et lui fasse des enfants ! Au moins Richard agit au nom d’une certaine idée de l’amour. C’est sans doute pour ça que quand on oppose la niaiserie du jeune Norman à la démarche de Richard, on est très déçu qu’il se fasse attraper. Mais étant désigné comme le criminel, il n’est pas question qu’il passe au travers. 

    La mort n’était pas au rendez-vous, Conflict, Curtis Bernhardt, 1945 

    Evelyn tente de remonter le moral à Richard 

    Ces hésitations scénaristiques entraînent des difficultés pour la réalisation. Certes Curtis Bernhardt est un des maîtres du film noir de la période classique, et il maîtrise tout à fait les codes visuels du genre, quoi qu’il ne soit pas très aidé par la photographie de Merritt Gerstad. C’est une œuvre de studio, ce qui nécessairement donne un caractère un peu étouffé à l’ensemble. Le brouillard qui préside à l’assassinat de Kathryn puis au piège qui se referme sur Richard, permet ainsi d’économiser des frais de décor, mais n’en masque pas la pauvreté. Cet aspect fait assez démodé. L’ensemble de la mise en scène n’est pas très fluide. Toute la première partie manque de rythme. La deuxième est bien plus alerte parce qu’on se demande bien qu’est-ce qui peut se passer : Kathryn est-elle vraiment morte ? il va se passer beaucoup de choses, peut-être trop d’ailleurs. L’ensemble est assez besogneux et manque singulièrement de conviction. Comme si Bernhardt se désintéressait de l’histoire et misait tout sur le charisme des grands noms qu’il a réuni. Sur le plan visuel, quelques scènes ressortent du lot cependant, notamment la double visite de Richard à la boutique du prêteur sur gages, ou encore la visite de l’appartement vide à la recherche de Kathryn. 

    La mort n’était pas au rendez-vous, Conflict, Curtis Bernhardt, 1945 

    Richard signale à la police d’étranges événements 

    La distribution est évidemment centrée sur Humphrey Bogart. Il est toutefois ici un peu à contre-emploi et se retrouve être rapidement dépassé par un rôle où il ne contrôle plus rien. Son caractère tranchant s’est éparpillé entre un Richard amoureux qui abandonne trop facilement la lutte avec son jeune rival, et un Richard assassin qui ne se donne pas trop la peine de réfléchir aux conséquences de ses actes. Mais Bogart, reste Bogart. Il a suffisamment de métier et de présence pour nous tenir réveillé. Sydney Greenstreet est le psychiatre tortueux qui piège Richard. C’était la cinquième fois qu’il tournait avec Bogart depuis les débuts de leur collaboration sur The maltese falcon. Il est très bon et surtout il nous convainc tout à fait de la méchanceté des obèses qui se vengent de leurs vicissitudes et de leurs déboires amoureux sur plus maigres qu’eux ! Les femmes sont très bien :  il y a d’abord l’énergique Rose Hobart dans le rôle de la sournoise Kathryn. Elle fut une actrice assez importante dans les années quarante, avant de s’orienter vers la télévision. Et puis il y a Alexis Smith dans le rôle de l’irrésolue Evelyn. Cette actrice un peu oubliée aujourd’hui a fait pourtant une très longue carrière jusqu’au début des années 90. Elle représentait la grande fille anglo-saxonne, un rien naïve. Elle est excellente ici. Elle retrouvera d’ailleurs Humphrey Bogart dans The two Mrs Carrolls. Les policiers sont bien, des habitués de ce genre de rôle. Et finalement le terne Charles Drake dans le rôle du jeune psychiatre n’est pas mal non plus puisqu’il incarne un homme plutôt faible et irrésolu. 

    La mort n’était pas au rendez-vous, Conflict, Curtis Bernhardt, 1945 

    Chez le prêteur sur gage Richard découvre le médaillon de Kathryn 

    Ce n’est ni le meilleur d’Humphrey Bogart, ni le meilleur de Curtis Bernhardt. Un film noir un peu routinier. Néanmoins il reste malgré tout encore visible ne serait-ce que pour les acteurs.  

    La mort n’était pas au rendez-vous, Conflict, Curtis Bernhardt, 1945

    Sur les lieux du crime Richard ne trouve pas trace de Kathryn 

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  • Deux ou trois choses que je sais sur Jerry Lewis 

    Jerry Lewis s’est éteint au mois d’aout 2017, et on s’est souvenu à ce moment là que c’était non seulement un grand comédien, un grand showman, mais aussi un très grand réalisateur. Ce dernier point est sans doute le moins connu. Rapidement il avait eu un succès immense avec le duo qu’il forma avec Dean Martin en 1946. Dans son travail de showman, il avait démontré qu’il maîtrisait parfaitement les mouvements de son corps, jouant de son allure dégingandée d’adolescent attardé, mais aussi qu’il était un grimacier de génie. Il était tellement célèbre dans le monde entier qu’il était devenu un personnage de bandes dessinées. D’abord avec Dean Martin, il illustra The adventures of Dean Martin and Jerry Lewis de 1952 à 1957, puis ce sont The adventures of Jerry Lewis qui prirent le relais et parurent de 1957 à 1971. Ces illustrés étaient destinés principalement aux enfants, traduites dans le monde entier, on en trouvait des adaptations en français, en italien, en japonais. Cela confirmait non seulement que dans le couple Dean Martin-Jerry Lewis, l’élément moteur était bien Jerry Lewis, mais aussi que son personnage touchait un public familial très large. Comme Chaplin dont il se considérait comme un disciple, avant lui, il a atteint l’universel. L’immense succès du duo sur scène l’amena rapidement au cinéma. C’est 1949 que Jerry Lewis devint acteur de cinéma à succès. Il tournait deux films par an en moyenne, mais il n’oubliait pas de continuer d’animer des shows dans les casinos de La Vegas et d’apparaître à la télévision. C’est aussi en 1949 que Jerry Lewis réalisateur tourna son premier film, un court métrage. En 1957, séparé de Dean Martin, il commence à produire ses propres films. Il va trouver un bon réalisateur pour le mettre en valeur, Frank Tashlin qui l’aide à affiner son personnage, à le porter au-delà des simples pitreries. Mais en 1960, il franchit le pas et devient réalisateur de ses propres histoires : c’est dès ce moment-là un auteur complet : scénariste, producteur, acteur et réalisateur.  

    Deux ou trois choses que je sais sur Jerry Lewis

    C’était un très gros travailleur, il ne semblait vivre que pour son métier, se dévouant à son public. Ce métier de réalisateur, il l’apprend en tournant. Dès son premier film, The bellboy, non seulement il avance des idées très modernes – le film est sonore, bien que quasiment muet – la mise en scène est précise et minutieuse. Bien plus imaginative et pointilleuse que celle d’Hitchcock par exemple. Le premier à s’en rendre compte c’est Robert Benayoun qui l’encense non seulement dans la revue Positif, mais dans un très bel ouvrage qui parait en 1972[1]. C’est d’ailleurs cet ouvrage qui va réveiller la critique française et qui par la suite va faire que c’est bien en France qu’on a cessé de regarder Jerry Lewis comme un simple amuseur de génie, mais aussi comme un très grand réalisateur. Sa manière de travailler était à l’époque révolutionnaire. D’abord parce qu’il tournait sous les yeux de son public. En effet il convoquait celui-ci à assister au tournage dans des gradins situés de par et d’autre du plateau. Ensuite parce qu’il contrôlait absolument tout, de la couleur aux décors, de l’habillement à la musique. Sa maîtrise devint telle qu’il fut engagé à donner des enseignements à l’University of South California à la fin des années soixante. Parmi ses élèves il y eut Stephen Spielberg et Martin Scorsese, ce qui n’est pas rien et qui témoigneront plus tard de son importance pour eux. C’est à cause de cette fréquentation que Scorsese engagera ensuite Jerry Lewis pour The king of comedy, un excellent Scorsese complètement négligé où Jerry affronte un autre monstre sacré, Robert de Niro.

      

    Une partie de ces enseignements se retrouve à la base d’un livre extraordinaire, mais trop peu connu, The total film-maker, paru en 1971, un livre que tous les apprentis réalisateurs devraient lire[2]. Parmi les films réalisés par Jerry Lewis dont la maitrise technique est absolue, il y en a quelques-uns qui atteignent la perfection, par exemple, Cinderfella en 1960, et peut être plus encore The ladies man en 1961. Dans ce dernier film Jerry se sert d’un décor unique qui est censé représenter un pensionnat de jeunes filles. La manière dont c’est filmé rappelle en plus virtuose Rear window d’Hitchcock. En effet il va se servir de longs plans séquences pour circuler entre les étages, la grue lui permettant d’atteindre tous les coins et les recoins dont il a besoin. L’invention filmique est ici constante, on verra par exemple Jerry Lewis se démultiplier dans une séquence aussi jubilatoire qu’absurde, fuyant à travers les escaliers une salle remplie de jeunes femmes. Plus encore, il mêlera aussi une vision extérieure à l’histoire, comme un double regard sur le système hollywoodien. Il y a tellement de scènes impressionnantes dans ce film qu’on ne peut pas en faire la recension. Sans doute ce film évoque la saturation et la crainte de Jerry Lewis vis-à-vis de la gent féminine qui le poursuit et qui le poursuivra toute sa vie. Et donc il les démultiplie, les fait défiler dans un ballet absurde et magnifiquement réglé.  S’il fut couvert de gloire et d’argent, Jerry Lewis n’aura pas toujours de la chance. A 34 ans, sur le plateau de Cinderfella, il aura sa première crise cardiaque. D’autres accidents suivront, ce qui explique peut-être qu’il ait atteint son apogée en tant que réalisateur avec The ladies man en 1961. En tant que réalisateur il connaitra un énorme échec avec The day the clown cried en 1972. Film qu’il fut incapable d’achever bien que ce soit un de ses projets qui lui tenait le plus à cœur. Des morceaux de ce film circulent sur Internet[3], et certains avancent qu’il serait presqu’achevé et presque visible. On connait le thème, c’est l’histoire d’un clown raté qui est déporté et qui va emmener les enfants à la chambre à gaz avec lui. Ce thème sera repris plus tard avec un énorme succès par Roberto Begnini en 1997 sous le titre de La vita e bella. Le peu qu’on en connait laisse pourtant entrevoir quelque chose d’excellent. Dans ce film il engagea aussi le grand et génial Pierre Etaix[4] qu’il considérait comme un des plus grands acteurs comiques de tous les temps… et il n’avait pas tort.  

    Deux ou trois choses que je sais sur Jerry Lewis

    Bien évidemment cette très longue carrière n’a pas été sans faux pas. En tant qu’acteur, en 1983 il tournera Retenez moi où je fais un malheur avec Michel Blanc et on le verra même dans un film de Philippe Clair, Par où t’es rentré ? On ne t’a pas vu sortir en 1984. Mais il a fait aussi des apparitions éblouissantes en tant qu’acteur dans King of comedy de Scorsese où il se retrouve en face de Robert de Niro pour se parodier lui-même. Il disait que ce rôle qui a été salué comme une performance, ne lui avait coûté aucun effort, tant il lui collait à la peau. On le retrouve aussi dans un rôle secondaire, mais très dense, aux côtés de Johnny Depp dans le film d’Emir Kusturica, Arizona dream en 1993. Là encore, sa performance fut unanimement saluée. Il joue le rôle de l’oncle Leo, qui décédera d’une crise cardiaque.  

    Deux ou trois choses que je sais sur Jerry Lewis

    Jerry Lewis a écrit aussi deux autres ouvrages : le premier, en 1982, Jerry Lewis in person est une sorte d’autobiographie, où il raconte ses origines, mais aussi ses propres difficultés face à l’antisémitisme américain qui sévissait avant-guerre dans ce pays[5]. Et puis en 2006, il publia un ouvrage sur sa relation avec Dean Martin. Il n’a pas hésité à sous-titrer cet ouvrage d’un A love story très étonnant[6]. Evidemment il n’y avait pas de relation homosexuelle entre les deux hommes qui étaient plutôt connus comme des « hommes à femmes » comme on dit. Mais il y avait certainement une relation d’amour entre deux partenaires qui s’étaient construits en même temps. Bien entendu, ils s’étaient fâchés pendant longtemps. Mais leurs retrouvailles organisées par Frank Sinatra lui-même se réalisèrent en public avec quelques larmes à la clé comme il se doit.  

    Deux ou trois choses que je sais sur Jerry Lewis

    Jerry Lewis s’en est allé, et il nous laisse un peu orphelin quelque part. Il nous reste son héritage : on peut revoir ses films autant qu’on le voudra, c’est non seulement un remède contre la morosité, mais c’est aussi une grande leçon d’humanité.



    [1] Bonjour Monsieur Lewis, Eric Losfeld, 1972.

    [2] Cet ouvrage magnifique est traduit en français sous le titre de Quand je fais du cinéma, chez Buchet-Chastel en 1972.

    [3] Voir par exemple https://www.dailymotion.com/video/x4h1f0s 

    [4] Lui aussi eu son lot de déconvenues et n’eut pas la carrière que méritait son talent.

    [5] Il a été traduit en français sous le titre de Dr Jerry et Mr Lewis, Stock, 1983.

    [6] Traduit en français en 2006 chez Flammarion.

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  • Bob le flambeur, Jean-Pierre Melville, 1955

    On considère souvent à tort qu’il s’agit là du premier film noir de Jean-Pierre Melville. Cela vient essentiellement du fait qu’il a lui-même renié son premier film noir sorti deux ans auparavant, Quand tu liras cette lettre[1] qu’il présentait comme une simple commande. Mais je ne partage pas cet avis, Quand tu liras cette lettre recèle des qualités intéressantes et doit avec le recul être considéré comme une œuvre très originale de Melville. Certes dans ce dernier film, Melville ne met en scène que des demi-sel, il n’en est pas encore aux truands flamboyants qui se donnent des allures de grands seigneurs, mais il y a un univers de l’arnaque et de la truanderie qui est bien mis en scène. Quand tu liras cette lettre aura d’ailleurs bien plus de succès que Bob le flambeur qui lui sera un vrai échec commercial. Deux hommes dans Manhattan sera encore un échec, et c’est seulement avec Léon Morin prêtre que Melville retrouvera le succès commercial, c’est à partir de ce moment-là qu’il changera sa manière de faire et utilisera des vedettes, des stars comme il disait. C’est seulement avec le temps que Bob le flambeur trouvera son statut de film noir incontournable à la française.

     

    Bob le flambeur va être tourné deux ans après Quand tu liras cette lettre. Durant ces deux années Melville hésite sur la voie qu’il veut suivre, mais aussi il aura compris le potentiel cinématographique de la pègre parisienne concentrée autour de la place Pigalle. Et puis il faut dire que durant ces deux années le roman noir a explosé en France avec des auteurs comme Albert Simonin et Auguste Le Breton qui sont portés dans la foulée à l’écran. Touchez pas au grisbi et Du rififi chez les hommes, sont de très gros succès publics. Sans doute est-ce pour cela que Melville va travailler avec Auguste Le Breton. Ce dernier connaissait très bien le milieu, il en était un membre actif, même s’il n’était pas le truand de haut vol qu’il prétendait être. Melville était fasciné par « le milieu » auquel sans doute il ne comprenait pas grand-chose puisque lui-même venait de la bourgeoisie. Et c’est cette fascination qu’il va mettre en scène. Notez que Melville avait comme Le Breton participé à la Résistance[2]. Déjà cependant la vision que Melville développe du « milieu » est assez épurée et s’éloigne, même si elle s’appuie sur des décors urbains bien réels, d’un naturalisme revendiqué.

    Bob le flambeur, Jean-Pierre Melville, 1955 

    Bob rentre chez lui dans le petit matin froid de Pigalle 

    Bob est un truand bien installé à Pigalle. Flambeur, il ne rentre chez lui qu’au petit matin. En chemin il croise la route d’une jeune fille très délurée qui semble n’avoir peur de rien. Il salue le commissaire Ledru avec qui il a tissé depuis de longues années une relation d’amitié. Chez lui, il reçoit la visite de Marc avec qui il se dispute. Plus tard il va la retrouver dans un bar où il a ses habitudes. Il lui offre à manger, la sermonne, puis il la présente à son ami, le jeune Paulo qui tout de suite flashe sur elle. Le coup de foudre semble réciproque, et bientôt Anne partage le lit de Bob avec Paulo. Marc se fait emballer par les flics pour une peccadille, et ne s’en sort qu’en promettant de devenir indicateur pour le commissaire Ledru. Bob flambe toujours autant, il entraîne Roger avec lui, sur les champs de course, et même jusqu’au casino de Deauville où il perd tout ce qu’il a. Mais pour se refaire, il a une idée qu’il tient de Jean, un ancien barbiquet qui se retrouve employé au casino. Il y a un coffre qui peut contenir jusqu’à 800 millions de francs ! Bob va monter une équipe : Roger est fort pour ouvrir les coffres. Mais il a besoin d’un financier pour acquérir le matériel et payer Jean à qui il a promis 500 000 francs, ce sera McKimmie, le propriétaire d’un haras. Pendant ce temps Anne a grimpé les échelons, et après avoir vendu des roses dans un panier en petite tenue, se retrouve entraîneuse dans un bar de nuit. Elle marque un peu de froideur, et Paulo pour se faire mousser lui raconte qu’il va réaliser le casse du siècle au casino de Deauville. Pendant que Bob et Roger recrute les autres membres de l’équipe, dont Paulo évidemment. Il commence à planifier le coup.  Anne qui fait un peu la pute, se retrouve dans le lit de Marc. Un peu bête elle lui raconte que Bob va faire le casse de Deauville. Ce que s’empresse de rapporter Marc au commissaire Ledru qui n’y croit pas trop, ou qui ne veut pas y croire. Anne est prise de remord, elle va raconter à Bob qu’elle a eu la langue trop pendue avec le fourbe Marc. Bob la gifle puis s’en va sermonner ce bourricot de Paulo qui, vexé d’avoir étalé ses faiblesses avec Anne s’en va descendre Marc, tandis que celui-ci téléphone à la police. Pendant ce temps la femme de Jean fait parler son mari et exige maintenant qu’il demande 10 millions pour les aider à faire le coup. Ne trouvant pas Bob, elle téléphone au commissaire Ledru et le dénonce. Celui-ci doit faire son devoir et réunit ses hommes pour se rendre sur Deauville. Malgré les menaces qui planent au-dessus de leur tête, la bande à Bob va tout de même faire le coup. En attendant que tout se mette en place, Bob se met à flamber et à gagner, à la roulette comme au chemin de fer ! Il rafle plusieurs dizaines de millions et en oublie qu’il doit faire le coup ! La police fonce sur Deauville, elle arrive au même moment que les hommes de Bob. Une fusillade éclate, Paulo est tué. Bob sera arrêté, mais on pense qu’il ne restera pas trop longtemps en cabane parce que finalement il n’a participé à rien puisqu’il était à une table de jeu en train de gagner de l’argent. 

    Bob le flambeur, Jean-Pierre Melville, 1955 

    La jeune Anne n’a pas froid aux yeux 

    C’est donc le premier film de Melville qui met en scène des membres du milieu parisien. Contrairement à ce qu’il a dit par la suite, l’influence d’Auguste le Breton est décisive. Celui-ci a eu un énorme succès cinématographique avec l’adaptation de deux de ses ouvrages, Du rififi chez les hommes, réalisé par Jules Dassin, et Razzia sur la chnouf, réalisé par Henri Decoin avec Jean Gabin. Avec Albert Simonin il est devenu un pilier de la Série noire. Non seulement il a écrit les dialogues, mais il a apporté sa propre vision de la truanderie. Il connaissait en effet tous les truands de la place et avait tenu pendant des années des salles de jeu. Dès à présent on trouve quelques thèmes importants que Melville déclinera au fil des années dans ses autres films noirs. Par exemple la trahison et l’amitié plus ou moins sincère entre un truand et un flic. Mais dans ce film les rôles des femmes dans la trahison est plus manifeste que par la suite. Que ce soit Anne ou la femme de Jean, elles s’immiscent dans les affaires des hommes et font tout capoter. Et puis il y a un truand vieillissant, comme Gu dans Le deuxième souffle, ou Ferchaux dans L’aîné des Ferchaux. Et ce vieux se retrouve dans l’incapacité de satisfaire ses désirs. Alors qu’Anne lui tend les bras, il décline ses avances et préfère retourner jouer. Mais ce qui intéresse Melville dans ce film et qu’il ne reprendra plus par la suite, c’est cette façon de regarder la vie quotidienne des truands, faite d’une errance entre les bars, les champs de course ou le casino. Cela se voudrait presque une étude d’un microcosme particulier avec ses mœurs spéciales et ses rituels. 

    Bob le flambeur, Jean-Pierre Melville, 1955 

    La police salue Bob 

    Ce point de vue va guider les formes de la réalisation. Il semble qu’à cette époque Melville n’avait pas tout à fait intégré l’apport des films noirs américains. Ce sera plus clair à partir du Doulos. On ne trouvera aucune stylisation des décors ou des décors extérieurs dans la manière de filmer. Le film hésite entre un naturalisme froid et une étude anthropologique. Mais il y a autre chose. La mise en scène manque de fluidité, et le montage est très heurté. Certes il y a de belles séquences, notamment le déplacement des truands la nuit, quand ils se cherchent, ou encore la manière de filmer la place Pigalle comme un village. Mais ça donne un aspect assez décousu. Un peu comme si Melville ne sait pas trop quoi faire de ce trio amoureux formé de Bob, Paulo et Anne. Il y a une certaine inventivité dans la répétition du casse, que ce soit dans la simulation des décors du casino de Deauville dans un champ, ou les essais d’ouverture du coffre avec l’amplificateur de son – sans doute une idée de Le Breton.

    Il semble donc que Melville ait d’abord voulu capitaliser sur le succès des films comme Touchez pas au grisbi ou Du rififi chez les hommes. On voit bien qu’il essaie de faire de Roger Duchêne, une vieille gloire d’avant-guerre, une sorte de nouveau jean Gabin. Bob étant sensé être un homme fort et plein d’autorité. Mais manifestement le budget n’était pas suffisant et ça se voit. Les scènes d’intérieur sont tournées rue Jenner, les décors sont pauvres et étriqués. Il s’en tire mieux quand il parcourt les rues de Pigalle. Si le personnage de Bob est assez froid et distant, l’ensemble est tout de même assez bon enfant. 

    Bob le flambeur, Jean-Pierre Melville, 1955 

     Bob a l’idée d’attaquer le casino 

    Le plus curieux de ce film est sans doute la distribution. En effet c’est Roger Duchesne qui est Bob. Or Roger Duchesne est un personnage très singulier. Ce fut un vrai bandit et un faux acteur, on le vit avant-guerre donner la réplique à Corinne Luchaire, la fille de Jean Luchaire, autre figure de la collaboration dans Prison sans barreaux de Léonide Moguy. Il purgea plusieurs années de prison pour un casse, mais il fut aussi inquiété pour sa participation à la bande de la rue Lauriston, c’est-à-dire à la Gestapo française. Il écrivit également plusieurs romans noirs dans le genre Simonin. Simonin qui fut lui aussi inquiété à la Libération pour ses activités collaborationnistes. Il était l’époux de la comédienne Yvette Lebon, autre figure de la collaboration qui fut aussi la maîtresse de Jean Luchaire[3]. Roger Duchesne fut donc mis à l’écart au moment de l’épuration des activités cinématographiques. C’est sans doute ce passé sulfureux qui va lui donner un côté assez authentique. Notez que Bob le flambeur fut le premier film auquel il participa après son purgatoire. Et on ne le verra que dans un autre film deux ans plus tard, Marchands de filles de Maurice Cloche. Evidemment sachant combien Melville était attaché à la légende de la Résistance, on peut trouver curieux qu’il choisisse d’utiliser Roger Duchesne. En tous les cas ce film fut son chant du cygne. On ne le revit plus à l’écran et il décédera en 1996, il signera quelques romans d’espionnage. En tous les cas ici il est excellent. Tout comme d’ailleurs Isabelle Corey dont c’était le premier film. Melville l’avait mise en haut de l’affiche, sans doute voulait-il la lancer comme une nouvelle vedette. Mais elle ne fera plus grand-chose par la suite, faisant une petite carrière dans des seconds rôles en Italie. Moins étonnant est Daniel Cauchy dans le rôle de Paulo. Il avait déjà tourné avec Melville dans Quand tu liras cette lettre. Mais il avait déjà l’habitude des rôles de petits voyous, il en avait déjà incarné plusieurs dans Touchez pas au grisbi, Les impures, ou encore Interdit de séjour. Il est excellent lui aussi. On retrouve dans un petit rôle Howard Vernon, déjà vu chez Melville dans le silence de la mer. Ici il est affublé d’une moustache postiche un peu ridicule pour lui donner le genre anglais. Plus convaincant sont les petits rôles tenus par Claude Cerval et Colette Fleury qui incarnent Jean et sa femme. Je ne crois pas avoir vu d’ailleurs Claude Cerval dans autre chose que des films à budget étique, et dans d’autres rôles que des canailles veules et fourbes. Une mention spéciale pour Simone Pris dans le rôle d’Yvonne, la bistrotière amoureuse de Bob. 

    Bob le flambeur, Jean-Pierre Melville, 1955 

    Les voyous attendent l’heure propice 

    Le film fut un échec commercial. Melville persista encore dans ce sens avec Deux hommes dans Manhattan qui sera d’ailleurs un nouvel échec et abandonnera ce cinéma un peu minimaliste, un peu expérimental qui plaisait tant aux critiques de la Nouvelle Vague. Il n’y a pas encore ce détachement, cette froideur qui lui permettra de renouveler le film noir à la française en profondeur. Disons-le clairement si ce n’était pas pour mieux comprendre le devenir filmique de Melville, ce film n’aurait guère d’intérêt. Si le temps l’a finalement rentabilisé, le film lui-même ne s’est pas bonifié. 

    Bob le flambeur, Jean-Pierre Melville, 1955

    Bob est arrêté à son tour



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/quand-tu-liras-cette-lettre-1953-a114844948 

    [2] Auguste le Breton avait été décoré pour faits de Résistance, et son frère avait aussi participé à la Résistance : cf. Pierre Péan et Laurent Ducastel, Jean Moulin, l’ultime mystère, Albin Michel, 2015, pp. 133-134. Sur la participation de Melville à la Résistance, voir http://museedelaresistanceenligne.org/media7804-Jean-Pierre-Melville-un-itinA

    [3] Après la guerre elle se remariera avec le producteur Natan Wachsberger, elle est décédée en 2014 à Cannes à l’âge de 103 ans.

     

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  •  Préméditation ?, André Berthomieu, 1959

    A la fin des années cinquante, les ouvrages signés Frédéric Dard rapportaient plus d’argent que ceux signés San-Antonio. Non seulement les tirages étaient tout aussi élevés, mais la plupart de ces romans publiés dans la collection Spécial police faisaient l’objet d’adaptations cinématographiques et donc Frédéric Dard était payé pour le sujet, mais aussi pour le scénario et les dialogues. En 1958, Frédéric Dard avait écrit un scénario, En légitime défense, pour André Berthomieu, il en avait tiré un ouvrage qu’il signa pour des raisons obscures du nom du réalisateur[1]. Berthomieu qui avait commencé sa carrière avant-guerre, était plutôt spécialisé dans les comédies légères, avec Bourvil, Luis Mariano ou Jean Richard. Il avait assez de succès. En légitime défense, tourné en 1958, reçut un accueil mitigé, mais c’était un film à petit budget et donc il fut suffisamment rémunérateur. Préméditation ? est l’ultime production de Berthomieu, il décédera juste après. C’est un film qui détonne dans sa filmographie. Le support de cette œuvre est un roman noir de Frédéric Dard, sans doute un des meilleurs de ces romans de la nuit.  

      Préméditation ?, André Berthomieu, 1959

    Bernard Sommet a assassiné sa femme et son ami Stéphane, prétendant qu’il les aurait surpris en revenant inopinément d’un voyage avorté à Angers. Le juge Lenoir est chargé d’instruire l’affaire. Il est assisté de son greffier Martinot. C’est Sylvie Foucot qui est chargée de la défense de Bernard. Dès les débuts de la confrontation, le juge Lenoir pense que Bernard est coupable, non pas des meurtres qu’il a avoués, mais d’assassinat. Il va donc tenter de démontrer qu’il y a eu préméditation et donc que Bernard a tout manigancé. Il va procéder d’abord à une reconstitution qui ne donne pas grand-chose, mais ensuite il va rassembler des éléments qui peu à peu accablent Bernard. Mais les relations entre Bernard et Sylvie vont évoluer. Elle tombe en effet amoureuse de son client, et lui ne fait rien pour la dissuader. Dans le but de la manipuler, il va faire semblant d’être aussi amoureux d’elle. Alors que tout semble perdu, Sylvie annonce que le valet de Stéphane a des lettres compromettantes à vendre qui démontreraient que la femme de Bernard et Stéphane entretenait bien une relation adultérine. Bernard est sous le choc. Mais en réalité ces lettres sont des faux comme le démontrera le juge Lenoir. Dès lors Bernard comprend que sa femme ne l’a jamais trahi, et il va avouer la préméditation, ce qui le condamnera à la peine capitale.

    Préméditation ?, André Berthomieu, 1959 

    Le juge Lenoir procède à la reconstitution 

    Si dans la lettre le film est très fidèle à l’histoire, l’esprit est complètement trahi. Bien que cela ne soit pas signalé au générique, il est pourtant très probable que ce soit Frédéric Dard lui-même qui ait réalisé l’adaptation et les dialogues du film et donc lui-même qui ce soit trahi. L’ouvrage est écrit à la première personne du singulier, donc très subjectif. Il s’étend sur les motivations et la personnalité névrotique de Bernard, ses indécisions, ses tourments face à ses propres mensonges et à ses manques. Mais sans doute pour des raisons de budget, le film n’a pas suivi tout à fait cette piste. En effet, pour être fidèle au roman, il eut fallu par exemple introduire des flash-backs pour expliquer les relations troubles de Bernard avec les personnes qu’il a assassinées. On trouve bien cela, mais oralement, seulement dans la confession qu’il fait à Sylvie. On s’attend d’ailleurs lors du premier tête à tête entre Bernard et son avocate justement à un retour en arrière qui ne vient pas.  Le second point important est que dans le roman, l’avocate est une fille un peu délaissée, handicapée, boiteuse, qui vit seule avec sa vieille maman, ce qui explique qu’elle joue presque sa vie dans la défense de Bernard. Dans le roman c’est bien elle qui fait fabriquer les fausses lettres d’amour de sa femme à Stéphane. Or, le film ne le dit pas, pour le comprendre, il faut avoir lu le livre.

     Préméditation ?, André Berthomieu, 1959

    Sylvie a troqué ses vieux habits contre un tailleur qui la met en valeur

    Ces aménagements font que le film se passe dans un huis clos qui se partage principalement entre le bureau du juge et le parloir de la prison. Et donc la manière de filmer va s’en ressentir terriblement. Il y a peu d’espace pour filmer, Berthomieu multiplie les gros plans, champ-contrechamp, les mouvements d’appareil sont réduits au minimum. Si bien qu’à part les dialogues qui évoluent un peu, les scènes du début et de la fin sont presqu’interchangeables. Cette pauvreté de moyens, le film est produit par André Berthomieu lui-même, est seulement rompue au début par quelques vues de la prison de la Santé, du palais de justice et la scène de la reconstitution. Ce parti-pris fait qu’on a l’impression que l’histoire n’avance pas. Les scènes qui révèlent une passion amoureuse chez Sylvie ne sont pas très convaincantes non plus.

     Préméditation ?, André Berthomieu, 1959 

    Bernard ne veut plus répondre aux questions du juge 

    Berthomieu ne sait pas choisir un point de vue. Alors que le roman décortique l’âme noire de Bernard, le montre comme la victime d’une sentimentalité refoulée, un homme aux abois sur le plan sentimental aussi bien que sur le plan matériel, ici on a l’impression d’un simple délinquant qui a tué pour résoudre seulement ses problèmes de liquidités monétaires. Vers la fin il reviendra cependant à l’ambiguïté thématique du film. Le cœur de l’affaire est la jalousie. En effet quand Bernard croit que sa femme l’a trompé réellement avec Stéphane, il se met à l’aimer. Mais on a l’impression aussi que Sylvie n’a fait fabriquer ces faux que dans le but de démasquer les véritables sentiments de Bernard à son endroit. Car elle aussi est jalouse ! Elle ne supporte pas que Bernard lui préfère sa femme, avec tout le mal qu’elle se donne pour le tirer d’affaire. L’obstination du juge Lenoir devient un élément déterminant de l’histoire, comme s’il s’agissait d’une lutte à mort entre lui et le criminel. Ce qui fait que le film bascule vers la description d’un étrange triangle formé du juge, de Bernard et de l’avocate. Dans le roman le juge n’avait pas plus d’importance que de révéler un destin. 

    Préméditation ?, André Berthomieu, 1959 

    Le gardien explique à Bernard que tout n’est pas perdu 

    L’interprétation est donc fondée sur un trio. D’abord Jean-Claude Pascal qui était une vedette importante au début des années cinquante, mais qui se trouvait en 1959 clairement sur la pente déclinante. Il avait d’ailleurs commencé à se reconvertir en chanteur de variétés. C’était un acteur assez raide tout de même, assez peu moderne donc. On pourrait penser que cela va avec l’idée qu’on se fait d’un personnage froid en apparence comme Bernard Sommet, mais en réalité, ça ne passe pas très bien, d’autant qu’il est maquillé d’une manière atroce. Il retrouve dans ce film Pascale Roberts qui jouait déjà dans Le fric, un film noir de Maurice Cloche. Celle-ci n’est pas très à son aise, sauf peut-être dans la scène finale de plaidoirie. Jean Desailly est évidemment très bon dans le rôle du juge Lenoir, mais il est toujours bon dans ces rôles de grand bourgeois un peu autoritaire, un peu ironique. Il est secondé ici par Jacques Dufilho qui incarne le greffier avec qui il partage ses réflexions. 

    Préméditation ?, André Berthomieu, 1959 

    Sylvie travaille sous le regard inquiet de sa mère 

    Il y a donc bien peu de choses à sauver de ce film. Il y a peut-être cette scène étrange où on verra le juge discuter avec sa femme, tout en mangeant sa soupe. Son épouse lui explique comment il est possible qu’il se trompe. C’est le genre de scène qui se retrouvera bien plus tard chez Hitchcock, dans Topaz en 1969 et sur laquelle Truffaut aimait à s’extasier.

     Préméditation ?, André Berthomieu, 1959 

    Bernard est convoqué au parloir 

    Le film n’a eu guère de succès à sa sortie, ni sur le plan commercial, ni sur le plan de la critique, et c’est ce qui explique que pendant des années il n’était pas visible. Le voilà aujourd’hui enfin disponible en DVD par la grâce de René Château Vidéo. Il est important non pas sur le plan artistique, mais surtout pour les dardophiles qui s’intéressent au travail de Frédéric Dard dans le domaine cinématographique. Comme je l’ai dit au début, c’est un très bon roman noir qui a servi de support à un film noir médiocre. Or on peut se demander pourquoi Frédéric Dard a souvent été porté à l’écran par des mauvais cinéastes. Rares sont en effet les réussites cinématographiques d’après ses romans, mais il y en a. Le plus souvent l’échec provient du fait que ses scénarios ont été mis en scène par des cinéastes médiocres incapables d’obtenir des budgets suffisants. Il manifestera d’ailleurs plusieurs fois son ressentiment à l’endroit de ce milieu, le décrivant comme un milieu peuplé d’escrocs et d’analphabètes. « A l’époque j’écrivaillais pour le cinéma », dira-t-il dans Je le jure. Mais on pressent aussi qu’il n’a pas su trouver le bon chemin pour obtenir de ce milieu des réalisateurs de talent, à part Hossein bien sûr ou encore Marcel Bluwal.

     Préméditation ?, André Berthomieu, 1959 

    Sylvie développe une belle plaidoirie



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/en-legitime-defense-andre-berthomieu-1958-a127979240 

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