• Le saut de l’ange, Yves Boisset, 1971

     Le saut de l’ange, Yves Boisset, 1971

    Fort du succès mérité d’Un condé, Boisset va continuer sur sa lancée un peu dans la même veine. Pour cela il va choisir un roman de Bernard-Paul Lallier, Le saut de l’ange qui a reçu en 1968 le Prix du Quai des Orfèvres. Ce prix est décerné chaque année par un jury sensé refléter la sensibilité des policiers eux-mêmes. C’est donc la plupart du temps des histoires de flics honnêtes. Il est publié chez Fayard. Le jury est présidé par le directeur de la Police Judiciaire. Ce prix existe depuis 1946, en règle générale il assure des bons tirages aux auteurs, c’est souvent assez conformiste, mais pas toujours. Gérard Delteil l’a obtenu en 1993. L’auteur de cet ouvrage l’a signé d’un pseudonyme, son vrai nom est Éric Deschodt. Mais s’il s’est caché derrière ce nom d’emprunt, c’est parce qu’il l’a écrit en collaboration avec un autre auteur, Christian Charrière. Ce dernier sous son nom, sans qu’on sache s’il l’a écrit tout seul ou en collaboration, obtiendra encore le Prix du Quai des Orfèvres en 1969. Le roman est situé à Nice qui pour avoir à l’époque une moins mauvaise réputation que Marseille collectionnait les magouilles des Médecin, père et fils. Mais Yves Boisset et Richard Winkler vont le dépayser à Marseille justement où la collusion entre la haute pègre et les politiciens n’a jamais cessé jusqu’à ce jour. Et ce n’est sans doute pas près de changer. On voit bien ce qui a intéressé Boisset dans ce roman, une histoire extrêmement violente qui permet de véhiculer un discours sur les policiers de droite, particulièrement le parti gaulliste – il vaudrait mieux dire pompidolien – et son extension le SAC. Ce dernier était le parti des basses besognes, il sombrera en 1982 avec l’histoire de la tuerie d’Auriol qui s’était déroulée l’année précédente. 

    Le saut de l’ange, Yves Boisset, 1971 

    A Marseille, la bataille électorale bat son plein. Le parti de la majorité, représenté par Forestier, a embauché un tueur pour régler son compte au clan des Corses, les Orsini. Le ménage semble fait, mais il reste le dernier Orsini, Louis. Celui-ci vit en Thaïlande, avec sa femme et sa fille, loin de cette agitation en exploitant une ferme. Le tueur Fusco est chargé de l’abattre. Entre temps Louis a envoyé sa fille à Marseille sous la surveillance de son ami, Mason, un ancien flic américain. Fusco se trompe, croyant abattre Louis il tue sa femme. Celui-ci est fou de douleur et bien décidé à se venger. Après une longue poursuite dans la jungle, ayant capturé Fusco qui s’enfuyait, il le fait parler et comprend que tout ce désordre Sa haine monte encore d’un cran quand, arrivé à Marseille avec deux Thaïlandais, il comprend que sa fille a été aussi assassinée, Mason n’ayant été que blessé, dans cet attentat. La police et Mason tente de dissuader Louis de se venger. Ce dernier retrouve aussi sa belle-sœur Sylvaine qui habite une immense villa à Cassis. On comprend que celle-ci en pinçait et en pince encore pour Louis. Mais celui-ci la méprise, lui expliquant qu’elle n’a rien à attendre de lui. Avec ses deux dévoués Thaïlandais, Louis va régler ses comptes. Le louche Alvarez est abattu, puis achevé à l’hôpital. Forestier commence à avoir peur, et on comprend qu’il est également de mèche avec Sylvaine, la belle sœur de Louis. La police protège Forestier, mais Louis va réussir à l’atteindre, en passant par un Drive In, et en suivant le cheminement d’une grue, il arrive jusqu’aux appartements de Forestier, et il va lui régler son compte en le balançant du haut de sa terrasse. Il doit fuir encore parce que le police lui court après. Son but est d’atteindre Sylvaine à Cassis car Forestier lui a mis sous le nez les preuves de son rôle dans le meurtre de sa fille. Mais à Cassis, il n’aura pas l’occasion de la tuer, c’est elle qui se suicide. Voici que Mason surgit, il veut obliger à ce que Louis se rende à la police, lui promettant de témoigner pour lui. Il intervient en pensant qu’il aura encore l’oreille de Louis. Mais celui-ci ne veut rien entendre. Les deux hommes s’affrontent, Louis blesse Mason à la jambe, et s’en va, mais Mason a le temps de lui tirer dans le dos. Le dernier des Orsini s’en ira mourir dans la mer. 

    Le saut de l’ange, Yves Boisset, 1971 

    Fusco compte l’argent qu’Alvarez lui a remis pour abattre les frères Orsini 

    Si on excepte le fil rouge de la vengeance, le scénario est assez confus et contient tellement d’invraisemblances qu’on se demande combien de temps on y a travaillé dessus. On peut le voir simplement comme un hommage au cinéma populaire, aux films d’action, la question politique, mettant en cause le parti au pouvoir – les gaullistes – et son bras armé le SAC, ne sont qu’un élément du décor, comme la présentation plus que simplifiée de la Thaïlande où Louis n’est pas un colon qui exploite les Thaïlandais, mais une sorte de bienfaiteur de l’humanité qui donne du travail aux indigents et leur permet de progresser vers un avenir radieux – ce n’est pas trop un message d’ « homme de gauche » que délivre ici Boisset. Les hommes du SAC qui effectivement étaient très violents, cognent sans se faire prier sur des « gauchistes » qui présentent un amour un peu incongru et déjà certainement dépassé de la Chine. Il serait donc complètement erroné de vouloir comprendre ce film du point de vue d’une analyse politique cohérente. Les seuls points qu’on peut retenir, c’est la corruption de la police – le vieux thème selon lequel la police ne peut pas changer la société – qui s’oppose à la volonté individuelle de régler ses comptes. Mais enfin on peut passer sur tout cela au motif qu’un film ce n’est pas un traité politique. Ce qui est plus gênant sur le plan de la narration, c’est que les rapports entre les différents protagonistes ne sont jamais éclaircis. Par exemple Mason est l’ami de Louis, la preuve, celui-ci lui confie sa fille. Mais Mason se dérobe à ses devoirs envers Louis, alors qu’il porte lui-même la culpabilité de l’assassinat de sa fille. Ça va tellement loin que Mason tirera dans le dos de Louis ! Ce n’est pas vraiment l’attitude d’un ami, fut-il alcoolique honteux. 

    Le saut de l’ange, Yves Boisset, 1971 

    Mason et le commissaire Pedrinelli tentent de retenir Louis 

    Dépouillée des artifices politiciens et d’une étude de caractères, c’est l’histoire d’un homme seul et blessé qui se venge. Ce pourrait-être un western-spaghetti. Donc une mécanique simple, un véhicule pour un film d’action. L’individu meurtri, s’élève à la fois contre le clan des pourris qui lui a enlevé tout ce à quoi il tenait, mais aussi contre la société dans son ensemble qui le protège. Le fait que Louis soit tué à la fin du film montre également les limites de cet individualisme. Cette approche nécessité le portrait de caractères typiques : l’ancien flic, américain cependant, qui fait attention à ne plus boire, le flic qui reste paralysé par sa propre hiérarchie, le politicien retors qui fait des affaires, et évidemment la femme fourbe et vénale qui aimerait bien s’élever au-dessus de sa condition d’ancienne putain, mais qui ne le peut pas par manque de caractère. Ce jeu mortel entre des personnages très agités par leur propre culpabilité, s’appuie sur des soldats de l’ombre, d’un côté Alvarez et Fusco, de l’autre les Thaïlandais dévoués jusqu’à la mort et qui suivent Louis dans l’exécution de sa vengeance. 

    Le saut de l’ange, Yves Boisset, 1971

    Les deux Thaïlandais cherchent Alvarez 

    Le film a bénéficié d’un budget assez important, et sans doute c’est cela qui fait que les scènes d’action ont été plus travaillées que dans les précédents films de Boisset. Il y a des scènes excellentes en effet, que ce soit les Thaïlandais dans l’hôpital qui cherche Alvarez pour l’achever, et leur fuite dans les rues de Marseille, ou encore la manière dont Forestier va se faire projeter du haut de sa terrasse. La Thaïlande est filmée d’une manière très conventionnelle, presqu’un dépliant touristique, et Marseille n’est pas toujours utilisée correctement. Seul le décor de l’Hôtel Dieu – ancien hôpital qui depuis a été vendu pour en faire un hôtel de luxe – sera bien utilisé. Même le quartier du Panier et la montée des Accoules permettaient des mouvements de caméra et des perspectives plus intéressants. Mais sans doute que Boisset ne connaissait pas bien Marseille. L’équipe s’est déplacée jusqu’en Corse – l’île étant symbolisée par un âne qui braie – pour filmer l’enterrement de Lucien et la mort de son frère Marc. Il y avait donc une volonté claire de dépaysement à l’américaine dans la démarche de Boisset, et c’est peut-être ça qui l’avait attiré dans le roman de Lallier. Mais en même temps c’est aussi cela qui donne un aspect dispersé à la réalisation. Cette volonté de donner de l’importance à ces voyages freine l’approfondissement des caractères et même ralentit l’histoire. La trame ce n’est pas du Coplan tout de même ! Et elle ne trouve de la consistance que si les caractères sont fermement dessinés. Sinon la dramaturgie ne prend pas. L’espèce de romance avortée entre Sylvaine et Louis, passe à côté du sujet. Louis jouant les indifférents, alors qu’il aurait dû au minimum être troublé par la beauté vénéneuse de sa belle-sœur pour renforcer l’ambiguïté de la situation. 

    Le saut de l’ange, Yves Boisset, 1971 

    Forestier et Sylvaine se disputent 

    A cette époque Jean Yanne était devenu une vedette confirmée et très recherchée. Personnellement j’ai toujours eu un peu de mal avec cet acteur qui venait de la télévision, et avec sa manière décalée de raconter des blagues de garçon de bain. Il ne joue pas, si on veut il se contente d’être lui-même. Et donc il vient que dans les films très dramatiques, il a toujours l’air de s’en foutre un peu. Ici il n’arrive pas à se mettre dans la peau d’un homme qui souffre de la perte des siens, ni à se glisser dans celle d’un homme d’action. Quand il prend une arme de poing, on dirait un peu un pélican qui a trouvé un porte-plume. Il y a ensuite Sterling Hayden, sans doute est-ce la seule raison de faire ce film ! Boisset en bon cinéphile amoureux du film noir connait l’importance de cet acteur qui à cette époque était plutôt sur la pente déclinante – il allait faire l’année suivante Le parrain avec Coppola, ce qui n’est pas rien. C’est un acteur que j’aime beaucoup, mais ici il n’a rien d’exceptionnel sans doute parce que son rôle est incompréhensible et qu’il ne l’a pas trop compris. La belle Senta Berger, actrice autrichienne, qui fit une carrière vraiment internationale, elle a tourné avec Duvivier, avec Peckinpah, et bien d’autres, est elle aussi dans un rôle qui se voudrait ambigu, mais qui devient au fil de la bobine plutôt incompréhensible. On reconnaitra l’étrange Gordon Mitchell, un vieux spécialiste des films de genre, péplums, western-spaghetti, dans le rôle du tueur Fusco. Il est excellement choisi. Et puis il y a Raymond Pellegrin, pilier du film noir à la française, toujours dans un petit rôle, mais on l’aime bien, et enfin Daniel Ivernel dans le rôle un peu éculé du flic besogneux qui ne veut pas faire de vagues. 

    Le saut de l’ange, Yves Boisset, 1971

    Louis balance Forestier du haut de sa terrasse 

    Ce film fut donc une déception pour tout le monde, la critique démonta le film, le rangeant trop hâtivement dans la catégorie des films à messages, et le public n’a pas suivi, du moins en France pour ce que j’en sais. Les années n’ont pas amélioré l’idée qu’on peut s’en faire, toutefois il me semble que sur le plan technique proprement dit, Boisset s’était considérablement amélioré notamment dans les scènes d’action où il a plus d’aisance que d’ordinaire. On peut donc voir ce film comme un film d’époque, un manifeste du temps d’avant où la prospérité de notre situation nous laissait le loisir de pester contre le pompidolisme et ses séquelles. Depuis la corruption des mœurs et des institutions ne s’est pas arrangée, bien au contraire, mais on n’a plus le cœur à la dénoncer, l’exercice s’apparentant à vouloir vider la mer avec une cuillère à café. 

    Le saut de l’ange, Yves Boisset, 1971 

    Louis comprend le rôle que Sylvaine a joué dans la mort de sa fille 

    Le saut de l’ange, Yves Boisset, 1971

    Mason veut que Louis se livre à la police

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  • Commentaires

    1
    Luc
    Lundi 20 Avril 2020 à 10:15

    Bonjour,

     

    M’étant interrogé sur le titre, il n’y a apparemment aucune explication logique, d’après Yves Boisset lui-même, qui donne aussi des détails savoureux sur Sterling Hayden :

     

    https://entretiens.ina.fr/paroles-de-cineaste/Boisset/yves-boisset

     

     

    En ce qui concerne l’aspect « dépliant touristique » de la Thaïlande, si l’on regarde bien les plans où apparaît la jeep vers les 12-14èmes minutes du film, manifestement les plans d’ensemble avec éléphants et buffles ont été tournés en Thaïlande avec des doublures et une autre jeep, et les plans rapprochés… dans la bambouseraie d’Anduze comme indiqué au générique de fin.

     

     

     

    2
    Lundi 20 Avril 2020 à 10:56

    Le titre est en effet de la responsabilité du romancier et non de Boisset. L'excellent entretien que vos citez reprend à peu de choses près ce qu'il raconte dans son livre de mémoires, et dans lequel il mélange parfois un peu les dates. Le décalage entre les plans tournés en Thaïlande et en France est bien vu ! Bravo

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    3
    Lundi 20 Avril 2020 à 10:57

    Avez vous remarqué que dans presque tous les films de Boisset il y  a des gens qui passent par la fenêtre ?

      • Luc
        Mardi 21 Avril 2020 à 14:25

        Il y en a que je n'ai pas vus depuis longtemps ; mais maintenant que vous le dites, j'ai regardé "Folle à tuer" il y a quelques jours et il y a dans ce film une séquence (quand Marlène Jobert va le rencontrer la première fois) où l'enfant regarde la télévision : on y voit le cadavre d'un Palestinien défenestré...

        Troublant, pourquoi précisément cette image (et en plan rapproché de l'écran) ?

      • Luc
        Mardi 21 Avril 2020 à 14:30

        J'oubliais qu'il y avait eu auparavant la mère de l'enfant précipitée dans le vide...

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