• L’orchidée noire, The black Orchid, Martin Ritt, 1959

    A cette époque-là, Carlo Ponti misait à fond sur une carrière américaine de Sophia Loren. Il y arriva à peu près, quoique la filmographie hollywoodienne de sa femme soit plutôt médiocre si on la compare à sa filmographie italienne. C’est d’ailleurs en retournant dans son Italie natale qu’elle trouvera enfin la consécration avec La Ciociara. L’idée était de faire de Sophia Loren autre chose qu’une actrice aux longues cuisses et à la poitrine avantageuse. On va donc chercher des sujets qui la confirmeront comme une actrice talentueuse dans un répertoire dramatique. The black orchid est sensé jouer ce rôle-là puisqu’il s’agit d’une jeune veuve dont le mari a été assassiné par la mafia. On partira donc d’une idée de film noir, mais la mode en étant passée, on s’en éloignera en même temps ! Le réalisateur sollicité sera Martin Ritt, un réalisateur engagé, très proche de Paul Newman, mais dont les films connaitront des hauts et des bas, oscillant entre drame poignant et mièvrerie consensuelle. Mais c’est selon moi un cinéaste très sous-estimé, alors que des films comme The Molly Maguires ou Stanley and Iris valent un peu plus que le détour.

     L’orchidée noire, The black Orchid, Martin Ritt, 1959 

    Rose vient de perdre son mari 

    Rose Bianco assiste a l’enterrement de son mari qui était membre de la mafia et qui a été assassiné pour ses relations avec la pègre. Elle reste seule avec Ralph son fils qui tourne plutôt mal et qui se retrouve en maison de redressement. Elle vit donc seule dans une petite maison du quartier italien à New York. Pour subvenir à ses besoins, elle se tue à la tâche dans la fabrication des fleurs artificielles. Elle a comme voisin Frank Valente, un petit entrepreneur, qui lui aussi est veuf et vit avec sa fille Mary qui devrait se marier avec Noble. Frank tente de s’approcher de la farouche Rose. Il va finir par la demander en mariage. Rose ne demanderait que ça. Mais les ennuis familiaux de Frank et Rose empêchent la réalisation de ce projet. D’abord c’est Ralph qui fait des siennes et qui fugue, mettant à mal la possibilité qu’il a de revenir habiter avec sa mère. Et puis c’est Mary qui doit se marier, mais qui ne veut pas abandonner son père. Non seulement elle veut obliger Noble à habiter avec elle chez son père, alors qu’il travaille à Atlantic city, mais en outre, elle ne veut pas qu’il se remarie avec Rose qu’elle considère comme mauvaise. Elle provoque des incidents à répétition, refuse de se marier avec Noble et finalement s’enferme dans sa chambre. Frank est accablé, il ne sait plus quoi faire, déchiré entre son envie de se marier avec Rose et son désir de ne pas heurter sa fille. Evidemment les choses vont finir par s’arranger, Ralph et Mary retrouvant la raison et la famille recomposée pouvant enfin se réunir.

     L’orchidée noire, The black Orchid, Martin Ritt, 1959 

    Frank s’incruste un peu trop chez Rose 

    Ce scénario hésitant entre drame et comédie, avec une pointe de noir, est dû à Joseph Stephano, ce même Stephano qui triomphera avec le scénario de Psycho, le film très surestimé d’Alfred Hitchcock. Il est assez difficile de comprendre ce que l’auteur a voulu faire. Certes il y a une exaltation des valeurs de la famille, fusse-t-elle recomposée, mais au-delà, on ne voit pas très bien. Les deux veufs visent à briser leur solitude, mais leur projet est entravé par des enfants particulièrement chiants. Et donc il est de bon ton que Frank, l’homme, reprenne les choses en main, même si au fond, c’est Rose qui débloquera la situation. Mary est un peu folle, c’est d’ailleurs ce qu’était déjà sa mère qui semble être morte de cette même folie. Un des sous-thèmes sera par la suite de ne pas laisser tomber les enfants, même s’ils sombrent dans la délinquance car ils ne sont pas responsables. Si les torts sont partagés, il est tout de même patent que ce sont les femmes qui déclenchent les difficultés à venir. Rose admettra finalement que si son mari a été tué, c’est bien parce qu’elle l’avait poussé à devenir un criminel par ses exigences de consommatrice. Mary est du même bois, elle veut que son père et son fiancé se plient à ses caprices. Elle ne redeviendra raisonnable que quand elle admettra ses fautes, c’est-à-dire quand elle se soumettra finalement à la domination de Noble.

     L’orchidée noire, The black Orchid, Martin Ritt, 1959 

    La balourdise de Frank enchante Rose 

    C’est du studio, et on n’aura pas droit à des extérieurs qui auraient pu donner un peu de crédibilité à cette histoire. Le nombre de lieux est restreint ce qui fait penser à du théâtre filmé, d’autant que Ritt multiplie les plans généraux. Les plans qui sont censés représenter la vie du quartier dans sa spécificité italo-américaine sont plutôt bâclés. Le coin de rue, ou même l’église, semblent avoir été filmés avec trop d’économie. Son travail est meilleur dans ce qui concerne la direction d’acteurs. A mon avis il y a eu une interférence importante de la production sur la réalisation, comme par exemple cette scène méditative de Rose au moment de l’enterrement de son mari. C’est directement inspiré du cinéma italien. Plus encore ce qui gêne c’est le côté répétitif des scènes, notamment les caprices de Mary ou les frasques de Ralph. Comme le film hésite entre drame et comédie, il y a un déséquilibre important entre les scènes sensées être drôles autour de la balourdise de Frank, et les scènes plus graves qui devraient montrer le désarroi de Rose. Ce sont ces dernières qui sont les plus manquées. 

    L’orchidée noire, The black Orchid, Martin Ritt, 1959 

    Frank tente de raisonner Ralph 

    Le film se voulait un véhicule pour Sophia Loren qui devait faire ainsi la démonstration de l’étendue de son talent. D’après ses mémoires, elle n’en a pas gardé un bon souvenir[1]. Elle semble s’être très mal entendu avec Anthony Quinn. Mais c’est sans doute parce que c’est bien lui qui lui vole la vedette. C’est en effet un acteur qui n’a jamais fait dans la sobriété. Et ici il est égal à lui-même. Il est tranchant, enthousiaste, c’est le seul qui semble s’amuser un peu. Sophia Loren sans être mauvaise n’est pas inoubliable, elle reste un peu terne, ne trouvant pas la bonne distance, peut-être est-ce dû au fait qu’elle tournait en anglais et que cette langue ne lui permettait pas de trop s’exprimer. Ina Balin, dont c’était le premier film, est Mary, la fille de Frank. Bien qu’elle surcharge un peu son jeu, elle est très bien. Elle a peu tourné pour le cinéma consacrant l’essentiel de son talent à la télévision, on la reverra plus tard chez Jerry Lewis dans The patsy. Le petit Jimmy Baird dans le rôle de Ralph l’apprenti délinquant – tel père, tel fils – est assez mauvais.

     L’orchidée noire, The black Orchid, Martin Ritt, 1959 

    Tout le monde est réuni autour d’un déjeuner de saucisses grillées 

    C’est donc un film assez oubliable dans la carrière de Martin Ritt, et si on peut le revoir ce sera plutôt pour Anthony Quinn que pour Sophia Loren. L’ensemble a beaucoup vieilli. Sans être un bide, le film ne fut pas à la hauteur des attentes de Carlo Ponti ni sur le plan commercial, ni sur le plan critique.



    [1] Sophia Loren, Hier, aujourd’hui et demain, Flammarion, 2014

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    Ingrid Bergman a connu un moment de gloire intense qui lui a permis de renouveler le glamour hollywoodien. Le livre qu’elle a rédigé avec l’aide d’Alan Burgess est une sorte de bilan terminal, alors qu’il lui reste assez peu de temps à vivre, elle est atteinte d’un cancer. Elle résume sa carrière, et donne en quelque sorte son sentiment sur son métier, ses difficultés et ses implications. C’était évidemment une très belle femme, avec un charisme naturel assez unique. Etait-elle une bonne actrice ? c’est assez difficile à dire et sans doute n’est-ce pas vraiment important. En tous les cas elle avait une présence à l’écran qui faisait tout passer. Il est assez difficile de trouver une unité dans sa carrière, elle est passée des grosses machines de type hitchcockien comme Notorious ou Spellbound qui doivent d’ailleurs beaucoup à Ingrid Bergman pour rester encore visibles aujourd’hui, à des films plus étriqués avec Roberto Rossellini et à la fin avec Ingmar Bergman. On a l’impression qu’elle n’a fait aucun effort pour choisir, et qu’elle s’est laissée plutôt guidée par des hommes autoritaires, son premier mari contrôlait tout, et Rossellini qui lui avait fait trois enfants non seulement la tortura dans sa vie familiale, mais il en fit une marionnette dans les quelques films qu’elle tourna avec lui. Elle était manifestement attirée par des substituts de père autoritaire, voir acariâtre. Curieusement à part Cary Grant avec qui elle semble s’être très bien entendu, elle ne dit rien de ses partenaires masculins, comme si elle les avait ignorés.

      

    Curieusement elle présente sa vie non pas comme une succession de choix faits par une femme énergique et lucide, mais comme un long martyr. Elle se présente comme une cruche qui fait le plus souvent le mauvais choix. Elle a beau nous dire que sa relation avec Rossellini fut un grand amour, la description qu’elle en donne et celle d’une longue succession de disputes face à un homme qui voulait contrôler chacun de ses gestes et qui ne supportais guère qu’elle ait une gloire plus importante que la sienne. Elle présente Rossellini, sans le dire, comme un sale con, capricieux, à l’esprit petit bourgeois, sans générosité aucune, plutôt intéressé par les Ferrari que par le cinéma. Sur les 520 pages que compte ce livre, un bon tiers est consacré à la mesquinerie de Rossellini, les disputes de tout ordre, mais aussi les longues batailles procédurières pour la garde des enfants. Finalement elle ne s’est guère occupée de ses gosses, Rossellini non plus d’ailleurs, trop absorbée qu’elle était par le développement de sa propre carrière. Bref sa vie personnelle est un vrai désastre.

      

    Actrice polyglotte, elle fit du théâtre un peu partout dans le monde, à Paris, à Londres, en Suède. Elle manifestait, on ne sait pas trop pourquoi, une vraie passion pour Jeanne d’Arc qu’elle interpréta au théâtre, au cinéma sous la houlette sous la direction de Victor Fleming qui était très amoureux d’elle, mais aussi dans la version de Paul Claudel, sur scène puis dans le film de Rossellini. Mais que reste-t-il de sa carrière cinématographique ? Franchement elle n’a rien fait de marquant, même Casablanca qui est sans doute son film le plus célèbre, manque de consistance. Elena et les hommes de Jean Renoir apparait un peu comme un exercice formel assez vain, même si Ingrid Bergman est extrêmement charmante. Les films qu’elle a tourné avec Rossellini sont des bouffonneries qui n’ont pas surmonté les outrages du temps. C’est sans doute pourquoi elle s’estompe peu à peu de la mémoire collective, alors qu’elle fut une des plus grandes célébrités d’Hollywood. Certes Sonate d’automne d’Ingmar Bergman et plutôt fort, mais c’est du Bergman. L’intérêt que représente la lecture de cet ouvrage est qu’il nous aide à mieux comprendre la vision que se font les grandes vedettes du cinéma et de l’art. En lisant les appréciations d’Ingrid Bergman sur tel livre, telle pièce, tel film, on a l’impression de lire Télérama. C’est dire à quel point elle manque de profondeur et de détermination. Même si elle nous gonfle un peu avec la longue litanie de ses déboires matrimoniaux, elle a un côté assez attachant tout de même qui explique pourquoi elle plaisait beaucoup dans ce milieu tout de même assez peu généreux.

     

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  •  Mille milliards de dollars, Henri Verneuil, 1982

    Henri Verneuil a été un réalisateur à succès, de très gros succès même. Pendant longtemps il a tenu le record de la billetterie en France avec La vache et le prisonnier. Il aimait tourner avec des vedettes de premier plan comme Jean Gabin, 5 films, Fernandel, 8 films, Belmondo, 7 films. Sa volonté de faire d’abord un cinéma populaire qui remplisse les salles et qui se vende bien aussi à l’étranger, si elle parait assez banale aujourd’hui, lui a valu l’opprobre de la critique, en France surtout. Il a fait quelques incursions dans le film noir, ou du moins à sa périphérie, Une manche et la belle[1] adapté de James Hadley Chase, Mélodie en sous-sol ou encore Le clan des siciliens adapté d’Auguste Le Breton. Mais sans doute n’avait-il pas assez le goût du tragique pour que ces incursions deviennent marquantes. Mille milliards de dollars s’inscrit dans cette veine, et plus particulièrement dans ce sous-genre du film noir qui met en scène des journalistes intègres face au pouvoir de l’argent et de la corruption. Notez que ce film est tourné en 1981, alors que l’arrivée au pouvoir de Mitterrand promet un changement politique très profond fondé sur une sorte de nationalisme économique qui sera cependant rapidement abandonné pour se tourner vers l’Europe et sa logique libérale. Le scénario est signé Henri Verneuil, mais il semble qu’il se soit inspiré d’un ouvrage assez obscur de Robert Lattes, bien qu’il ne le cite pas dans le générique, et aussi plus secondairement de celui de Lawrence Meyer. Le livre de Robert Lattes avait été publié en 1969, et celui de Lawrence Meyer à la fin des années soixante-dix. Cette incongruité donnera des produits dérivés curieux. En 1982 Lattès, l’éditeur, ressortira l’ouvrage de Robert Lattes avec une image de Patrick Dewaere en couverture, et plus tard, le DVD du film de Verneuil sera vendu avec le livre de Lawrence Meyer ! Le plus curieux est sans doute de voir qu’aujourd’hui Henri Verneuil est réhabilité et commence à devenir un réalisateur respectable, une sorte de classique, alors même que sa manière de faire du cinéma a disparu complètement, surtout en France ! Quand Verneuil tourne Mille milliards de dollars, il est en fin de carrière. Ses films n’ont plus le même succès, bien que consécutivement à Mille milliards de dollars il décrochera une dernière fois la timbale avec Les morfalous, un véhicule assez médiocre pour Belmondo que la critique éreintera sans ménagement mais qui frisera tout de même les 4 millions d’entrées en France.

     Mille milliards de dollars, Henri Verneuil, 1982 

    Kerjean est journaliste à La tribune. Il est contacté par un mystérieux personnage qui va le mettre sur la piste d’un chef d’entreprise Jacques Benoît-Lambert qui traficote dans l’immobilier et dont les affaires ont été renflouées par la multinationale GTI. Kerjean en enquêtant pense qu’il a à faire à une simple affaire de corruption, voire d’abus de biens sociaux. Il va rencontrer différents protagonistes, dont sa femme et sa maîtresse, mais aussi un détective privé. Il publiera, après avoir rencontré le sulfureux patron de GTI un premier article sur cette affaire qui va conduire Jacques Benoît-Lambert au suicide. Du moins c’est ce que l’on croit. Mais en réalité il a été assassiné car derrière cette affaire de corruption, il y en a une autre bien plus importante : Jacques Benoît-Lambert voulait sortir un dossier sur les relations douteuses que GTI avait entretenues durant la Seconde Guerre mondiale avec le pouvoir nazi. En effet cette firme américaine a livré des armes au régime hitlérien de façon non seulement à continuer à faire des bénéfices, mais aussi à pouvoir conserver ses usines en Allemagne et en Autriche. Puis quand le vent a tourné, elle devint un pilier du patriotisme américain ! Kerjean va avec son jeune fils être victime d’un attentat, mais malgré cela il remontera la filière et finira par mettre la main sur le fameux dossier qui incrimine la firme internationale. Il n’est pas au bout de ses peines. Il va comprendre qu’il a été manipulé, et que GTI l’avait mis volontairement sur la piste de Jacques Benoît-Lambert afin de récupérer le fameux dossier sur ses activités durant la Seconde Guerre mondiale. Au moment de rédiger un article sur cette affaire et donc de révéler le rôle fondamental de GTI, il va se rendre compte que son journal est aussi entre les mains de la firme, et donc il devra faire face à cette nouvelle difficulté en faisant sortir le scandale par un petit journal de province avec lequel il avait gardé des liens. 

    Mille milliards de dollars, Henri Verneuil, 1982 

    La femme de Jacques Benoît-Lambert va le mettre sur la piste 

    C’est un film à message, à multiple messages on pourrait dire. Verneuil prend ici le contrepied de ce que racontait Michel Audiard avec qui il a beaucoup travaillé – 6 films tout de même – et qui disait « quand j’ai un message à envoyer je vais à la poste ». Et c’est sans doute pour cela que le film va être terriblement bavard. Le premier de ces messages porte sur la puissance démesurée des multinationales. Mille milliards de dollars, c’est le poids qu’elles pèsent ensemble et qui leur donne plus de pouvoir qu’à un Etat comme la France par exemple. Cette puissance leur permet de s’approprier d’ailleurs les fonctions d’un Etat supranational puisqu’elles achètent la violence et décident de qui doit mourir et qui elles peuvent laisser vivre. Son image est opposée dans le film a celle de la petite entreprise journalistique dirigée par le vieux Guérande et basée en province, loin de l’agitation stérile de Paris. C’est en quelque sorte une critique du progrès : l’architecture verticale du building qui abrite La tribune est opposée à celle de la petite imprimerie de Vezons, petite ville calme aux rues un peu tordues. Les multinationales sont présentées comme une calamité – nous sommes au début des années quatre-vingts – un danger pour la démocratie et pour l’économie ordinaire puisque leur logique est de grossir toujours plus en absorbant les concurrents ! C’est l’aspect matérialiste du film, la concurrence mène à la concentration du capital et à la fin de la diversité du tissu social et économique. Incidemment, on comprend que la multinationale dans son essence est l’ennemi de l’Etat national. La mécanique de l’histoire est bien sûr le grain de sable que représente Kerjean et qui va faire dérailler l’ensemble. L’individu intègre et déterminé triomphera de la bureaucratie kafkaïenne représentée par GTI. On pourrait dire que c’est une sorte d’appel aux armes contre le capitalisme sans foi ni loi des Américains ! N’oublions pas qu’à cette époque Mitterrand se présente comme l’ennemi rusé de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher qui ont entamé la révolution néo-conservatrice au profit justement de ces multinationales, révolution dont Macron semble aujourd’hui le dernier rejeton. Mais en 1983 Mitterrand capitulera et rentrera dans le rang. 

    Mille milliards de dollars, Henri Verneuil, 1982 

    Kerjean rencontre le PDG de GTI 

    La thèse n’est pas inintéressante. Mais le film est très, trop démonstratif. Au passage, un long dialogue entre le PDG et un de ses représentants appuie sur les possibilités des multinationales de réaliser de l’optimisation fiscale comme on dit en se servant des relations croisées entre ses différentes filiales, et cette logique du profit non seulement apparait comme un pillage des Etats qui perdent des recettes fiscales, mais comme une destruction – un sacrifice – immorale d’entreprises rentable. Une remarque est faite aussi sur la possibilité de délocaliser une firme et d’utiliser des ouvriers frontaliers pour faire baisser les salaires. La critique de l’immigration n’est pas très loin, mais on comprend mieux ce que veut dire en effet la flexibilisation du marché du travail. Le but est le profit et plus encore la croissance continue du profit. L’objectif financier est au-delà de toute logique raisonnable, mais il montre que c’est là un véhicule pour un pouvoir politique qui supplante toutes les autres formes de pouvoir. Quand on peut acheter les personnes, on le fait, quand on ne peut pas, on les élimine. Le film repose sur des éléments réels assez connus. D’abord les affaires de Christian Pellerin dans l’immobilier de la Défense qui firent scandale en leur temps. Ensuite ITT, une multinationale sulfureuse américaine qui non seulement avait eu un rôle très douteux durant la Seconde Guerre mondiale, mais aussi qui est intervenu dans le coup d’Etat au Chili pour mettre en place Pinochet. Cette firme a été démantelée et n’existe plus aujourd’hui, mais sa puissance a alimenté la chronique dans les années soixante-dix. Cet ensemble permet à Verneuil d’exalter les vertus de la petite entreprise incarnée par Guérande, le vieux patron du journal de province qui reste proche de ses employés avec qui il partage les joies simples d’une dinde farcie. Le dernier point important de ce discours finalement très politique est que le capitalisme d’aujourd’hui s’explique par les exactions passées et impunies de ses représentants.

    Mille milliards de dollars, Henri Verneuil, 1982 

    Walter le détective lui parle des mystérieuses rencontres de Jacques Benoît-Lambert 

    La dénonciation par la presse des scandales mêlant le crime et l’argent a été souvent le support de films noirs, notamment ceux de Samuel Fuller et de Richard Brooks qui eux-mêmes avaient été journalistes. C’est de ce côté que lorgne Verneuil. Mais qu’en est-il sur le plan cinématographique ? Il faut bien le dire, c’est assez médiocrement filmé. Il est vrai que Verneuil n’a jamais été un grand technicien et qu’il ne s’en sort bien que quand il dirige des acteurs de premier plan, Gabin, Delon, Fernandel, Belmondo, et encore avec beaucoup de réserve. Il y a deux aspects qui font que le film est plutôt raté malgré ses bonnes intentions. D’abord cette manie de faire raconter l’histoire par des flash-backs aussi longs que pénibles pour expliquer. Donc si les dialogues sont très lourds, cela engendrera une multiplication des face à face entre les différents protagonistes. Le second point qui procède pour partie du premier est que la caméra est assez statique. On comprend bien que Verneuil n’a pas voulu faire un film d’action, il s’est voulu plus sérieux en quelque sorte, et il ne comprendra pas d’ailleurs que la critique ne le suive pas. Mais justement l’échec du film est d’abord l’échec d’une formule esthétique incertaine qui ne sait pas utiliser les codes du film noir. Peu de profondeur de champ un usage banal de la lumière et des ombres, mêmes dans les rencontres entre Kerjean at Hankins qui pourtant s’y serait bien prêtées. Il y a quelques velléités de bien faire dans les scènes qui mettent en avant la puissance de GTI, le discours de Woaegen devant une foule énamourée et craintive de partisans, ou encore plus intéressante la réunion plus restrainte des différents dirigeants qui œuvrent pour lui à Bruxelles, avec cette mise en perspective d’une table ronde immense qui donne toute la mesure de la puissance de la firme, autour de laquelle les protagonistes sont réunis pour se faire sermonner et punir les uns après les autres.

    Mille milliards de dollars, Henri Verneuil, 1982 

    Au musée de la Marine, il rencontre Laura 

    C’est un film où les femmes ont une importance capitale, et pourtant leur trop grand nombre disperse finalement le propos. Que ce soit Hélène Kerjean, la femme de Benoît-Lambert ou sa maîtresse, elles apparaissent sincères mais aussi victimes d’une vie qu’elles n’ont pas choisie. Aucune d’entre elles n’a une image négative, les mauvais rôles sont tous tenus par des hommes. Mais de ce côté le film pêche également et sombre facilement dans la niaiserie avec la reconstitution du couple Kerjean autour de ses difficultés, ou encore l’utilisation maladroite du personnage du fils de Kerjean. Il y a une volonté manifeste de Verneuil d’intégrer des approches des films de Claude Sautet qui à l’époque est un cinéaste à la fois très populaire et considéré comme très novateur sur le plan stylistique par la critique. Verneuil lui empruntera la vision du collectif de la petite imprimerie de Vezons, mais il lui emprunte aussi la visite du musée de la Marine. C’est dans Classe tous risques qu’on trouve Abel et ses enfants venir chercher de l’aide à l’intérieur de ce lieu qui apparaît un peu hors du temps, et c’est dans ce même musée que Kerjean vient avec son fils rencontrer la maîtresse de Jacques Benoît-Lambert. D’ailleurs c’est bien dans cette visite au musée de la Marine qu’on peut mesurer l’écart sur le plan technique entre les deux réalisateurs. 

    Mille milliards de dollars, Henri Verneuil, 1982 

    Holstein va lui confier le dossier 

    L’interprétation repose d’abord sur Patrick Dewaere dont ce fut un des derniers rôles, il décédera d’ailleurs l’année de la sortie de Mille milliards de dollars. Mais il était déjà sur la pente déclinante. Même le film qu’il avait tourné avec Claude Sautet, Un mauvais fils, n’avait pas marché. Ici son jeu est assez terne, il semble se désintéresser de son personnage, alors qu’il est sensé être le héros courageux et déterminé. Son interprétation est un peu molle. Sans doute pensait il retrouver le succès qu’il avait obtenu au côté de Lino Ventura dans Adieu poulet, un autre film noir à la thématique un peu semblable. En tournant avec Verneuil il voulait rompre avec son image d’acteur pour film d’auteur. Sa femme est interprétée par Caroline Cellier, sans qu’elle soit mauvaise, ça ne colle pas vraiment avec Dewaere. Le reste de la distribution s’articule autour d’acteurs chevronnés. Jeanne Moreau fait une petite apparition dans le rôle de la femme de Benoît-Lambert, Annie Duperey est très bien dans le rôle de la maîtresse. Charles Denner joue le détective et Fernand Ledoux interprète le vieux directeur du journal de province. Ils sont tous très bien. Les méchants aussi d’ailleurs, Jean-Pierre Kalfon est le tueur à gages Hankins, et Mel Ferrer qui aimait bien tourner en Europe et plus particulièrement en France et en Italie où il tournera dans un grand nombre de pliziotteschi, prête sa prestance singulière au patron de GTI : il est remarquable parce qu’avec peu de chose il oppose l’aspect séduisant d’un patron flamboyant qui réussit et la cruauté d’un homme dangereux que rien ne peut arrêter. 

    Mille milliards de dollars, Henri Verneuil, 1982 

    Kerjean est piégé 

    A sa sortie le film fut fraîchement reçu et n’eut pas beaucoup de succès, surtout pour du Verneuil. C’est pourquoi je suis très étonné qu’aujourd’hui on procède à une réhabilitation. Certains qualifient ce film de visionnaire. Il n’en est rien bien sûr car il s’inscrit plutôt dans la longue lignée des films qui dénoncent les abus des grands capitalistes à travers la détermination d’hommes et de femmes courageux et intègres. Ce n’est du reste pas le meilleur de ce qu’à fait Verneuil. La fin très optimiste comme il se doit chez ce cinéaste, montre qu’il n’était guère fait pour le film noir. À tout prendre on lui préférera Une manche et la belle, film plus direct et qui évite les longs détours didactiques. Certes on peut en louer les intentions honorables mais sur le plan de la réalisation c’est tout de même assez indigent. Je pense pour ma part qu’il y a d’autres films de Verneuil bien plus intéressants que cette œuvre qu’on ne sait pas trop par quel bout prendre. Cependant le film peut se voir sans trop d’ennui ne serait-ce que parce qu’il y a suffisamment de rebondissements qui tiennent le spectateur en éveil. Le film s’inscrit dans la lignée de I… comme Icare, un autre film de Verneuil qui avait eu pas mal de succès quelques années plus tôt. Et plus généralement dans le genre des films policiers de dénonciation des années soixante-dix comme les films d’Yves Boisset par exemple.

     Mille milliards de dollars, Henri Verneuil, 1982 

    Kerjean comprend qu’il ne pourra pas compter sur son journal

     



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/une-manche-et-la-belle-henri-verneuil-1957-a128163400 

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  •  I…  comme Icare, Henri Verneuil, 1979

    A cette époque Henri Verneuil qui souffre d’un manque de reconnaissance de la critique et qui passe pour un simple amuseur opulaire, crée sa propre société de production, V, et s’oriente vers des sujets plus sérieux que ceux qu’il a l’habitude de traiter avec Belmondo par exemple. En même temps dans les années soixante-dix, il y a une orientation en France du cinéma commercial vers le polar politique qui dénonce. C’est un peu le pendant du poliziottesco en moins mordant qui sévit de l’autre côté des Alpes. Dès les premières images on comprend que le film qui est sensé se passer dans un pays imaginaire s’inspire de l’assassinat de Kennedy, les drapeaux resssemblent aux drapeaux américains, et l’emblème de l’aigle ne fait pas de doute. Verneuil lui-même n’a pas caché cette source d’inspiration. On va se trouver dans un univers conspirationniste où la confiance ne se partage pas. Cependant, comme on va le voir, les raisons de ce complot qui vise à faire disparaître le président, sont relativement obscures et le resteront jusqu’au bout. C’est un des défauts du film, il manque d’audace, contrairement au film d’Oliver Stone sur Kennedy, JFK, qui avance une thèse, même si celle-ci n’est pas toujours très convaincante. Le film dont Verneuil a écrit aussi le scénario avec Didier Decoin, fait preuve d’une certaine timidité, d’un manque d’engagement politique, pour brosser le portrait d’un univers kafkaien travaillé par la modernité. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs que Verneuil revendiquera une forme d’artisanat dans son travail.

    I…  comme Icare, Henri Verneuil, 1979 

    Le président va être assassiné 

    Le président d’un pays imaginaire a été assassiné lors d’une parade en ville. La commission d’enquête conclut que le meurtrier a agi seul, probablement sous le coup d’une soudaine démence. Mais le procureur Volney se désolidarise de façon spectaculairfe de cette version et considérant que l’enquête a été trop lacunaire, va mettre en place une équipe dévouée qui va l’aider dans la recherche de la vérité. En reprenant l’enquête, ils vont s’apercevoir que certains témoins mentent et que d’autres qui ont vu quelque chose probablement ont été éliminés à travers des accidents de la circulation plutôt suspects. Mais après avoir récupéré un petit film amateur Volney va découvrir qu’il y avait un second tueur au deuxième étage et que le meurtrier présumé, Daslow, qui se serait donné la mort, n’a probablement pas tiré un seul coup de feu, la position des douilles et du fusil suffit à le démontrer. Ils découvriront aussi un des derniers témoins qui se cache parce qu’il a peur de se faire assassiner, mais qui va finir par les mettre sur la piste d’un gangster de très haut niveau. Une relation de Daslow, Lacosta, est découvert mort, assassiné d’une balle dans la tête. De fil en aiguille, Volney va découvrir un vaste complot dans lequel sont impliqués probablement une partie des services secrets et quelques hauts membres du gouvernement. Ses assistants vont cambrioler l’appartement de Mallory et récupérer presque par hasard une étrange cassette dans laquelle le complot est dévoilé dans son entier. Ce serait le crime organisé, emmené par par Carlos de Palma qui aurait exécuté le président vu comme quelqu’un de trop intègre. Ces révélations vont cependant coûter la vie au procureur Volney qui aura eu toutefois le temps de laisser un message pour dévoiler la teneur de cet assassinat. La fin reste ouverte. On ne sait pas ce qu’il adviendra de ce message.   

     I…  comme Icare, Henri Verneuil, 1979 

    Volney interroge un témoin… qui ment 

    Le film est très long et dure plus de deux heures. Il repose sur les vieilles ficelles de la recherche de la vérité à travers des images volées, des films passés au ralenti, ou d’une cassette qu’on va faire tourner à une vitesse plus ou moins rapide pour décrypter le message qu’elle contient. De très nombreuses références à l’assassinat de Kennedy sont clairement affichées comme on la dit, notamment l’implication avérée de la mafia dans l’assassinat du président, le nom de Daslow donné au pseudo-tireur qui est l’zanagramme d’Oswald. Egalement la citation de George Bernard Shaw prononcée par le président dans le film a bien été utilisée par Kennedy. Si le point de départ se trouve dans l’assassinat de Kennedy, l’ensemble lorgne du côté de Costa-Gavras, du moins celui de Z. La présence d’Yves Montand au générique renforce cette impression. Sauf que le film de Costa-Gavras était un film de gauche qui attaquait directement le régime des colonels, et donc on comprenait mieux la solitude du petit juge incarné par Jacques Perrin qui cherchait désespérément la vérité. En évitant une implication trop directement politique dans le film, on se demande où Verneuil veut en venir. Certes la personnalité du louche Carlos de Palma qui est une image à peine déformée de Lucky Luciano, peut aider à nous faire une idée, mais le film bascule sur autre chose qu’une analyse politique, ou du moins la politique n’est pas où on le croit. C’est donc d’abord un film sur la solitude d’un homme qui ne peut avoir confiance en personne et qui se referme de plus en plus sur lui-même. On va avoir cependant une explication de cette solitude. En effet dans le cours de son enquête, Volney va rencontrer un psychologue qui fait des études sur les fonctions d’autorité. C’est la scène clé du film. Si la société se délite c’est bien parce que chaque individu dans son coin ne se sent pas assez important pour faire autre chose que d’obéir à une autorité plus ou moins légitime. Ces millions de petites lâchetés – c’est une partie de la thèse de Wilhem Reich dans Psychologie de masse du fascisme qui a l’époque était encore très en vogue – fabriquent finalement la soumission de l’ensemble du corps social. C’est le moment didactique du film. Volney est d’ailleurs bouleversé d’assister à cette expérience, car lui-même a été piégé par elle. Les lacune du scénario vont passer derrière cette idée qu’on pourrait qualifiée de « gauchisante ». La solitude de Volney est renforcée par le fait que nous savons qu’il est marié, il a une photo de son épouse sur son bureau, mais il ne la voit jamais. La seule conversation qu’il aura avec elle aura lieu comme un adieu, au moment où il va se faire assassiner.

    I…  comme Icare, Henri Verneuil, 1979 

    Les tests montrent qu’on n’a pas tiré du dernier étage de la tour 

    Cette impression d’écrasement du système sur les hommes se traduira dans le film par l’utilisation d’une architecture froide et très moderne, du béton qui donne une touche impersonnelle encore plus forte. Le film a été tourné à Cergy-Pontoise, ville nouvelle qui devait symboliser la modernisation de la France en même temps que sa décentralisation. C’est évidmement une cité sans âme.  Tout est propret, tiré au cordeau, des éclairages tout aussi modernes. Mais les hommes sont en effet enfermés et dominés par des objets. Volney lui-même est dépendant de la technologie pour poursuivre correctement son enquête, ses capacités de réflexion ne suffisent pas. Glissons sur les invraisemblances du scénario, il est plutôt curieux que des comploteurs aussi déterminés et organisés laisse des traces de leur forfait sous la forme d’un enregistrement d’une cassette. On peut toujours défendre ce point de vue en arguant de la volonté de Verneuil d’introduire cette aliénation par la technique. Le bureau de Volney est saturé d’appareils modernes… pour l’époque ! La réalisation n’est pas très inspirée, même si elle s’appuie sur une bonne photo de Jean-Louis Picavet, elle reste assez impersonnelle. Les rebondissements sont tous très attendus et soulignés par des mouvements de caméra assez convenus. 

    I…  comme Icare, Henri Verneuil, 1979 

    Volney assiste à une étrange expérience 

    Le film a été fait pour Montand. Il en est d’ailleurs le co-producteur. Sans doute rêvait-il de refaire un succès semblable à Z. En tous les cas il est omniprésent. Curieusement affublé d’une perruque il impose son autorité. Je n’ai pas compris le pourquoi de cette perruque, c’est un peu comme si il voulait démarrer une nouvelle carrière. Il porte également des lunettes histoire de se transformer encore un peu plus. Son jeu est plutôt froid, alors que c’est le plus souvent un acteur très volubile. Mais enfin il n’est pas mal. Les autres acteurs n’ont que des petits rôles, sauf peut-être me toujours très bon Pierre Vernier qui est un peu plus présent. Brigitte Lahaie montre son cul avant que d’aller se pendre, mais comme elle ne dit rien, il n’y a pas grand-chose à ajouter sur son jeu. On retrouve Marcel Maréchal dans le rôle de celui qui subit sensément des décharges électriques, et le regretté Jacques Denis dans celui de son bourreau.

     I…  comme Icare, Henri Verneuil, 1979 

    L’audition de la cassette volée va dévoiler le complot 

    Le film aura un bon succès, sans toutefois casser la baraque. Et il se vendra bien à l’étranger. Le plus curieux est sans doute qu’aujourd’hui il est une des œuvres qui participent le plus à la réhabilitation de Verneuil comme un grand réalisateur populaire. Les critiques ont plutôt étaient gentils avec lui. C’est en réalité parce que c’est un film à message, même si on ne sait pas trop lequel. Les critiques saluent des films soit pour leur message explicité, soit pour leur formalisme. Et comme dans le cas de ce film la forme passe nettement après le fonds, c’est bien le sujet qui a été encensé. Mais malgré la faiblesse de la réalisation, il faut reconnaître que le rythme est bon, et que le film se voit sans ennui.

      I…  comme Icare, Henri Verneuil, 1979

    Volney sera abattu

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  •  L’ange noir, Black angel, Roy William Neill, 1946

    Roy William Neill est surtout connu pour avoir travaillé sur un scénario qui sera récupéra par Alfred Hitchcock et qui deviendra The lady vanishes. Pour les cinéphiles un peu plus pointus, il est le réalisateur de plusieurs aventures de Sherlock Holmes. Il n’a jamais laissé l’impression d’un réalisateur de première importance. Il avait commencé sa carrière par un film patriotique et muet intitulé Vive la France, en 1914. Black angel sera son dernier film. Mais Black angel présente pour les amateurs de noir bien d’autres intérêts. D’abord c’est un des innombrables romans de William Irish à avoir été portés à l’écran. Il s’insère dans la série des récits signés Cornell Wollrich et qui portent le mot « black » dans le titre, The black curtain, Black alibi, The bride wore black, j’en passe. Cette série est toujours marquée par des histoires scabreuses où la morale élémentaire n’est pas toujours respectée. Il s’agit d’un film de série B, avec un budget assez maigre, mais avec un scénario relativement imaginatif, si on passe sur les invraisemblances qui l’émaillent. Incidemment il est bon de rappeler que c’est Roy Chanslor qui a adapté l’ouvrage, soit l’auteur de romans comme Johnny Guitar ou Cat Ballou.   

    L’ange noir, Black angel, Roy William Neill, 1946

    Marty Blair est un pianiste et compositeur de chansons. Mais sa femme l’a quitté, et depuis il boit plus que de raison. Il va chercher à revoir Marvis, mais celle-ci a demandé au portier de l’empêcher de monter la voir. Il s’en va donc. Mais tandis qu’il part, il remarque qu’un petit homme a la permission de rentrer. Quelque temps plus tard, tandis que Marty se saoule dans des bars de nuit, un homme Kirk Bennett, découvre que Marvis a été assassinée, étranglée avec son écharpe. Il prend la fuite, mais la bonne de Marvis l’a vu. La police va donc le ramasser et va se trouver convaincu qu’il est le meurtrier. Se défendant plutôt mal, on apprend que Marvis le faisait chanter, il va être condamné à mort. Sa femme, Catherine Bennett, est convaincue de son innocence, et va partir à la recherche de preuves ou de témoignages qui pourraient l’aider. Rapidement elle va tomber sur Marty qui se propose d’enquêter avec elle. Bientôt ils vont repérer que l’homme qui est rentré à la suite de Marty est un certain Marko, louche propriétaire de boîte de nuit. Marty et Catherine vont donc se faire engager pour tenter de découvrir si c’est ce même Marko qui a volé la broche que Marty avait offert à son ex-femme. Marvis finit par obtenir la combinaison du coffre-fort de Marko, mais au moment où elle accède au contenu du coffre, Marko revient. Une confrontation a lieu entre elle et Marko sous les yeux de la police et de Marty. On apprend qu’effectivement Marvis faisait chanter Marko et que celui-ci en avait un peu marre de cette situation. Cependant, les horaires du meurtre ne concordant pas, et comme on ne trouve pas la broche, le capitaine Flood est obligé de le laisser filer. Une sorte d’idylle s’était un peu développée entre Marty et Catherine, et il lui avait même écrit une chanson. Mais Catherine lui avoue qu’elle reste fidèle à Kirk qu’elle croit toujours innocent. Marty est choqué de cette nouvelle déconvenue, il s’en va et se met à picoler, alors qu’il avait renoncé, au contact de Catherine à la boisson. En traînant de bar en bar, il va retrouver une jeune femme à qui il avait en réalité donné la fameuse broche qui est sensée désigner le coupable véritable. Il récupère la broche, mais dans la bagarre, la police l’embarque et l’emmène dans une clinique où on lui passe la camisole de force. Ayant pleinement retrouvé sa lucidité, il comprend que c’est lui qui est en fait l’assassin, mais que son ivresse lui avait fait complètement oublier ce drame. Il décide de prévenir la police et de se livrer, avant qu’on exécute le malheureux Kirk Bennett. Les difficultés viennent de ce que le capitaine Flood est difficile à joindre. Mais finalement tout rentrera dans l’ordre, sauf pour le pauvre Marty qui n’aura vécu que l’illusion d’un amour avec Catherine. 

    L’ange noir, Black angel, Roy William Neill, 1946

    Marty après avoir vu son ex-femme se saoule 

    L’astuce du scénario est de présenter trois criminels potentiels, et celui qui est le moins plausible, c’est celui-là justement. Quand on est à la moitié du film, on pense que c’est bien Marko le coupable, et donc qu’on s’oriente vers une sorte de suspense : le couple Marty-Catherine va-t-il arriver à retrouver la broche en déjouant la surveillance de Marko et de son fidèle garde du corps ? Et puis nouveau rebondissement, ce n’est pas Marko ! Ce principe frustre toutefois le spectateur, parce que finalement l’idylle entre Marty et Catherine avorte lamentablement. Au détour de l’histoire, on reconnaitra quelques tics de William Irish. D’abord l’obstination féminine qui, comme dans l’excellent film de Robert Siodmak, Phantom lady[1], part à la quête de la vérité pour sauver l’homme qu’elle a choisi d’aimer. Le personnage de Marty rappelle par son ivresse et le flou de sa mémoire, également celui de Scott Henderson, toujours dans le film de Siodmak. On sait que la subjectivité est un des thèmes favoris du film noir, et ici cette subjectivité est déterminée d’abord par l’alcool. C’est en même temps l’alcool qui le mènera aussi sur le chemin de la vérité, malgré tout. Au passage on verra un des sous-thèmes favoris du film noir, l’individu confronté au système de la psychiatrie. Cela rappelle Murder my sweet, une des œuvres canoniques du film noir[2]. Ce dernier film semble aussi avoir inspiré Roy William Neill pour le tournage de la scène d’interrogatoire de Kirk Bennett. Basculements scénaristiques et références filmiques, c’est bien d’un film noir dont il s’agit. L’ambiguïté des personnages est aussi un des éléments décisifs : Marty évidemment, puisqu’il est à al fois coupable et innocent. Mais aussi Kirk Bennett qui a été piégé par Marvis Marlowe, et même sa femme qui laisse se développer une petite romance avec Marty pour ensuite s’en éloigner. Marty lui écrit une chanson, et elle la chante en mettant ses mains sur ses épaules. Elle inventera ensuite qu’elle ne voulait pas lui faire de la peine en lui faisant vivre une nouvelle déception amoureuse. Mais on n’est pas obligée de la croire.

    L’ange noir, Black angel, Roy William Neill, 1946 

    Kirk Bennett est accusé du meurtre de Marvis 

    Si le scénario est intéressant quoique bancal parfois, notamment lorsqu’on comprend comment Marty a commis le crime, alors qu’il était enfermé dans sa chambre, la réalisation n’est pas des plus dynamiques. On y trouvera cependant quelques scènes plutôt intéressantes, cet étrange ballet de trois hommes qui se bousculent presque à la porte de Marvis, avec des jeux d’escalier très bien venus. Ou encore l’interrogatoire feutré de Kirk Bennett au commissariat, comme on l’a dit plus haut, les bars enfumés aussi où tout semble se brouiller à travers la cohue des consommateurs. Mais à part quelques mouvements de grue, il manque singulièrement de rythme dans la mise en scène. Les décors de studio n’aident pas beaucoup aussi qui obligent à des cadrages très serrés. L’image est relativement sombre sans arriver toujours bien justement à faire ressortir les ombres.

    L’ange noir, Black angel, Roy William Neill, 1946 

    Il rapporte son argent à Catherine 

    L’interprétation est par contre très riche. D’abord Dan Durya qui, dans le rôle de Marty, porte le film sur ses épaules. Grand acteur du film noir et du western, habitué aux rôles de mauvais garçon, il est ici remarquable de fragilité. Ensuite il y a Peter Lorre, curieusement très sobre dans le rôle de Marko et qui arrive, une fois n’est pas coutume, à donner de la force à son personnage. C’est un dur ! On donnera aussi une mention spéciale pour Broderick Crawford, toujours très bon, dans le rôle du capitaine Flood. Les deux personnages féminins sont nettement moins brillants. June Vincent incarne Catherine Bennett. C’est une actrice qui n’a pas fait une grande carrière, sans doute parce qu’elle n’avait pas un physique extraordinaire, et que son jeu n’était pas très emballant aussi. Je pense que c’est dans Black angel qu’elle a atteint son sommet. Marvis Marlowe, l’ange noir si on veut, c’est Constance Dowling, elle n’a qu’un petit rôle puisqu’elle se fait assassiner. Elle non plus, quoi qu’elle ait un physique un peu plus avantageux, n’a jamais fait une très grande carrière.

    L’ange noir, Black angel, Roy William Neill, 1946 

    Marty compose une chanson pour Catherine 

    Si ce film un peu rare est une pièce de collection pour les amateurs de films noirs, le résultat n’est tout de même pas un chef d’œuvre, mais il se voit sans ennui et puis il ne dure qu’une heure vingt. Il y a une ambiance dans le cabaret de Marko qui est très bien rendue et des chansons glamour tout à fait intéressantes.

     L’ange noir, Black angel, Roy William Neill, 1946

    Marko a piégé Catherine

     L’ange noir, Black angel, Roy William Neill, 1946 

    A l’hôpital Marty retrouve sa lucidité

     



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/les-mains-qui-tuent-phantom-lady-robert-siodmak-1944-a148583314 

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/adieu-ma-belle-murder-my-sweet-edward-dmytryk-1944-a119648538 

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