•  The mule, Clint Eastwood, 2018

    Les Etats-Unis, et notamment Trump, sont obsédés pour ne pas dire plus par les rapports qu’ils peuvent avoir avec les latinos, et notamment ceux qui s’occupent de transporter de la drogue, faire un mur semble de prime abord que cela préserverait la pureté d’un modèle pourtant déjà bien décomposé. Evidemment ce n’est pas la première fois que Clint Eastwood se trouve confronté à des minorités ethniques qui foutent le bordel, c’était déjà le cas dans Gran Torino. Dans ce dernier film, Eastwood, il incarnait déjà un vétéran de la Guerre de Corée qui semble pour Eastwood de bons soldats méritant le respect, il était confronté à des Vietnamiens, certes il y avait de bons Vietnamiens, que le personnage d’Eastwood aidait généreusement, ces bons Vietnamiens avaient appuyé les bons Américains durant la guerre du Vietnam, mais surtout de très mauvais Vietnamiens qui créaient des gangs pour racketter le pays. Le film est sensé s’inspirer d’une histoire vraie, celle de Leo Sharp, donc un vétéran de la Guerre de Corée qui passait encore de la drogue pour un cartel à l’âge de 90 ans ! Le scénario est dû à Nick Schenk qui avait déjà écrit Gran Torino pour Eastwood. On va donc retrouver de nombreux points communs à ces deux films, aussi bien dans le déroulé de l’histoire que dans le portrait du caractère du vieil homme. 

    The mule, Clint Eastwood, 2018 

    Leo Sharp un vétéran qui est mort en prison en 2016 

    Earl Stone est un personnage farfelu qui adore cultiver des fleurs et qui gagne des concours où il présente ses productions. Il vit seul, séparé de sa famille. Mais n’ayant guère le souci de l’argent, il va se trouver face à des problèmes financiers. Sa maison est saisie. Il doit déménager. C’est l’occasion pour lui de se rapprocher de sa famille chez laquelle il débarque le jour des fiançailles de sa petite fille. Mais il se fait rabrouer lorsque sa femme et sa fille se rendent compte qu’il est venu parce qu’il ne savait pas où aller. Cette situation singulière alerte un jeune Mexicain qui trainait dans le coin et qui lui dit que s’il aime rouler, il peut lui trouver du travail. Le gang est intéressé par ce vieux bonhomme parce qu’il a un casier vierge et qu’il passe inaperçu. Il va donc commencer à faire des allers-retours. Cela va lui permettre de changer son vieux pick-up pour un plus puissant et flambant neuf. Peu à peu il apprend à utiliser cet argent qui semble lui tomber du ciel. Il rachète sa maison, il donne de l’argent au club des vétérans pour qu’ils le reconstruisent, il va faire aussi des cadeaux à sa petite fille qui a réussi ses examens. Mais la police de Chicago traque le gang qui emploie Earl et voudrait bien faire un gros coup pour améliorer ses statistiques. L’agent de la DEA Colin Bates va dénicher un dealer sur qui il peut exercer un chantage et tenter de remonter la filière des livraisons de dope sur la ville. Pendant ce temps Earl continue à faire ses allers-retours, et il est amené à rencontrer le chef du gang au Mexique, le débonnaire Laton, qui le prend en sympathie et lui offre au passage quelques filles. Mais les choses vont se déglinguer : d’abord parce que Colin Bates commence à avoir des informations sur son trafic, et d’ailleurs il croisera une première fois Earl au moment même où il se trompe de chambre et arrête un tout petit dealer. Mais Laton est tué par son lieutenant et celui-ci va se montrer de plus en plus brutal avec Earl. En outre la femme d’Earl meurt, et il interrompt sa livraison de coke pour aller la revoir, puis assister à son enterrement, ce qui lui permettra de se réconcilier avec sa fille. Les Mexicains sont furieux et menacent de le tuer. Mais les flics sont sur le coup et arrête Earl qui sera jugé et comme il plaidera coupable, au lieu de se trouver l’excuse de son grand âge, il finira ses jours dans un pénitencier où il cultivera ses fleurs.

    The mule, Clint Eastwood, 2018 

    Grâce à l’argent de la drogue Earl peut payer la réfection du local des vétérans

    Outre que la description des mœurs des uns et des autres relève de la fantaisie, notamment le fonctionnement du camp retranché de Laton, c’est un film parfaitement réactionnaire. Certes c’est habituel chez Eastwood, mais ici le message est grossier, il nous engage à reconstruire les valeurs de la famille traditionnelle, il nous enjoint de défendre l’Amérique vieillissante et naïve face aux hordes barbares qui viennent du Sud – voyez le mur – et qui la menace de destruction en la pervertissant aussi bien par l’argent que par la drogue. Comprendre les intentions d’Eastwood c’est comprendre les trumpistes. C’est donc un film trumpiste propre à justifier la construction du mur. Hollywood a toujours eu un problème avec le Mexique, tantôt représenté comme de gentils sous-développés qui se contentent de peu, tantôt comme des révolutionnaires sanguinaires, mais aussi comme des bandits cruels qui ne respectent rien, et encore moins la propriété privée. Earl, incarné par Eastwood, est la représentation des valeurs traditionnelles. Certes c’est un cabochard, voire même un jouisseur, mais au fond il aime l’Amérique et sa famille. Il est tellement traditionnaliste, qu’il ne pourra pas s’empêcher de faire des remarques désobligeantes à un couple de noirs qu’il appelle « négros ». Le message subliminal est que les noirs feraient bien de rester à leur place, eux qui ne savent même pas changer une roue de voiture. Cet épisode encore plus caricatural que le reste est le tournant : face à ces noirs qui ne savent rien, Earl représente l’expérience du vétéran de la guerre, celui qui a sauvé l’Amérique – quoi, on ne le saura pas, mais il l’a sauvé et c’est bien là le principal. Les Mexicains ne sont guère meilleurs, habiles et cruels, ils n’ont d’empathie pour personne et ne pensent qu’à s’enrichir sur le dos de ceux qui travaillent dur. En s’opposant à Earl, ils représentent la force brute face à la ruse et la subtilité du vétéran qui en a vu d’autres. Tout cela se voit à l’écran, et il est assez curieux qu’en France la presse de gauche, et surtout la critique cinématographique, prompte à relever chaque fois qu’elle le peut des tendances fascisantes ici ou là, n’arrive pas à voir ce que Clint Eastwood entend dire. Il n’a pourtant jamais caché ce qu’il était, un partisan de la restauration des valeurs américaines, même si celles-ci relèvent plus du fantasme que de la réalité. Remarquez que l’opposition entre le Mexique représenté par le cartel et l’Amérique représentée par Earl, se focalise sur la culture : Earl est un poète qui cultive des iris pour leur beauté, Laton fait cultiver de la coca, fleur vénéneuse, destinée à détruire la belle jeunesse américaine, air connu depuis disons soixante dix ans.   

    The mule, Clint Eastwood, 2018 

    Earl assiste à l’arrestation d’un dealer 

    Cette passion des valeurs anciennes, mais pas si anciennes que ça au fond, se traduisent par l’écoute de la musique folklorique américaine, ou encore par la passion que Earl manifeste pour les véhicules automobiles – comme dans Gran Torino l’automobile est l’aboutissement de la civilisation. Il démontrera qu’il s’y connait en moteur lorsqu’il croisera un groupe de motardes lesbiennes qui sont en panne. Cette scène est également là pour montrer que si les lesbiennes-motardes jouent les émancipées, elles ne le sont pas tellement puisqu’elles ne comprennent rien – de par leur sexe – à ce que c’est qu’un moteur, et ceux qui ne comprennent rien aux véhicules à moteur doivent rester à leur place, on l’a déjà vu avec les noirs. Cependant la promotion des valeurs réactionnaires n’est pas le seul objectif d’Eastwood. Au passage il va dénoncer aussi le gouvernement, notamment par une critique qui se voudrait féroce de la police et de son fonctionnement. Colin Bates, même si son rôle est mineur, représente celui qui voudrait reconstituer l’ordre ancien. Mais le peut-il étant lui aussi en porte à faux avec sa famille, en porte à faux avec sa hiérarchie bureaucratisée ? Le vieux Earl lui donnera des conseils pour mieux réussir dans la vie avec la sagesse du vétéran. La morale finale de cette fable boursoufflée serait évidemment que l’argent ne fait pas le bonheur, et Earl lorsqu’il se retrouve au pénitencier à cultiver des fleurs, retrouve aussi une forme de paix intérieure puisqu’il ne cherche plus de l’argent. Laton, le chef de gang qui a réussi à amasser une fortune grâce à son trafic de drogue, ne profitera pas de cet argent. Passons sur la fin plus que lénifiante, même les critiques américains qui apprécient le cinéma d’Eastwood, l’ont mal supportée, quand Earl dans un élan ultime d’honnêteté se dénonce pour expier ses crimes et payer la dette qu’il pense avoir envers la société.

     The mule, Clint Eastwood, 2018 

    La mort de sa femme le réconciliera avec sa fille 

    Le film dure deux heures, c’est beaucoup trop, la multiplication des livraisons ne fait pas progresser un scénario très paresseux. C’est du Eastwood, donc c’est larmoyant, la scène de la mort de sa femme et celle de la réconciliation d’avec sa fille sont difficiles à digérer. C’est lourd, du début jusqu’à la fin. Un autre déséquilibre provient de l’amoindrissement du personnage de Colin Bates. C’est comme toujours avec Eastwood filmer très platement, les couleurs sont plutôt laides, et les paysages, filmés sans doute depuis un hélicoptère, sont dessinés sans grâce, alors qu’Earl traverse des contrées immenses représentant la grandeur de l’Amérique. Comme c’est un film à la gloire de l’automobile et de l’individualisme qui va avec, on ne verra jamais d’encombrement gênant sur les routes, la circulation reste toujours fluide et le transfert de la drogue ne peut pas prendre de retard. La longueur c’est aussi la multiplication de ces scènes à l’intérieur du pick-up de Earl quand on le voit chanter en permanence des chansons débiles censées représenter la nostalgie d’un âge d’or correspondant à la Guerre de Corée, et si cela saoule les latinos qui le suivent, ça saoule aussi le spectateur. De très nombreuses scènes frisent le ridicule, j’ai déjà parlé de cette scène où sur le lit de mort de sa femme Earl tente de se faire pardonner, c’est la même scène larmoyante que celle qu’on avait vu dans Million dollars baby quand l’entraîneur se demande s’il va ou non débrancher sa boxeuse. La morale de tout ça, est que Hollywood a bien du mal à savoir quoi faire du sujet de la drogue et des latinos qui l’importent. C’est leur préoccupation du moment. Comme on le voit le film d’Eastwood hésite entre le polar, avec la chasse au gang de la drogue, et le film plus classique de l’opposition ethnique qui traverse l’histoire de l’Amérique. Cette hésitation ne pardonne pas.  

    The mule, Clint Eastwood, 2018

    Les trafiquants menacent de le tuer s’il n’obéit pas 

    L’interprétation qui aligne les grands noms, c’est d’abord et presqu’uniquement le monolithique Clint Eastwood. Il est lamentable au physique comme au moral. Il cabotine à mort, se tient tout tordu pour mimer les ravages de l’âge. Certes il a tourné ce film à 88 ans, mais est-ce une raison pour grimacer tout autant les émotions et les étonnements de Earl ? Son jeu est très artificiel, vous me direz que ce n’est pas d’aujourd’hui, mais disons que cela se voit encore plus lorsque le personnage est une caricature. A côté de lui on troue Bradley Cooper qui avait déjà joué pour Clint Eastwood dans American sniper – film qui fut un triomphe au box-office[1] - il est difficile de juger sa prestation, tant son rôle, celui de l’agent Colin Bates, est bref et effacé. Le très bon Laurence Fishburne joue sans se forcer le chef de la police, mais enfin, il ne serait pas là que ce serait la même chose, d’ailleurs est-il là ? Allison Eastwood qui joue la fille d’Earl est la propre fille d’Eastwood. On n’est jamais si bien servi que par soi-même et sa famille. C’est un peu comme si à travers le personnage d’Earl, Eastwood retrouvait lui aussi sa fille. Mais il est vrai qu’elle tire assez bien son épingle du jeu. Il y a aussi Andy Garcia, méconnaissable, dans le rôle du débonnaire Laton, qui est venu faire une pige, et qui tient assez bien son rang. Pour le reste les méchants Mexicains roulent de gros yeux et montrent leurs dents blanches pour montrer que ça va barder si on n’exécute pas leurs ordres. 

    The mule, Clint Eastwood, 2018 

    Earl s’est fait frapper pour ses retards

    L’ensemble se révèle fort décevant, même pour les amateurs de Clint Eastwood qui, comme Michel Ciment, ne sont généralement pas bien difficiles. Le seul intérêt sans doute de la filmographie d’Eastwood, et ce qui explique son succès planétaire, c’est cette présentation inquiète de ce qu’est devenue l’Amérique qui ne cesse de sombrer moralement et culturellement. Celle-ci ne représente même plus un possible devenir pour tous ces pays qui l’admiraient tant plu pour ses fantasmes que pour ce qu’elle était vraiment. C’est une assemblée de momies au bord de la tombe.  

     The mule, Clint Eastwood, 2018

     Il finira au pénitencier pour cultiver des fleurs



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/american-sniper-clint-eastwood-2015-a114844494

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  •  Le rouge est mis, Gilles Grangier, 1957

    Quand Le rouge est mis se monte, les films de voyous sont très à la mode. Gabin en a déjà fait plusieurs, certains n’ont pas très bien marchés comme Miroir, et d’autres ont vraiment fait de grosses recettes comme Touchez pas au grisbi. Par ailleurs Du rififi chez les hommes a été aussi un gros succès, alors qu’il n’a été tourné sans vedette de premier plan. Mais le film est basé sur un roman d’Auguste Le Breton. Ce dernier a investi la série noire avec trois romans qui font un carton, dont Le rouge est mis. Mais Auguste Le Breton ne va pas rester à la série noire, il s’estime mal payé, et surtout il ne supporte pas de se trouver en concurrence avec Albert Simonin qu’il déteste cordialement. Est-ce que Le Breton déteste Simonin pour ses activités dans la collaboration et son antisémitisme notoire ? Cette inimitié sera en tous les cas à l’origine d’un conflit plutôt violent avec Marcel Duhamel. Gabin qui a tourné Touchez pas au grisbi d’après un roman de Simonin, aime bien les auteurs voyous, sans doute pour l’usage qu’ils font de la langue argotique. Simonin, Le Breton ou Giovanni utilisent cette langue qu’ils font revivre en la faisant accéder aux librairies. Des trois auteurs que je viens de citer, c’est Le Breton qui maitrise le mieux cette langue. Il écrira un dictionnaire d’argot, Langue verte et noirs desseins[1], ouvrage qui s’est inspiré d’Albert Simonin qui publia Le petit Simonin illustré[2]. Alphonse Boudard à son tour donnera aussi l’excellent L’argot sans peine, ou la méthode à Mimile qui est un solide remède contre la morosité[3]. Tous ces auteurs ont un passé de délinquance plus ou moins important, Boudard, Giovanni et Simonin ont fait de la prison, et Le Breton, orphelin très tôt vient de la rue littéralement après s’être échappé de l’orphelinat. Gabin aimait bien Le Breton qui faisait peur à beaucoup de monde et qui avait un caractère des plus difficiles. Il tournera avec lui, en dehors de Le rouge est mis, Razzia sur la chnouf, du Rififi à Paname et Le clan des siciliens. Evidemment Le Breton admirait, comme tous les voyous de cette époque Jean Gabin. C’est donc tout un univers singulier qui est mis en scène dans ce film. Et d’ailleurs on se demande si l’intrigue a vraiment intéressé Gilles Grangier, il semble s’être plus intéressé à un univers qu’à une histoire ou à des caractères. L’adaptation pour laquelle on retrouvera Michel Audiard, a été faite par Auguste Le Breton lui-même qui signe aussi les dialogue. Le film est assez conforme au roman, sauf que celui-ci est un peu plus violent et un peu moins moralisateur, Pepito plus cruel aussi.  

    Le rouge est mis, Gilles Grangier, 1957

    Louis Bertain, dit Louis le blond, est propriétaire d’un garage, mais il a une seconde vie : il braque les encaisseurs avec son équipe qui comprend Pepito le gitan, Fredo le peureux et Raymond. Ils sont tous les quatre assez proches et aiment banqueter ensemble dans des établissements amis. Le frère de Louis, Pierre, qui est interdit de séjour, va cependant se faire arrêter par la police alors qu’il vient de passer la nuit avec sa maitresse, la belle Hélène. Les flics lui proposent donc de balancer en échange d’un condé qui lui permettrait d’aller et de venir à sa guise. Mais il ne dit rien, du reste il ne sait rien, et retourne en prison. Hélène cependant est une fille un peu légère qui fréquente d’autres hommes. Louis va la mettre au pas lorsqu’il s’aperçoit qu’elle serait prête à se jeter dans ses bras. Il lui interdit de revoir son frère. Quand celui-ci sort de cabane, il va reprendre sa place dans le garage de son frère. Mais Louis a besoin de fric. Il va monter une autre attaque d’encaisseurs sur la route de Dourdan. Pierre a surpris la conversation entre Pepito et Louis. Mais ça tourne plutôt mal, Pepito tue les deux convoyeurs de fonds. Ils sont poursuivis par des motards qu’il faut abattre également. Raymond est mort, il faut aussi se débarrasser du corps. Toute cette violence va ébranler Frédo le maillon faible de l’équipe. C’est lui qui va les balancer. Mais Pepito croit que c’est Pierre, et il va partir à sa recherche pour lui faire la peau. Louisa été arrêté, mais il s’évade et traverse tout Paris pour tenter de stopper l’impulsif Pepito. Il y arrivera, mais y laissera sa peau après qu’il ait abattu le gitan. 

    Le rouge est mis, Gilles Grangier, 1957 

    Le gang attaque des encaisseurs 

    Plusieurs schémas s’entrecroisent. D’abord celui du bourgeois qui mène une double vie, c’est déjà vu dans Miroir, ou encore dans le méconnu Leur dernière nuit. Mais n’est-ce pas la personnalité même de Gabin qui offre ce désir de dédoublement ? En effet, venant d’un milieu prolétarien, il n’aura jamais assumé son statut de vedette très riche, manifestant toujours de la tendresse pour les petites gens qu’ils soient des travailleurs ou des voyous. Cette figure ambiguë du bandit arrivé mais qui cherche toujours le mauvais coup, traverse toute l’œuvre de Gabin. Il est à la fois celui qui transgresse l’ordre bourgeois, et celui qui le remet à sa place. C’est comme ça d’ailleurs qu’il faut voir la succession des adaptations de Simenon qu’il a tournées : un coup il est une sorte de paumé, de criminel, livré à ses passions premières, un coup il est le policier Maigret. Dans Razzia sur la chnouf adapté du même Auguste Le Breton, il est à la fois le trafiquant de drogue et le policier qui démantèle le réseau. Sous ses airs solides et carrés, il est toujours dans l’entre-deux. La récurrence de ce thème dans sa filmographie ne peut pas être un hasard, il n’était pas du genre à tourner des films dont il n’appréciait pas le principe. Cette ambiguïté est le fil conducteur qui relie le Gabin d’avant-guerre à celui d’après la Libération.

    Le rouge est mis, Gilles Grangier, 1957 

    Fredo commence à avoir peur 

    On retrouvera donc des formes déjà vues, le truand arrivé, en pyjama comme souvent. Je crois que Gabin est l’acteur qui a le plus porté le pyjama à l’écran ! L’amitié des truands autour d’un bon repas, les appuis dans le milieu et bien sûr les maillons faibles. Les maillons faibles il y en a plusieurs, et tous sont en rapport avec les liens familiaux. D’abord c’est Pierre qui a la tentation de trahir et qui se laisse manipulé par la passion sexuelle qu’il entretient pour Hélène. Mais c’est aussi Fredo qui appartient à la grande famille du milieu. C’est presqu’une figure imposée que de traiter de ceux qui dans le milieu trahissent, avec les lamentations qui vont avec sur le temps qui passe et le milieu qui n’est plus ce qu’il était. Certains pensent que de mettre en scène la trahison parmi les truands c’est pour montrer qu’au fond ceux-ci ne sont pas fiables, soit par lâcheté, soit par cupidité. Mais en vérité, au moins pour Auguste Le Breton et José Giovanni, s’il y a trahison, c’est bien parce que ce principe de la solidarité entre truands existe, s’il n’existait pas on ne le trahirait pas. Les femmes ne sont guère fiables, Hélène en est l’exemple même. Et d’ailleurs Louis ne vit pas avec une femme, il vit avec sa mère ! On comprend qu’il tient sa vie sexuelle à l’écart de ce qui est important, sa famille, le pognon et ses amis. Mais derrière ces portraits, il y a aussi la police qui donne la chasse à ce gang violent. Cette police est déjà assez moderne puisqu’elle considère que la fin justifie les moyens, et elle n’hésite pas à mentir et à exercer un chantage pas très honorable sur le fragile Pierre. 

    Le rouge est mis, Gilles Grangier, 1957 

    Pierre est arrêté alors qu’il sort de chez Hélène 

    La façon dont est traité le scénario va décider du rythme du film. On voit bien qu’ici on a plutôt exploré un milieu qu’aborder le genre du côté de l’action. Et pourtant, ce sont les scènes d’action qui sont les plus réussies. La fin, que ce soit la seconde attaque des encaisseurs, l’évasion de Louis ou encore la course de vitesse pour rattraper Pepito, est tout à fait réussie. Elles auraient pu être un peu plus étirées, notamment en ce qui concerne la préparation de l’attaque à main armée. Au contraire, Grangier s’étend sur la liaison entre Pierre et Hélène, sans toutefois jusqu’à aller au bout de l’analyse entre une » sorte de benêt et une grue. Il y a deux tentatives pour ensuite explorer le milieu : d’abord replonger Pepito dans le milieu gitan, voué à la misère, ensuite la description des relations d’entraide qui se nouent autour de Louis. Les décors naturels sont plutôt bien choisis, comme souvent chez Grangier, surtout quand c’est Jacques Deray l’assistant, mais l’ensemble reste trop collé aux normes des studios de l’époque. On sait que Gabin n’aimait pas trop s’éloigner des studios et de ses exigences de tournage. Quelques scènes restent emblématiques du film noir, les jeux de miroir, le rôle des escaliers du côté de chez Hélène. Le flingage des motards qui donnent la chasse au gang, semble avoir été une source d’inspiration pour le Melville du Deuxième souffle, comme sans doute l’interrogatoire de Louis par la police.

    Le rouge est mis, Gilles Grangier, 1957 

    Raymond est mort, il faut se débarrasser du cadavre 

    La distribution est excellente, construite autour de la personne de Gabin dont on ne peut pas commenter la performance, étant donné qu’il reste toujours égal à lui-même. On retrouve ici un certain nombre d’habitués du cinéma de Gilles Grangier de cette époque-là, à commencer par Marcel Bozzuffi toujours très juste, puis Albert Dinan encore dans le rôle d’un flic aussi retors que besogneux, et Paul Frankeur dans le rôle de Frédo qui vend le reste de la bande, effrayé qu’il est de voir le gang tourné à la virée sanglante. Gabin voulait également Lino Ventura avec qui il avait déjà tourné Touchez pas au grisbi et Razzia sur la chnouf, ça tombait bien parce que celui-ci avait déjà tourné pour Grangier dans Trois jours à vivre. Bien que son rôle ne soit pas encore très étoffé, il a une présence très forte dans le rôle du nerveux Pepito le gitan. Il lui faudra attendre encore deux ans avant de devenir un grand premier rôle avec Classe tout risques de Claude Sautet. Annie Girardot est la légère Hélène, avec aplomb et beaucoup de sûreté dans son jeu. Elle avait déjà tourné pour Grangier dans Reproduction interdite, et elle retrouvera Gabin l’année suivant dans Maigret tend un piège. Jean-Pierre Mocky fait aussi une petite apparition dans le rôle d’un bellâtre qui se fait chasser par Gabin, c’est à peine si on le reconnait. Lucien Raimbourg qui était aussi un autre habitué de chez Grangier, fait une jolie apparition dans le rôle d’un petit voyou qui va aider Louis à s’évader. L’ensemble de cette distribution fait penser à un clan ou à une famille qu’on retrouve à cette époque de film en film au point de finir par les confondre. Bozzuffi, Girardot, Frankeur, Raimbourg, Dinan, Ventura et Gabin sont les acteurs favoris de Grangier à cette époque. 

    Le rouge est mis, Gilles Grangier, 1957 

    Pierre a offert un manteau de fourrure à Hélène 

    Ce n’est pas le meilleur du couple Grangier-Gabin, mais il a suffisamment de qualités, y compris cinématographiques, pour que non seulement on ne s’ennuie pas, mais pour qu’on y retrouve les marques de ce que doit être le film noir à la française. Donc, oui, il a passé assez bien les années. Il y manque peut-être un peu d’émotion, et puis surtout il y a une mauvaise musique qui de temps en temps vient se superposer aux dialogues, ce qui est assez désagréable. Le public suivra, mais sans que ce soit un très fort succès pour Gabin, et la critique ne s’y intéressera pas trop, elle avait à cette époque là d’autres préoccupations.  

    Le rouge est mis, Gilles Grangier, 1957

    Louis a été arrêté sur la dénonciation de Fredo 

    Le rouge est mis, Gilles Grangier, 1957 

    Pepito en veut à mort à Louis et à son frère



    [1] Presses de la Cité, 1960.

    [2] Pierre Amiot, 1957.

    [3] La table ronde, 1970.

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  •  Reproduction interdite, Gilles Grangier, 1957

    Gilles Grangier fait partie de ces auteurs mis à l’index par la police de la pensée de la Nouvelle Vague qui ne le jugeait pas assez artiste, trop commercial. C’était un réalisateur à succès qui a beaucoup tourné avec Jean Gabin – une douzaine de films – et Fernandel – une demi-douzaine. Ces collaborations lui donnèrent l’image d’un tâcheron docile au service de vedettes un peu capricieuses. Mais c’est une approche erronée, ou du moins très insuffisante, de sa carrière[1]. Si nous la regardons depuis notre centre d’intérêt principal qui est le film noir, on va voir qu’il a apporté sa pierre à la production de films noirs à la française. Nous avons déjà parlé de Trois jours à vivre[2], film tout de même assez solide. Mais il y en a bien d’autres, Gas oil par exemple avec Jean Gabin, ou encore La vierge du Rhin, Le désordre et la nuit, toujours avec Jean Gabin. Certains de ses films conserve une bonne image toutefois comme 125 rue Montmartre avec Lino Ventura, ou Le rouge est mis avec Jean Gabin d’après un roman d’Auguste Lebreton paru à la série noire. Formé à l’école du studio, il avait cependant fait assez souvent de belles excursions en extérieur. Il continuera à s’intéresser au film noir jusque pratiquement à la fin de sa carrière de réalisateur de cinéma avec Le cave. Il passera ensuite à la télévision dans les années soixante-dix, son heure en tant que réalisateur à succès avait passé, et puis les acteurs avec qui il avait ses habitudes n’étaient plus là. Ici le point de départ est un ouvrage de Michel Lebrun qui dans un premier temps avait signé du pseudonyme de Michel Lenoir. Michel Lebrun – pseudonyme de Michel Cade – était un auteur très prolifique dont de nombreux romans ont été adaptés au cinéma, et qui fut aussi un scénariste pour des adaptation d’OSS117 ou d’autres héros de film d’action. Il avait obtenu en 1956 le Grand Prix de la Littérature Policière pour Plein feux sur Sylvie, prix prestigieux à l’époque qu’obtiendra l’année suivante Frédéric Dard pour Le bourreau pleure. Longtemps il a été considéré comme une sorte de figure tutélaire du roman noir français. Il est aujourd’hui un peu oublié. Ecrivant beaucoup il avait multiplié les pseudonymes[3]. Bien qu’il ait connu quelques succès, et une vraie reconnaissance critique, il n’arrivera jamais cependant à la notoriété d’un Frédéric Dard, d’un Simenon ou même d’un Léo Malet.

    Reproduction interdite, Gilles Grangier, 1957  

    Kelber est un galeriste en difficulté : sa femme est dépensière, les études de son fils lui coûtent cher. Il rêve d’une bonne affaire. Et celle-ci va se présenter derrière le masque de Jacques Lacroix qui lui propose des tableaux pour un prix dérisoire. Dans ce lot il y aurait un Gauguin. Kelber va plonger la tête la première dans le piège. Le vendeur fait monter les prix : Kelber est obligé de racler les fonds de tiroir pour payer, et d’emprunter aussi au boucher. Bien qu’il ait fait expertiser le tableau, Lacroix va lui en refiler un faux. Lorsqu’il s’en rend compte, Lacroix a mis les bouts. Mais Kelber va le retrouver. Après l’avoir menacé, il va s’associer avec lui et avec un peintre raté Claude qui vit en concubinage avec Viviane. Les trois, ensemble, vont mettre au point une combine avec de faux certificats d’expertise : ils vont vendre plusieurs fois la même reproduction du Gauguin. Kelber peut ainsi se refaire. Il va passer du temps pour expliquer comment Claude doit travailler pour parfaire sa technique de faussaire. Mais Claude culpabilise et boit. L’affaire marche convenablement, Kelber trouve des clients pour les faux Gauguin et finit par rembourser le boucher, acheter une voiture neuve. Kelber et Lacroix ayant peur qu’il parle vont l’assassiner après s’être débrouillés pour avoir un alibi. Mais Viviane a compris qu’ils étaient tous les deux coupables, elle va les dénoncer. Lacroix sera arrêté et Kelber se suicidera.

    Reproduction interdite, Gilles Grangier, 1957 

    Le boucher avancera de l’argent pour acheter des tableaux 

    La trame est l’illustration de la maxime « le crime ne paie pas », et les criminels seront punis. Mais évidemment si on s’en tenait à cela, ce ne serait guère intéressant. Il faut prendre cette histoire comme le portrait d’un homme murissant dont la vie en apparence bien réglée est en train de se défaire. Sa femme l’accable de ses exigences, il tire très peu de satisfaction de son fils, et en plus il se fait rouler dans la farine par un petit escroc. C’est dans ce contexte que paradoxalement il va trouver du réconfort et une nouvelle raison d’exister en s’acoquinant avec celui qui l’a volé. Il va passer du statut de petit commerçant avide de bonnes affaires, à celui de criminel crapuleux. Et cela lui plait assez ! Mais il y a encore autre chose :  Kelber est fasciné par Lacroix. Il est attiré par lui, alors même que celui-ci s’est moqué de lui. Et cette attirance va être le ressort même de son orientation dans le crime. En effet, après s’être renfloué, il ne devrait plus avoir aucune motivation pour continuer ses carambouilles, la seule chose qui peut le pousser dans ce sens est bien de prolonger sa relation avec Lacroix. Curieusement malgré toutes les avanies que Lacroix lui a faites subir, Kelber est prêt à le suivre jusqu’au bout. C’est plus une relation d‘affaire, c’est une vraie relation amoureuse. Et d’ailleurs quand l’affaire tournera au vinaigre et qu’il apprendra que Lacroix a été arrêté, il perdra jusqu’à la motivation de s’échapper et de sauver sa peau. La scène peut-être la plus révélatrice c’est quand Lacroix tient la main de Kelber armé d’un revolver pour assassiner Claude.  

    Reproduction interdite, Gilles Grangier, 1957

    Kelber a retrouvé Lacroix 

    Les autres caractères sont bien moins intéressants. Lacroix n’est qu’un petit escroc sans envergure qui trouve dans Kelber un complice facile à manipuler. Le galeriste va être stimulé par le fait qu’il connait mieux que Lacroix ou même que Claude ce que sont les difficultés de peindre des faux, et là il reprend à ses propres yeux un peu d‘importance. Claude est juste un peintre raté et pleurnichard, à peine bon à se faire dorloter par Viviane. Il n’a aucune envergure, et on se demande bien pourquoi sa maîtresse se préoccupe de ce qu’il devient. La relation entre Claude et Viviane est un peu similaire à celle entre Jeanne et Simon dans Trois jours à vivre. Dans les deux cas, c’est la femme qui est forte et l’homme artiste et faible, faible parce que raté. On voit dans l’inversion des caractères traditionnels de féminité et de virilité, une figure qui s’ébauche : l’artiste est dépouillé de ses attributs masculins qui sont, selon les codes de l’époque, au minimum la prise d’initiative. Et c’est la femme qui le remplace dans ce rôle au pied levé. Viviane va venger Claude. Pourquoi ? L’aimait-elle ? On ne sait pas trop. Mais ce qui est certain c’est qu’on l’a privée de la possibilité de protéger quelqu’un de très faible.

     Reproduction interdite, Gilles Grangier, 1957 

    Le plus difficile est de motiver Claude 

    Le scénario est évidemment un peu paresseux, le coup de l’alibi au cinéma ou de la difficulté d’assassiner quand on n’y est pas habitué est une ficelle un peu usée, les scènes familiales paraissent aussi très répétitives. Cependant la réalisation tient assez bien la route. On appréciera cette façon de mettre en scène un quartier un peu populaire dans lequel le boucher semble le roi : c’était ainsi dans les années cinquante, les bouchers avaient de l’argent et vivaient bien mieux que les autres. Il y a donc dans ce film le charme de ce qu’était la vie dans les années cinquante quand Paris était encore une ville populaire.  Les scènes dans les escaliers ou dans l’atelier d’artiste de Claude sont plutôt réussies, avec une très bonne photo de Jacques Lemare qui retravaillera avec Grangier, mais qui s’était fait une spécialité dans le film policier avec de l’action.

    Reproduction interdite, Gilles Grangier, 1957 

    Lacroix et Kelber ont amené des toiles anciennes à Claude 

    La distribution s’organise autour de Paul Frankeur dans le rôle de Kelber. Il est excellent, mais cet acteur a toujours été très bon, il a toutefois eu rarement l’occasion de tenir des premiers rôles. A l’époque de ce tournage il avait à peine la cinquantaine, mais il avait une silhouette vieillotte qui du reste convenait très bien au rôle. Il fut souvent employé par Gilles Grangier. Michel Auclair, un autre très bon acteur, toujours très juste et constant dans la qualité de ses interprétations, mais trop souvent condamné aux seconds rôles, est Lacroix, le petit escroc sans envergure. Annie Girardot incarne Viviane la maitresse de Claude. Elle allait se spécialiser au fil de sa longue carrière dans ces rôles de femmes fortes et compatissantes, toujours prêtes à venir au secours des pauvres malheureux. Elle retrouvera rapidement Gilles Grangier dans Le rouge est mis. Elle avait cet air prolétaire et la gouaille qui allait si bien aux rôles qu’elle interprétait. Gianni Esposito s’était spécialisé dans des rôles de faibles ou de névrotiques. Ici il était Claude le peintre raté qui se rongeait les sangs sur sa propre nullité. Mais le reste de la distribution était tout aussi intéressant, que ce soit l’excellente Jacqueline Noël dans le rôle de l’épouse Kelber, ou Marcel Bozzuffi dans un petit rôle de comparse. Pour les plus anciens, ils remarqueront la présence de Jacques Moulières qui fut brièvement une star du yéyé sous le nom de Jacky Moulières, mais ici il n’était encore qu’un gamin qui de temps à autre faisait quelque apparition dans un film, généralement pour jouer le garçon un peu insolent, un peu agaçant. 

    Reproduction interdite, Gilles Grangier, 1957 

    Viviane découvre le cadavre de Claude 

    Ce n’est pas un très grand film, il y manque bien trop de choses pour cela. Production à petit budget, il ne s’en regarde pas moins avec plaisir et prouve que le film noir à la française a bel et bien existé. En tous les cas il démontre que Gilles Grangier n’était pas de ces réalisateurs nullissimes que la Nouvelle Vague méprisait. L’absence de charisme des principaux acteurs n’a pas permis au film d’être un très gros succès. Jacques Deray était l’assistant de Gilles Grangier sur ce film et selon lui, c’est bien là qu’il a appris le cinéma ! 

    Reproduction interdite, Gilles Grangier, 1957 

    Kelber comprend que Viviane l’a piégé



    [1] Gilles Grangier, Passé la Loire c'est l'aventure, entretiens avec François Guérif, Losfeld, 1989.

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/trois-jours-a-vivre-gilles-grangier-1957-a127976468

    [3] Alfred Eibel, Michel Lebrun, témoignages, Hors commerce, 2002.

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  •  Echec au porteur, Gilles Grangier, 1957

    Après trois gros succès avec Jean Gabin, Gilles Grangier va revenir à des films plus modestes quant à leur budget. En s’écartant de Gabin bien entendu il va retrouver une plus grande liberté de ton. Ici il choisit comme sujet, un roman de Noël Calef, celui-ci vient d’être couronné par le Prix du Quai des Orfèvres, récompense très prestigieuse et qui assure des ventes importantes et qui existe toujours. Dans la foulée de ce succès, Calef publiera Ascenseur pour l’échafaud qui sera adapté avec un grand succès par Louis Malle. Et puis il disparaitra, travaillant ici et là comme scénariste, ou encore écrivant des polars pour le Fleuve noir sous le nom de Maurice Derblay. Notez que dans les deux films adaptés de Calef, on retrouvera Jeanne Moreau qui, à cette époque, pré-Nouvelle Vague, se consacre au film noir à la française. Le Prix du Quai des Orfèvres, du moins à cette époque, était très bien-pensant. Il exaltait l’efficacité des forces de l’ordre, leur travail collectif. Et donc les méchant se devaient d’être punis sans nuances. Gilles Grangier s’intéressera quelques années plus tard à un autre Prix du Quai des Orfèvres, et ça donnera 125 rue de Montmartre.    

    Echec au porteur, Gilles Grangier, 1957

    Bastien Sassey est un petit voyou qui transporte de la drogue, dans un ballon de football de Marseille à Paris pour le compte d’Hans, un Allemand. Ce dernier veut cependant qu’il ramène à son fournisseur marseillais un autre ballon rempli d’une bombe qui doit exploser dans la journée. Bastien qui espère en finir avec cette bande, rêve de s’enfuir avec Jacqueline. Mais en partant, il croise une bande d’enfants qui jouent au ballon et qui en le bousculant lui font perdre le sien. Dans la confusion ce sont deux enfant su quartier qui récupèrent son propre ballon. Bastien n’arrive pas à les retrouver. Mais Hans et son tueur Dédé l’ont suivi. Apprenant la perte du ballon, ils décident de tuer Bastien. Laissé pour mort, il est ramassé par un camionneur italien qui va le remettre dans les mains de la police justement parce que Bastien est arrivé à l’avertir pour la bombe. On amène le blessé à Beaujon, et la machine policière va se mettre en route. L’enfant qui a gardé le ballon va en outre devoir être opéré de l’appendice, et sa mère amène le ballon avec lui à la clinique. C’est le commissaire Varzeilles qui va s’occuper de l’affaire. Dès lors une partie de la police recherche le ballon, et l’autre part à la poursuite du gang de la drogue. Ils vont aussi bien interroger Jacqueline qui leur donne la piste de Hans, que les gamins avec qui le petit Giraucourt avait l’habitude de jouer. Tout se met en place comme un puzzle. Le père Arpaillargues apprend à la radio que la bombe est recherchée et prévient la police qu’elle se trouve à la clinique, mais une infirmière la caché. Tandis qu’une partie la police s’emploie à liquider les gangsters, l’autre cherche fiévreusement la bombe. Elle sera retrouvée in extremis. 

    Echec au porteur, Gilles Grangier, 1957 

    Bastien a livré la drogue

    On est donc dans le polar plutôt bien-pensant, avec des caractères assez peu nuancés. Bastien s’est laissé entraîné bêtement par cupidité, Hans et son tueur Dédé sont ignobles et cruels, le camionneur italien a bon cœur, la police est efficace, etc. ce n’est donc pas l’intrigue qui peut présenter un intérêt. Tout va résider dans les principes mis en œuvre. Il y en a deux : d’abord un éclatement du récit qui en fait une œuvre chorale, ce qui permet à la fois de décrire le travail collectif de la police, et aussi la diversité d’un milieu populaire, celui de la rue Carcel à Paris, dans le XVème, à une époque où ce quartier est populeux. Ensuite, il y a ces groupes d’enfants qui étaient très nombreux dans les années cinquante et qui, faute de confort, faute de place, occupaient la rue. C’était leur domaine. Il y a donc un contraste entre ces gosses bruyants et agités qui courent dans tous les sens, et les gangsters qui vivent comme des rats dans des endroits disloqués en voie d’effondrement. Ils ne voient pas la lumière du jour ou si peu. Ce sont des êtres ricanants, probablement fous. Bie évidemment tout cela s’accompagne d’une vision morale : la police remet tout à l’endroit, les méchants sont punis et les bons sauvés, mêmes si un policier sera abattu dans le siège de la bicoque des gangsters. 

    Echec au porteur, Gilles Grangier, 1957 

    Aldo va secourir Bastien

    Remarquez qu’il y a des étrangers, des bons, le routier italien, et des mauvais, l’allemand Hans qui boîte tel un diable, qui tort la bouche dans tous les sens. Le reste des gens ordinaires ce sont des paisibles Français avec leurs petits problèmes de famille et de travail. Grangier aime manifestement ce petit peuple besogneux, sans ambition autre que de vivre tranquillement et d’élever ses enfants. La famille est sacrée, et il s’arrangera pour faire en sorte que les époux Giraucourt dont le fils est opéré de l’appendice, se réconcilie, constatant combien il est vain d’avoir des passions en dehors du foyer. Grangier donne des gages à un certain humanisme en montrant un policier qui a peur et qui doute face aux bêtes fauves qui se sont enfermées dans la maison pour développer leur commerce crapuleux. Cette approche va inciter Grangier à utiliser, très bien d’ailleurs, les décors naturels, preuve qu’il avait retenu, bien avant la Nouvelle Vague, les leçons du film noir à l’américaine. Outre les scènes qui se passent dans le bas du XVème arrondissement, espace en voie de modernisation – on y verra des immeubles neufs, qui grimpent en hauteur, au milieu de zones abandonnées – une petite partie se déroule sur le port de Gennevilliers. Grangier a toujours aimé filmer les ports, c’est la porte ouverte sur l’ailleurs, attirant mais inquiétant aussi. C’était déjà le cas dans La vierge du Rhin, ou encore dans Le sang à la tête. Mais les ports sont montrés aussi comme des lieux de labeur, avec toute leur machinerie à la logique de laquelle il faut que l’homme se plie. Ces décors naturels périphériques sont opposés de fait au cœur de Paris, particulièrement au Quartier Latin où la police vient ramasser Jacqueline, ou même à la Gare de Lyon où débarque Bastien. Ce sont deux mondes différents, la périphérie travaille clairement pour le centre. Dans les quartiers périphériques, la nuit opposera les espaces en constructions aux ruelles sombres et mal éclairées où se cachent les enfants pour échapper à la police, même s’ils ne craignent rien d’elle, ils préfèrent en rester loin. 

    Echec au porteur, Gilles Grangier, 1957 

    Lorsque Jacqueline arrive, Bastien est décédé    

    La mise en scène est bien rythmée, la photo est bonne, elle st due à Jacques Lemare qui sera encore de l’équipe qui travaillera avec Grangier sur 125 rue Montmartre. Il y a de l’application a donner de la profondeur de champ dans les espaces ouverts, et une très belle utilisation des contrastes des ombres et des lumières dans le refuge de la bande des trafiquants. Le film a été tourné assez vite à l’été 1957, avec un petit budget. Il y manque sans doute un peu de tension dramatique, mais cela vient probablement de la volonté de construire un récit choral qui oblige à abandonner les personnages, à peine ébauchés. Dans la mise en scène de ces principes, je reste persuadé que Grangier avait en vu le modèle de Naked city de Jules Dassin. Comme dans les films noirs américains du début des années cinquante, il met en scène la complexité de la machine policière, par exemple les techniciens qui transmettent de ci, de là les informations destinées à coordonner l’efficacité des forces de l’ordre en accélérant leur action. 

    Echec au porteur, Gilles Grangier, 1957 

    La police ramasse les gosses qui traînent pour avoir des nouvelles du ballon  

    La distribution est très large et très hétéroclite. Il n’y a pas de personnage principal autour duquel s’organise l’action : à la rigueur on pourrait prendre pour pivot Paul Meurisse qui incarne le commissaire Varzeilles. Sans être mauvais, il n’est pas éclatant. Il ne cabotine pas trop, mais on se dit que lui ou un autre, c’eut été du même. Serge Reggiani joue Bastien qui disparait à la première bobine. Renfrogné, il n’a pas l’air dans son assiette, il est vrai que de le faire courir après un ballon qui disparait n’est pas très valorisant. Jeanne Moreau tient son rang, mais elle sera plus remarquable dans Ascenseur pour l’échafaud toujours d’après Noël Calef. Gert Froebe qui sans doute en avait un peu marre de jouer les mauvais Allemands, se caricature lui-même. Il surjoue et prend des poses de dément. Mais comme les séquences sont brèves et qu’on ne s’attarde pas sur les personnages isolément, tout cela passe finalement assez bien. Les seconds rôles sont plus intéressants. On retrouve quelques visages familiers des films de Grangier, Lucien Raimbourg dans un rôle très bref de policier à vélo – on appelait ça, une hirondelle – toujours excellent, ou encore Jacques Dinam dans le rôle du routier italien, donc affublé d’un accent particulier. Mais il est toujours très bien. D’autres sont plus connus, comme Fernand Sardou dans le rôle d’un receveur des postes avec évidemment l’accent du midi, ou Simone Renant qui tente de cacher son désarroi devant sa déconfiture conjugale. Tous les deux sont très bons aussi. Et puis il y a Reggie Nalder dans le rôle de Dédé le tueur psychopathe, rien que son physique suffit pour l’imposer à l’écran. Il avait vraiment une tête bizarre. Il a joué une quantité industrielle de tueurs maniaques, et de partout, en France comme en Allemagne ou en Italie et jusqu’aux Etats-Unis pour Hitchcock dans The man who knew too much, version de 1956 et encore dans l’extraordinaire The manchourian candidate de John Frankenheimer. 

    Echec au porteur, Gilles Grangier, 1957 

    La police assiège le repère des truands   

    Si tout est loin d’être parfait, c’est plutôt un bon Grangier, avec pas mal d’idées cinématographiques. Outre l’histoire et la manière de la filmer, il y a une sorte de documentaire sur cette France qui est en train de disparaitre sous nos yeux. Il se revoit encore très bien malgré les années.  Le public lui fera un bon accueil. Curieusement, alors qu’il est abonné aux gros succès et aux gros budgets, il va encore tourner un petit filme, Reproduction interdite. 

    Echec au porteur, Gilles Grangier, 1957

    Hans vend chèrement sa peau 

    Echec au porteur, Gilles Grangier, 1957 

    La bombe a explosé

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  •  Le sang à la tête, Gilles Grangier, 1956

    C’est la première apparition de Jean Gabin dans une adaptation d’un roman de Simenon. Il y en aura bien d’autres, sans doute plus importantes. En vérité ce n’est même pas un film noir. C’est une sorte de drame familial. Du reste il n’y a même pas de crime. Pour la troisième fois Gabin va travailler avec Gilles Grangier. Comme on va le voir il y a une unité de ton dans les films que Jean Gabin tourne avec Grangier vers cette éopque, et ce n‘est pas un hasard. L’ouvrage de Simenon n’est certainement pas des plus marquants, mais comme on dit, il y a une atmosphère, un port, des gens laborieux, un milieu d’hommes qui se battent pour en sortir et qui parfois arrivent à des situations enviées, souvent au détriment de leur propre existence. Gabin aime ce genre de personnages rudes qui se sont fait à la force de leurs bras si on peut dire. Mais en même temps ils montrent une faille qui les rend vulnérables et que leur entourage va tendre à utiliser pour les rabaisser. Grangier, lui, va être tout à fait à son aise, plus avec la description d’un milieu laborieux qu’avec l’histoire proprement dite. 

    Le sang à la tête, Gilles Grangier, 1956 

    Le fils Cardinaud a bien réussi, parti de rien, issu d’un milieu désargenté, il est devenu le plus riche mareyeur sur le port de La Rochelle. Il a une belle maison, deux beaux enfants, deux domestiques. C’est un notable. Mais sa femme Marthe qui elle aussi vient d’un milieu pauvre, s’ennuie. Elle bovaryse. Mimile une sorte de petite frappe, un peu gigolo, est revenu d’Afrique où il avait cru pouvoir faire facilement fortune. Il est complétement fauché. Il va séduire facilement Marthe parce qu’il est l’exact inverse de François Cardinaud. Pendant ce temps Cardinaud emmène son fils à la messe, puis il s’inquiète de ne pas voir sa femme rentrer. Il se demande où elle a bien pu passer. Il va la chercher partout dans sa famille. Bientôt la rumeur de la ville indique que Cardinaud est cocu. Celui-ci continue tant bien que mal à gérer ses affaires, tout en essayant de mettre la main sur sa femme. Celle-ci revient à la maison pour apporter des bonbons à ses enfants, mais la gouvernante qui cherche à la remplacer, ne le signale pas à Cardinaud. Le père de ce dernier lui indique qu’il a été un peu négligent avec Marthe, trop occupé par sa réussite matérielle. Drouin cherche lui aussi Mimile qui a une dette envers lui. Mais Mimile et Marthe se sont planqués d’abord dans un petit hôtel puis ensuite dans l’île de Ré. Cardinaud accompagné de Drouin est cependant sur la piste des fuyards. Ce sera pour lui l’occasion de montrer à Drouin qu’il sait se faire respecter. Son but n’est pas de se venger de Mimile, mais simplement de récupérer sa femme. En fait celle-ci a abandonné Mimile à son triste sort et veut retourner à la maison, sur le bateau qui la ramène de l’Île de Ré à La Rochelle, elle va demander à Cardinaud d’abandonner son luxe et de vivre plus tranquillement une vie de famille. Ce qu’il consent bien entendu. 

    Le sang à la tête, Gilles Grangier, 1956

    Mimile est revenu

    Le thème général serait celui d’un homme qui pour s’extraire de la plèbe d’où il vient et qui en aurait oublié les principes fondamentaux de la vie. On pourrait dire que c’est une leçon de morale bien malvenue, si on oubliait que c’est l’histoire de Simenon dont la réussite matérielle a été aussi éclatante que le désastre de sa vie privée. Cardinaud est un personnage qui est devenu une sorte de notable sans conviction réelle, pris dans des obligations d’un côté et de l’autre, se faisant taper par ses beaux-parents, devant en permanence contrôler le bon déroulement des affaires. Le personnage de Marthe est relativement peu développé. Elle aime Cardinaud et ses enfants, mais elle se tourne vers Mimile dont elle comprend la faiblesse et à qui elle peu apporter quelque chose, alors que son mari est bien trop solide pour avoir besoin de quoi que ce soit. Son problème c’est l’ennui. Elle ne travaille pas et ses enfants sont pris en charge par les domestiques. Elle a été en quelque sorte dépouillée de ses fonctions de femme. Dans la volonté qu’elle manifeste de revenir à une vie bien plus modeste, elle citera en exemple le frère de Cardinaud, Arthur, simple travailleur qui joint des deux bouts difficilement, elle produit forcément une critique de la bourgeoisie et de la consommation. Et donc il vient que le sujet principal du film pourrait bien être la critique de l’idée même de réussite, puisque celle-ci ne peut se réaliser que dans l’écrasement de l’entourage de celui qui réussit. La maison dans laquelle la famille Cardinaud vit est écrasante et sans âme, peuplée de fantômes, comme ces deux domestiques qui semblent être ailleurs et qui pourtant son là à demeure. La vie des Cardinaud est un rituel ennuyeux, on le voit dès le début, le dimanche ce sera la messe, puis on ira acheter les gâteaux, et enfin après avoir pris l’apéritif dans une grande brasserie, peut-être ira-t-on au cinéma. Cardinaud existe en effet dans le travail et par le travail et pas du tout dans la jouissance de son résultat. Il accumule, et plus il accumule de charges, de richesses, et plus il devient étranger à lui-même et à se femme. Sa femme en le trompant avec un presque rien, va lui rappeler les saines priorités de l’existence.

     Le sang à la tête, Gilles Grangier, 1956 

    Cardinaud est passé chez ses parents pour tenter de retrouver Marthe 

    Ce n’est donc pas un film noir, mais un drame familial sur fond de déclassement d’un prolétaire qui a pensé qu’il était simple et avantageux de changer de classe sociale en s’élevant. D’ailleurs les bourgeois sont représentés comme des gens assez horribles, hypocrites et sournois, à l’image de ce faux jeton d’Hubert Mandine qui achète misérablement les faveurs éphémères de Raymonde, la sœur de Mimile, qui se prostitue sans complexe. Le scénario qui est dû à Gille Grangier et Michel Audiard, recèle cependant un défaut fondamental, c’est l’impassibilité de Cardinaud face à son cocufiage, de même Marthe ne semble guère se soucier d’avoir couché avec Mimile quand elle re vient vers Cardinaud. Elle ne manifeste aucun remord, et Cardinaud ne montrera aucun signe de jalousie. Mais s’il n’est même pas un peu jaloux, on ne voit pas pourquoi il voudrait récupérer sa femme, juste pour souder la famille ? C’est assez peu vraisemblable. Certes son comprend bien que Cardinaud est fort, qu’il ne doute pas de ce qu’il est lui-même, mais il traite de cette fugue comme il traite des enchères de la pêche, sans passion, précisément et avec sang-froid, toujours avec le but de gagner. C’est à tel point qu’on se demande bien ce que le personnage de Drouin, le violent capitaine de cargo, vient faire dans cette salade, si ce n’est pour montrer le calme et la détermination de Cardinaud qui en lui donnant une raclée retrouve ses origines prolétariennes dans cette manière de faire la loi. 

    Le sang à la tête, Gilles Grangier, 1956 

    Les enchères sur la pêche du jour sont une étape incontournable 

    Comme on le comprend, ce n’est pas le déroulé de l’intrigue qui retiendra l’attention, pas plus que la timide tentative de la gouvernante de prendre la place de l’épouse de Cardinaud et qui se fera remettre à sa place sèchement. C’est un film matérialiste au sens marxiste du terme, à savoir que le comportement dépend des origines de classes et des contraintes économiques qu’elles engendrent. En passant d’une classe à l’autre, Cardinaud passe du statut d’exploité à celui d’exploiteur, Titine le soulignera quand elle dénoncera la puissance de Cardinaud qui empêche les pauvres comme elle de gagner leur vie tranquillement. C’est tellement vrai que son fils tourne voyou, et que sa fille se prostitue. Le cocufiage de Cardinaud est pour elle comme une revanche sociale. Cette approche va se traduire, et à mon avis c’est ça qui est intéressant dans ce film, par une très grande attention de Gilles Grangier au monde du travail, à la vie du port de La Rochelle. Il y a une grande tendresse dans sa manière de filmer aussi bien les hommes que les lieux. Il utilise toujours à bon escient les équipements portuaires, comme dans La vierge du Rhin[1], et comme il le fera encore dans Echec au porteur avec le port de Gennevilliers. La scène de la vente de la pêche aux enchères est particulièrement réussie, sans doute tournée avec la complicité de personnages réels du port de La Rochelle. D’ailleurs toutes ces scènes qui mettent en valeur le travail sont parfaites et montrent à quel point notre monde a changé en un peu plus d’un demi-siècle. Grangier choisit toujours très bien ses décors – ici il a été aidé par Jacques Deray qui était son assistant[2] – il aime filmer les grues et les engins qui déplacent les objets dans un bruit de fureur, comme il aime filmer les bateaux qui rentrent ou qui sortent du port pour découvrir de nouveaux espaces ou pour en rapporter des souvenirs plus ou moins bons. Parmi ceux-ci il y aura le cargo de Drouin qui ramène le maléfique Mimile. Dans cet univers marqué d’hyperactivité, Cardinaud apparaît parfois comme déplacé avec ses beaux costumes et son large manteau de tweet. Certes il en impose au populo, mais n’empêche pas celui-ci de se moquer de lui, dans son dos. A l’opposé de ce décor familier d’un travail difficile, il y a la maison des Cardinaud, comme frappée de non-vie, elle est trop vaste et trop vide. On le comprend très bien quand Grangier filme les escaliers en contre-plongée pour signifier cette absence maintenant que Marthe est partie. Grangier est aussi toujours très bon dans les scènes d’action, on l’oublie un peu trop souvent. Drouin déclenche deux bagarres qui sont promptement filmées avec un grand réalisme. L’ensemble est bien rythmé, malgré le côté un peu statique de l’intrigue, on ne s’ennuie pas. 

    Le sang à la tête, Gilles Grangier, 1956 

    Cardinaud demande chez lui s’il y a du nouveau 

    L’interprétation se réduit à Jean Gabin qui pour le coup s’est encore teint les cheveux, pratique qu’il va abandonner dans ses films suivants. Il est égal à lui-même personnifiant comme toujours le gars solide et déterminé, celui qui ne doute et qui se trouve d’abord là pour remettre les pendules à l’heure. Il occupe l’écran de bout en bout, il est vrai qu’en face il n’y a pas grand-monde pour contrebalancer son poids, non pas que les seconds rôles soient mauvais, mais plutôt parce qu’ils sont écrits sans trop de profondeur. Le personnage de Marthe est très pâlichon, et il est vrai que Monique Melinand dans le rôle n’est pas très charismatique. Elle a un peu l’air de s’en foutre d’avoir mis son mari dans la merde. José Quaglio dans le rôle de Mimile n’est guère plus convaincant, acteur italien doté d’un physique à coucher dehors, il est transparent. Les autres seconds rôles sont meilleurs, à commencer par l’inévitable Paul Frankeur, un habitué de la cinématographie de Gilles Grangier. Ici il est le bouillant Drouin. Passons sur l’apparition de Renée Faure dans le rôle de la gouvernante, on a du mal à savoir à quoi il sert en dehors de faire un peu de remplissage. Il y a aussi l’excellente Claude Sylvain dans le petit rôle de Raymonde, la prostituée, et puis Georgette Anys dans celui de Titine, la mère affublée de deux enfants qui ont mal tourné. Elle est excellente. Pour les cinéphiles au regard averti, ils reconnaîtront Jacques Deray dans le petit rôle du chauffeur de bus à qui Cardinaud demande des nouvelles de sa femme.

    Le sang à la tête, Gilles Grangier, 1956 

    Hubert Mandine est un habitué de la sœur de Mimile qui se prostitue 

    Si l’intrigue manque clairement d’intérêt, et même si les personnages, en dehors de celui de Cardinaud, manquent d’épaisseur, le film reste très attachant à cause de cette implication de Gilles Grangier dans la description de la vie des petites gens, des ordinaires. On se délectera des scènes qui se passent dans les cafés, cette foule grouillante et enfumée, dont la manière sera reprise et approfondie plus tard par Claude Sautet. Grangier est bien aidé par la très bonne photo d’André Thomas. On retiendra la scène qui se passe à l’église au tout début du film, tandis que le drame couve, mais aussi la très curieuse scène finale, quand les Cardinaud réconciliés débarquent du ferry, ils sont suivis par une foule qui les fait ressembler à une manifestation syndicale dont ils seraient les leaders ! C’est étonnant, je me demande si ce n’est pas l’inconscient de Grangier qui parle. Le film fut bien accueilli, sans qu’il n’atteigne cependant des sommets. 

    Le sang à la tête, Gilles Grangier, 1956 

    Cardinaud donne la leçon à Drouin

     Le sang à la tête, Gilles Grangier, 1956 

    Les Cardinaud reviennent à la maison



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/la-vierge-du-rhin-gilles-grangier-1953-a159721764

    [2] Jacques Deray, J’ai connu une belle époque, Editions Christian Pirot, 2003.

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