• L’inexorable enquête, Scandal Sheet, Phil Karlson, 1952

    L’inexorable enquête, Scandal Sheet, Phil Karlson, 1952

    Le journal et les journalistes sont une source inépuisable pour le film noir, c’est en quelque sorte un sous-genre. Il y a de nombreuses réussites comme par exemple Deadline USA de Richard Brooks qui sera tourné la même année[1]. Ce quatrième pouvoir comme on disait avant qu’on ne se rende compte que la presse est très peu libre de ce qu’elle publie, est forcément ambigu. Très souvent présenté comme le vecteur de la vérité en marche, il est aussi parfois présenté comme mensonger. Si le tirage diminue, le quotidien est en danger. Et donc comme la concurrence est forte dans ce secteur, tous les coups sont permis pour s’imposer auprès des lecteurs, avec on le sait la recherche du sensationnel. L’ambiguïté qui est le fondement du noir, vient de ce que le journal peut-être à la fois un auxiliaire de la recherche de la vérité, et donc de la démocratie, et un mensonge destiné à protéger quelque puissant en place. Aujourd’hui alors que le prestige des journalistes n’est plus ce qu’il était, on passe son temps à les dénoncer comme des gens corrompus et sans morale du fait de leur promiscuité avec les cercles du pouvoir. On avait déjà vu ce thème dans The big clock, tourné quelques années plus tôt, où un magnat de la presse se sert de sa position pour étouffer son propre crime[2]. Chaque fois il s’agit d’autocrates qui voient leur situation sociale mise en danger et qui doivent se résoudre au crime pour se maintenir en vie. L’histoire est tirée d’un roman de Samuel Fuller qui lui-même fut d’abord un journaliste et donc qui connait le métier de l’intérieur, enfin le métier tel qu’il se pratiquait dans les années 40-50, et avant d’être un cinéaste réputé, il avait écrit plusieurs romans avec un certain succès. Imprimer un quotidien est une aventure, et évidemment le tirage dépend de l’appréciation du public. Le projet avait été vendu à Howard Hawks pour 15 000 $, puis celui-ci avait demandé un premier traitement à Fuller, mais n’avait pas été intéressé à continuer l’aventure. Il revendit le projet pour 100 000 $. Parmi les acteurs pressentis pour le rôle clé de Chapman, plusieurs noms avaient été avancés : John Payne, Denis O’Keefe et encore Orson Welles. Ce qui semble indiquer qu’on voyait l’ensemble comme un film noir traditionnel, mais sans de gros moyens. 

    L’inexorable enquête, Scandal Sheet, Phil Karlson, 1952 

    Mark Chapman est critiqué pour avoir trop orienté le journal vers le sensationnel, mais il va démontrer chiffres à l’appui que se politique est la bonne puisqu’elle permet accroître le lectorat et donc les bénéfices. Le reporter Steve McCleary admire Chapman et il a tendance lui aussi à utiliser des méthodes très limites pour obtenir des scoops. Mais sa fiancée, Julie Allison, au contraire, déteste le rédacteur en chef et ne rêve que de le voir plonger. Le journal a organisé une sorte de fête pour les cœurs solitaires pour accroître sa publicité. Mais à cette sauterie, Chapman croise son ancienne épouse, du temps qu’il s’appelait Grant, qu’il a quitté d’une manière brutale. Celle-ci est très indicative et prétend le dénoncer puisqu’il travaille sous un nom d’emprunt. Dans la dispute, Charlotte Grant tombe et se fracasse le crâne sur une tuyauterie en fonte. Chapman tente de dissimuler l’identité de la femme en lui enlevant ses papiers et les signes distinctifs, comme son alliance. Ce sera Steve McCleary qui va être chargé de l’enquête journalistique. Un ancien journaliste ivrogne va faire progresser l’enquête d’une manière inattendue, en effet Chapman en lui donnant quelques dollars lui a aussi donné le ticket d’un préteur sur gage. Charlie comprend rapidement que ce ticket est décisif : il récupère la valise où se trouve une photo du couple Grant le jour de son mariage. Mais Chapman l’attend et va le tuer. Toute cette agitation relance l’enquête de McCleary qui va suivre la piste du mariage, avec sa fiancée Julie, et remonter jusqu’au juge qui a célébré le mariage et qui se souvient parfaitement du marié. Chapman va être démasqué. Sortant son arme, il va provoquer son suicide en obligeant la police à le descendre. 

    L’inexorable enquête, Scandal Sheet, Phil Karlson, 1952

    Mark Chapman démontre aux actionnaires le bien fondé de sa politique 

    Le principe est que dès le début nous connaissons le meurtrier, et donc cela permet d’éviter le faux suspense, mais aussi de donner un petit côté sympathique à Chapman qui n’en a pas tant que ça puisqu’en effet c’est seulement accidentellement qu’il a tué sa femme. L’histoire est assez faible, Fuller n’était pas content des simplifications apportées à l’histoire, mais les personnages sont très bien coupés et intéressants. D’abord parce qu’ils sont tous assoiffés d’une réussite pour laquelle ils sont prêts à se damner. Au sommet de la pyramide, il y a Chapman, c’est lui qui est de loin le plus ambitieux. Il est le modèle que cherche à imiter le jeune reporter McCleary qui n’a pas plus de morale que lui. Julie Allison est un personnage complètement sinistre, peut-être finalement le plus négatif. Sous le couvert d’une morale de pacotille, elle veut d’abord et avant tout déboulonner Chapman qui lui déplaît. En fait, elle est jalouse et vindicative parce qu’elle sent que McCleary lui échappe, tant il est fasciné par son patron. C’est donc, au cœur d’un trio singulier, une lutte pour le pouvoir et une lutte violente. On remarque que le contexte est déjà celui déjà des difficultés de la presse écrite, comme dans Deadline USA. Sans doute que cela provient-il de la concurrence de la télévision qui tue aussi le cinéma à petit feu, et bien entendu si Chapman a autant d’emprise sur les actionnaires du journal, c’est parce que ceux-ci ont peur pour leur capital.   

    L’inexorable enquête, Scandal Sheet, Phil Karlson, 1952

    Steve veut inviter Julie au restaurant 

    Chapman n’est pas bien reluisant, c’est certain, c’est une brute. Mais son ex-épouse dont il n’a jamais divorcé, elle s’y refusait, et qu’il a abandonnée il y a vingt ans, n’est pas meilleure. Elle veut le faire chanter, ne supportant pas, même vingt ans après qu’il soit parti. Si j’ajoute cette Charlotte Grant à la jeune Julie Allison, je me rends compte que les femmes sont ici extrêmement rancunières et antipathiques. Après tout sans Julie Allison, Chapman n’aurait jamais été inquiété. Mais elle a distillé le poison dans le cœur de McCleary que Chapman aime comme un fils. Les caractères féminins ne sont pas de simples faire-valoir, au contraire, ils conservent leur part de sournoiserie. En dehors de cela il y a une vraie attention au petit peuple. Que ce soient les ivrognes, ou ces habitants des quartiers pauvres dont McCleary exploite la misère pour en faire des récits qui se vendront. Tout au début on verra le jeune reporter tricher pour obtenir des informations et une photo « sensationnelle » pour son journal, alors que la personne qu’il interroge a vu sa sœur se faire assassiner à coups de hache. Tous ces petits détails sont du Samuel Fuller et conviennent  très bien à Phil Karlson !  

    L’inexorable enquête, Scandal Sheet, Phil Karlson, 1952 

    Le vieux Charlie va chercher la valise chez le préteur sur gages 

    Tout cela ne suffirait pas à en faire un très bon film noir si la mise en scène n’était pas rigoureuse. Il y a de très beaux mouvements d’appareil, d’abord dans la scène introductive qui permet de décrire en un minimum de temps le lieu du crime sur lequel doit enquêter MvCleary et d’en montrer toute la misère. Mais ensuite dans les scènes tournées dans la salle de rédaction où l’espace est très étroit, et Karlson use de travelling avant ou arrière pour donner du champ à l’action et éviter de refermer les dialogues sur eux-mêmes. Il est bien secondé par une superbe photographie de Burnett Guffey qui tournera plusieurs fois avec lui, mais qui a aussi travaillé sur d’autres films noirs comme The harder they fall de Mark Robson, ou Johnny O’Clock de Robert Rossen[3]. Evidemment dans ce genre de films on aura droit à des images de rotatives qui sont sensées montrer le labeur fiévreux des journalistes et aussi la puissance physique d’un journal. C’est du studio, et les extérieurs sont quasiment inexistants. Le rythme est soutenu et donne de la densité à un film qui fait à peine une heure vingt. 

    L’inexorable enquête, Scandal Sheet, Phil Karlson, 1952

    Charlie rentre tout seul 

    L’interprétation c’est d’abord Broderick Crawford, excellent acteur comme toujours, il est ici Mark Chapman, alias Grant. Il a un physique de brute épaisse à la gueule cassée qui donne du poids voire même de la subtilité à sa prestation. Le reste c’est nettement moins bien. John Derek est McCleary. Cet acteur avait été découvert dans Knock on any door de Nicholas Ray aux côtés de Bogart, mais il est trop resté prisonnier de son physique d’adolescent fragile. Conscient de cette faiblesse structurelle, il a tendance à surjouer et manque souvent de naturel. Dona Reed incarne Julie Allison, la pimbêche à l’humeur aigre. Elle sourit à contretemps et s’énerve de même. Donnons tout de même satisfecit à la prestation de Rosemary de Camp dans le rôle de Charlotte Grant. Les seconds rôles sont très bien, notamment le juge qui reconnait Chapman, ou encore Henry O’Neil qui incarne l’ivrogne Charlie, un journaliste déchu, et qui croit qu’il va revenir dans la course.  

    L’inexorable enquête, Scandal Sheet, Phil Karlson, 1952

    Steve tente de trouver des témoins du meurtre de Charlie 

    Globalement c’est un très bon film noir, mais c’est loin d’être un chef d’œuvre et d’être ce que Phil Karlson aura fait de mieux. C’est cependant grâce à la précision de la mise en scène que Scandal sheet a bien passé le temps et se voit encore agréablement aujourd’hui. Il y a une violence, une agressivité qui fait tout passer. 

    L’inexorable enquête, Scandal Sheet, Phil Karlson, 1952

    Le vieux juge dit qu’il reconnaîtra l’homme de la photo

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