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Du rififi chez les hommes, Jules Dassin, 1955
Ce film important consacre le film noir à la française. Bien que ce soit Jules Dassin qui l’ait mis en scène, par ses décors, par sa thématique et bien sûr l’ensemble de l’équipe technique, c’est un film français. Le point de départ est le roman d’Auguste Le Breton, son premier chez Marcel Duhamel. Auguste Le Breton déposera ensuite le mot de Rififi comme une marque personnelle. Il disait que c’était lui qui l’avait inventé. Peut-être, en tous les cas il était assez inventif dans les formes argotiques pour que cela fut vrai. Rififi désigne une bagarre ou une guerre, il est probable que ce terme soit dérivé de la guerre du Rif, conflit qui a opposé les Rifains aux armées espagnole et française dans les années 1920. Le succès de la Série qui a d’abord dépendu des auteurs américains et de James Hadley Chase s’oriente sous l’impulsion de Marcel Duhamel vers des auteurs français. Ce sera d’abord Albert Simonin qui va décrocher la timbale avec Touchez pas au grisbi en 1953, puis, la même année, Auguste Le Breton avec Du rififi chez les hommes. Ces deux auteurs qui ne s’aimaient guère, ont en commun de raconter des histoires de truands, très françaises. Ils connaissaient le milieu, sans doute plus Auguste Le Breton qui a fréquenté tout le gratin de la pègre parisienne, sans aller jamais en prison, qu’Albert Simonin qui ira en taule pour de très mauvaises raisons liées à la collaboration. Ils seront bientôt rejoints par un autre truand, José Giovanni, mais d’abord celui-là devra sortir de cabane après avoir été condamné à mort, puis avoir vu sa peine commuée en perpétuité, et finalement avoir fait 11 ans derrière les barreaux. Tous les trois prospéreront au cinéma, en donnant des sujets nombreux et variés, mais avec une réflexion particulière sur la morale. Le plus non conformiste des trois était sans doute Auguste Le Breton, avec un vieux fond d’anarchisme, bien qu’il se considérât comme un gaulliste parce qu’il avait appartenu à un réseau de résistance piloté depuis Londres. Ses romans sont plutôt cyniques, marqués par une sorte de fatalité qui colle à la peau. Le Breton était du reste un homme assez amer, il en voulait à la guerre de 14-18 qui l’avait fait orphelin et qui l’avait conduit à s’évader de l’orphelinat où il était détenu[1]. Il fut ainsi amené à errer dans les rues de Paris, à se débrouiller tout seul ou presque, passant d’un métier à un autre, attrapant au passage la tuberculose. Si le livre et le film qui en fut tiré lancèrent la carrière d’Auguste Le Breton, Jules Dassin trouva dans cette adaptation une manière de rebondir alors qu’aux Etats-Unis il avait été mis sur la liste noir pour son adhésion au parti communiste. La réputation de Jules Dassin n’était plus à faire, mais il fallait encore qu’il confirme que dans le cadre français particulier il était capable de montrer son savoir-faire, et c’est ce qu’il va faire.
Tony le stéphanois est un vrai loser. Il sort de cinq ans de cabane et perd tout ce qu’il peut dans des parties de poker boiteuses. Son ami Jo le Suédois est tout de même là pour l’aider, bien qu’il n’aime pas trop qu’on l’aide. Tony est un homme amer et solitaire, son ancienne gonzesse, Mado les grands bras, ne l’a pas attendu, elle s’est mise en ménage avec un autre truand Pierre Grutter, un voyou propriétaire d’un cabaret dont le frère, Rémy est un drogué, violent et imprévisible. Tony la retrouve et lui met une trempe pour l’avoir largué. Mais avec ses amis Mario et Jo, il a l’idée de faire le casse d’une grande bijouterie. Il espère toucher le pactole. Ils vont préparer cette affaire d’une manière très minutieuse, et pour cela ils vont faire venir auprès d’eux César le milanais, un spécialiste de l’ouverture des coffres forts. C’est l’alarme qui leur pose le plus de problème, ils vont donc s’entraîner dans une cave à sa neutralisation. Tony sera chargé de voler une voiture, une traction grise. Le casse se déroulera très bien, ils utiliseront la technique du parapluie en passant par le plafond de la bijouterie, puis ils perceront le coffre après l’avoir retourné. C’est à peine si en décarrant ils devront neutraliser deux policiers en tenue pour s’échapper. Le coup est très audacieux, les journaux parlent d’un montant de 240 millions. Le butin est confié à la garde de Mario. Tony et Jo vont négocier avec un receleur. Mais entre temps César a voulu faire plaisir à Viviane la chanteuse du cabaret des frères Grutter, et lui a donné une bague de grand prix. Les truands vont comprendre que c’est la bande du stéphanois qui est à l’origine du casse. Ils vont faire parler Mario qu’ils tueront avec sa maitresse. Puis ils vont kidnapper César qui à son tour parlera. Pour faire pression sur Tony et Jo, ils vont enlever le petit Tonio qui est en fait le filleul de Tony. Leur idée est de l’échanger contre le paiement des bijoux. Jo et sa femme paniquent, mais Tony retrouve son sang froid et va contrecarrer les plans de la fratrie Grutter. Il retrouvera César et le tuera parce qu’il a parlé. De loin il assistera à l’enterrement de Mario et de sa femme. Mais il faut retrouver les frères Grutter qui ont disparus. Pour cela il va mettre en branle toutes ses relations et aidé de son ancienne maitresse, Mado les grands bras, il va les localiser. En effet, avec elle il monte un piège faisant croire au dealer de Rémy qu’il doit lui amener sa drogue. Il va le prendre en chasse pour arriver jusqu’aux frères Grutter. Ils se sont planqués à la campagne, et Pierre contacte Jo le suédois par téléphone. Celui-ci se laisse convaincre de donner le fric pour retrouver son gosse. Mais Tony arrive sur les lieux, tue deux des frères Grutter et récupère Tonio. Cependant il comprend que Jo est parti donner l’argent. Laissant Tonio à la garde d’une bistrotière de sa connaissance, il se précipité à la maison de campagne. Jo est arrivé et va se faire descendre par Pierre, mais Tony va le tuer à son tour et récupérer la valise pleine de pognon. Cependant il est mortellement blessé. Il va avoir tout juste le temps de ramener Tonio à sa mère avant que de mourir, et la valise de billets va finir dans les mains de la police.
Tony n’a plus de crédit chez les joueurs de poker
C’est un scénario très fidèle au roman, sauf que dans le livre de Le Breton la bande ennemie de Tony est une bande d’arabes qui grignote le territoire des maquereaux français de souche, ce qui explique que le plus jeune, le drogué, manie le rasoir. Donc c’est une histoire de voyous à l’ancienne. Le coup du parapluie est emprunté à Marius Jacob, grand héros de l’anarchie belle époque qui passa des décennies au bagne[2], personnage flamboyant auquel Jean-Marc Delpech a non seulement consacré une thèse d’histoire, mais aussi un excellent blog qu’il alimente avec régularité[3]. Je me suis toujours demandé comment Le Breton avait eu connaissance des exploits de Jacob, il faut croire que les frontières entre le milieu traditionnel et l’anarchie n’étaient pas bien étanches. Si le film a autant marqué les esprits, c’est parce qu’il montre avec une grande minutie la préparation et l’exécution d’un casse. Il détaille le côté artisanal de la besogne, et une fois le casse terminé, on n’ignore plus rien de la technique à utiliser pour ce faire, on peut même la reproduire ! Il y a un travail d’équipe, une collectivité à l’œuvre. Concentrés et compétents, les gangsters sont des sortes d’ouvriers spécialisés, même s’ils opèrent en costume-cravate. Tout cet aspect exalte l’amitié et le côté un peu familial des truands de cette époque. Mais il y a aussi la lutte contre les frères Grutter qui est le fameux grain de sable. L’enjeu est à la fois le pognon et les femmes. Les frères Grutter supportent mal la bande de Tony. Celui-ci a en effet battu Mado les grands bras comme plâtre, à coups de ceinturon pour la punir d’avoir céder aux avances de Grutter, et César couche avec Viviane la chanteuse. Mais ils sont sans doute aussi jaloux parce qu’ils ne sont pas capables de monter un coup d’une telle envergure.
La bande étudie l’alarme
Si ce film exalte l’amitié entre truands, il la montre aussi des plus fragiles. César parlera, Jo le suédois perdra son sang-froid. Tony qui est pourtant malade, dans le livre on apprend qu’il est tuberculeux, est le plus solide mentalement. Il a il est vrai une réputation, et c’est bien cette réputation qu’on verra à l’œuvre quand il se mettra à chercher Tonio en mettant en branle ses relations dans le milieu, milieu qui s’étend à tous les bistrotiers de la place. La forme du film pourrait apparaître misogyne, Du rififi chez les hommes, mais il n’en est rien. Le Breton d’ailleurs qui écrira Du rififi chez les femmes, dont il sera tiré aussi un film, a toujours mis en scène aussi des femmes très fortes. C’est encore le cas ici. Mado les grands bras qui encaisse sans broncher la correction de son ancien mec, va s’émanciper de Pierre Grutter et passer outre sa rancœur pour aider Tony à retrouver Tonio. La femme de Mario est également très forte mentalement, car malgré la menace virulente des frères Grutter de la tuer, elle aura la force morale d’alerter Tony. D’ailleurs ce qui intéresse Le Breton, c’est la morale. C’est le sens de l’opposition entre les frères Grutter sans foi, ni loin et la bande de Tony. Pour mieux appuyer cette opposition, Rémy sera représenté comme un drogué, et Pierre n’hésitera pas à s’en prendre à un gosse.
Pour le casse il faut une voiture volée
Cette thématique de la vie ordinaire et farouche des truands, si elle a eu autant de succès, et si elle garde une place dans la mémoire cinéphilique, c’est aussi parce que la mise en scène de Dassin est une grande réussite. Bien entendu quand les producteurs montent ce projet ils ont en tête l’énorme succès de Touchez pas au grisbi. Mais la volonté de Le Breton était de faire quelque chose de bien plus réaliste et donc de bien plus dur. Ses ouvrages sur le milieu sont toujours très violents. Ce fut d’ailleurs ce roman qui fit de lui un auteur à succès, auparavant il avait publié Les hauts murs chez Denoël – formidable roman qui racontait son enfance et son évasion de l’orphelinat – mais sans que cela ne soit autre chose qu’un succès d’estime. C’est un peu comme s’il critiquait l’approche un peu comique du milieu par Simonin. Dassin a cette époque a déjà donné ses lettres de noblesse au film noir, ces quatre derniers films sont des films noirs, tous devenus des classiques du genre, la critique parisienne l’a reconnu comme un maître. Et pourtant sa source d’inspiration pour Du rififi chez les hommes doit être recherchée dans Asphalt jungle de John Huston[4] plutôt que dans ses films. En effet, même si on passe du casse d’une banque à celle d’une bijouterie, le principe est le même, celui de la mise en scène des compétences des uns et des autres, et puis le héros un peu en retrait qui veille sur l’ensemble de l’affaire comme pour la protéger. Tony est le décalque de Dix Handley. Il est tout autant un perdant que lui. Dans la manière de filmer, on verra aussi bien Tony que Dix, excentrés par rapport à l’action, comme à côté du tumulte de la ville. On verra également toute la bande réunie sous la lumière d’une lampe aussi bien pour penser le coup que pour l’exécuter dans une communion. L’analogie entre les deux films ira jusqu’à l’action de Tony qui frappe les policiers qui rodent dans la nuit pour piéger les truands, et tous les deux mourront au volant d’une voiture qui ne les mène nulle part. Et puis il y a cet amour de la nuit qui dans les deux films plongent la grande ville dans un silence presque douloureux et inquiétant. Je suis étonné qu’on n’ait pas fait plus tôt le rapprochement entre les deux films, alors qu’on l’a fait, à tort selon moi, entre Du rififi chez les hommes et Touchez pas au grisbi qui ne reposent pas du tout sur les mêmes principes, ne serait-ce que parce que tout oppose le truand arrivé Max le menteur et le loser Tony le stéphanois qui sort de prison. L’un est heureux de vivre, l’autre est un homme amer et complètement fini.
Ils ouvrent enfin le coffre
Dassin va se régaler à mettre en scène le Paris des années cinquante et donc à opposer les quartier riches et bien propres et les quartiers plus prolétaires et usés. Le capital et le travail. N’oublions pas que si Dassin s’est retrouvé en Europe, c’est parce qu’il était bêtement poursuivi aux Etats-Unis pour ses opinions politiques très à gauche. Comme il y a un amour des gestes prolétaires des truands qui cassent la bijouterie, il y a une belle description du Paris besogneux, des petites gens qui s’affairent pour gagner leur vie. La nuit, c’est ce moment où ils ne sont plus présents, quand la ville dort, c’est le titre français d’Asphalt jungle, il ne reste plus que les flics et les truands dans les rues vides. Parmi les formes utilisées par Dassin, il y a les trous, ces points de passage entre deux mondes, notamment quand ils percent le plafond et s’évadent d’un monde sans saveur vers un monde éclatant de richesse. Ils font aussi un trou bien rond dans le dos du coffre-fort. Mais ce passage entre deux mondes, on le trouve encore dans la visite de Tony au cabaret de Grutter et quand Tony va flinguer par la fenêtre Rémy, sans même lui laisser le temps de comprendre ce qui se passe. La deuxième partie, après le casse donc, va évoluer vers une forme de dérive dans la vile. C’est un hommage bien involontaire au vieux Paris qui aujourd’hui n’a plus d’identité en dehors de ses monuments qui plaisent tant aux touristes.
Les frères Grutter interrogent Viviane
Il y a des scènes un peu moins réussies, celles dans le cabaret avec la chanson de Magali Noël. Ou encore la description de la vie familiale un peu niaise et sans saveur de Jo le suédois. Mais il y a de belles envolées, en dehors du casse, par exemple quand Tony prend Charlie le dealer – à l’époque on n’employait pas ce terme évidemment – en filature dans le métro. Dassin sait filmer les escaliers ou les tunnels, prendre de la profondeur de champ quand il le faut. C’est sans doute cela qui fait que son film conserve une étrange poésie. Quand Tony escalade les escaliers dans les vieux quartiers, on sent tout le poids du passé de la ville qui va peser sur ses épaules. C’est peut-être plus cela qui l’a intéressé que le côté un peu vulgaire de la vie à l’intérieur du cabaret. Comme on le voit, et bien avant la Nouvelle Vague, il y avait une volonté de s’évader la prison des studios pour tourner à même la rue et en saisir la vérité.
Tony part à la recherche du petit Tonio
L’interprétation reste compliquée et dévoile sans doute un manque de moyens. Jean Servais joue Tony, certes il a l’air bien malade, vitreux, sa maigreur s’oppose à sa force mentale. Mais il y a un côté un peu gênant, même si on n’a pas grand-chose à lui reprocher. C’est un peu comme cela que Tony est décrit par Le Breton. Carl Boehm dans le rôle de Jo le suédois est carrément insipide. Mais il ne fait que passer, alors ça passe. Le reste de la distribution est excellent. Robert Manuel joue Mario, il s’abonnera à ce genre de rôles par la suite. Sa femme Ida est jouée par l’excellente Claude Sylvain qui a refusé pour des raisons obscures de faire carrière mais qu’on a vu dans L’affaire Maurizius et dans Le sang à la tête[5]. Jules Dassin s’est donné le rôle de César le milanais, et il est très bon aussi. La bande d’en face n’est pas mal non plus, avec le trio des frères Grutter, l’aîné est incarné par Marcel Lupovici, le second par Pierre Grasset et enfin le dernier par la révélation de l’époque, Robert Hossein qui va faire par la suite la carrière qu’on sait. Il fait une courte apparition, mais marquante, sera la vedette entre autres de Du rififi chez les femmes. On appréciera aussi Maris Sabouret dans le rôle de Mado les grands bras. Décédée très jeune, elle ne tournera pas beaucoup, s’étant consacrée plutôt au théâtre. En tous les cas, ici, elle est remarquable de dignité. Mais la plupart des petits rôles comme celui de Charlie sont soignés et bien dessinés. Magali Noël est aussi très bien dans le rôle de la plantureuse chanteuse Viviane. C’est d’ailleurs elle qui chante, sans doublure.
Tony met en place un réseau d’informateurs pour retrouver les frères Grutter
Ce film noir à la française est réalisé par un américain comme une sorte de synthèse entre les deux rives de l’Atlantique et confirme notre thèse selon laquelle il a bien existé un film noir à la française même si Borde et Chaumeton ont affirmé le contraire. Ce fut un grand succès public, en France, mais aussi à l’étranger, et avec le temps le film est devenu un classique du genre, salué par la critique. C’est justifié, et un film noir incontournable. Dassin reprendra l’idée du casse en passant par le haut dans le très bon Topkapi adapté d’un roman d’Éric Ambler – un grand auteur un peu trop oublié – en 1964. Ce sera un succès également, quoiqu’on ne puisse pas le ranger dans la catégorie du film noir. En tous les cas, Du rififi chez les hommes se voit et se revoit avec plaisir et on en trouve une belle copie en Blu ray maintenant chez Gaumont.
Avant de mourir Tony aura le temps de ramener Tonio à sa mère
[1] Il racontera cela dans son autobiographie romancée Les hauts murs, Denoël, 1954.
« Les loups dans la bergerie, Hervé Bromberger, 1960De quelques études récentes sur Frédéric Dard dit San-Antonio »
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