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Le témoin à abattre, La polizia incrimina, la legge assolve, Enzo Castellari, 1973
Ce film est pour beaucoup un des films fondateurs du polizottesco, genre qui eut un succès populaire en Italie, probablement à cause de l’instabilité politique et sociale. Encore que Jean-Baptiste Thoret considère que ce serait Steno qui aurait lancé ce mouvement avec La polizia ringrazia qui a été tourné en 1972, ce qui n’est pas faux. Pour ma part j’avais avancé qu’on pouvait considérer que le film du Français Yves Boisset, Cran d’arrêt, était lui aussi un des précurseurs du genre[1]. Si je m’attache seulement aux principes généraux du poliziottesco, le vrai départ est je crois Banditti a Milano de Carlo Lizzani en 1968[2]. En 1971 Damiano Damiani tournait aussi Confessione di un commissario di polizia al procuratore della repubblica à la thématique très proche du film d’Enzo Castellari. Mais si la France ne s’est pas trop intéressé à ce genre, le poliziottesco eut aussi un vrai succès public aux Etats-Unis, prenant volontiers le contrepied des productions hollywoodienne sur la mafia et le crime organisé. Curieusement en France cette forme singulière de film noir fut assez négligée, la critique lui préférant les films qui réfléchissent ou qui prônent une forme d’engagement politique. Trop populaire sans doute, on a pensé chez nous que ce type de films n’était pas porteur d’une esthétique singulière méritant l’attention. Disons-le, nous y sommes passés largement à côté.
Belli cours après le Libanais dans les rues de Gênes
On a mis beaucoup de temps en France pour reconnaître dans le poliziottesco une forme majeure de cinéma. Parmi les raisons qui expliquent cela, c’est que les réalisateurs donnant dans ce genre, sauf peut-être des gens comme Damiano Damiani qui était le plus connu, étaient classés à droite, ou considérés comme de fieffés réactionnaires, bas du plafond. On est depuis revenu sur ce genre d’idée reçue. Maintenant on loue à juste titre les principes de ce cinéma. Les histoires sont généralement simples et directes, ancrées dans une réalité sociale et politique bien connue, utilisant d’une manière percutante les décors réels de l’Italie encore pas complètement modernisée. Ce sont des films à petit budget, tournés rapidement avec des vedettes de seconde catégorie, on n’y verra jamais des Marcello Mastroianni, des Vittorio Gassman, des Sophia Loren, ou des Monica Vitti. Ugo Tognazzi a dû en tourné un, Il commisario Pepe, sous la direction d’Ettore Scola, mais c’est un peu du bout des lèvres il faut bien le dire, et ce n’est pas une grande réussite. Le poliziotteco est cependant devenu une pépinière pour des nouvelles vedettes, comme Franco Nero ou même Gian Maria Volonté. Il a permis à de vieux acteurs américains de retrouver un second souffle, alors qu’ils étaient boudés par Hollywood, comme le grand Arthur Kennedy, Joseph Cotten, John Saxon ou Henry Silva. De nombreux acteurs français feront aussi une petite carrière remarquée dans ce genre-là, Marcel Bozzuffi, Luc Merenda, et même Jean Sorel dont la carrière en France pâtissait de la concurrence d’Alain Delon à qui il ressemblait malheureusement un peu trop. Ce film d’Enzo Castellari surprend évidemment par sa violence brute et son dynamisme, en cela il est l’héritage de Carlo Lizzani. Il se retrouve à la croisée des chemins, puisque dans l’action il dénonce à la fois la corruption des institutions, le cynisme des mafieux et l’incapacité de la classe politique à faire face à la décomposition de la société. Mais cela se fait sans discours, on n’est pas chez Scola, n’est-ce pas. Le titre français bien entendu n’a aucun rapport ni avec le titre italien, ni avec le sujet.
La police poursuit une ambulance sur le port de Gênes
A Gênes, le commissaire Belli poursuit un traficant de drogue, le Libanais. Il finit par l’arrêter après une longue poursuite, mais alors qu’il veut le ramener à la questure, sa voiture est immobilisée et saute sur une bombe. Il réchappe miraculeusement à cet attentat parce qu’il était sorti de la voiture pour comprendre l’embouteillage. Mais une petite fille a été tuée dans l’explosion. De retour à la questure, Belli va voir son supérieur, Scavino, qui lui enjoint la patience, lui expliquant qu’il leur faut non seulement récupérer des preuves irréfutables, mais qu’en outre, il faut trouver les personnes les plus haut placées qui tirent les ficelles. Belli va commencer par prendre langue avec Cafiero, un gangster à l’ancienne, un traficant de drogue lui aussi, mais qui s’est trouvé évincé par les frères Gravi qui eux apparaissent intouchables derrière leur façade d’hommes d’affaires respectables. Cafiero qui semble poursuivre une vengeance pour son propre compte, va mettre toutefois Belli sur la piste de Chicca la maitresse de l’aîné des frères Gravi. Pendant ce temps la bande de Cafiero se fait doubler par celle des frères Gravi, ceux-ci possédaient une taupe, Rico, qui va être démasqué et tué à coups de crochets dont se servent les dockers sur les quais. Belli de son côté tente de forcer la main à Scavino. Celui-ci va finalement céder et porter son dossier au procureur. Mais sur le chemin il est assassiné par un homme de la bande des Gravi. Les choses s’enveniment quand c’est la maîtresse de Belli qui est attaqué sauvagement dans son appartement, puis quand c’est sa fille Anita qui est tuée. Belli va joindre Cafiero à Marseille où celui-ci se fait soigner. L’un manipulant l’autre, ils vont détruire le gang des frères Gravi. Belli lui-même ira chercher le meurtrier de Scavino au milieu d’une usine en grève. Le plus jeune des frères Gravi va lui aussi être abattu par la bande de Cafiero. Mais Belli va monter un piège afin de coincer le bateau qui amène la drogue depuis le Liban.
La voiture de Belli est détruite dans une explosion
Si souvent on a avancé que le poliziottesco était de droite, conservateur, prônant la restauration d’un ordre défunt, qui probablement n’a jamais existé en Italie, rien de tel ici. Le sujet aurait tout à fait pu être traité par Damiano Damiani. Il montre la collusion de la grande bourgeoisie industrielle avec la mafia. Pire encore on voit cette bourgeoisie barguigner pour tenter d’éviter les hausses de salaires réclamées par les ouvriers de son entreprise. Ce sont donc des capitalistes qui mènent la danse, ayant assez d’argent pour acheter des juges, des policiers, des taupes qui les renseigneront sur les avancées de l’enquête. Ils sont présentés comme des personnes sans morale aucune, les deux frères s’échangeant leur maitresse, mais l’aîné aimant parader devant les caméras de télévision pour tenter de se donner une image respectable. Ce qui domine, c’est l’image d’une société en voie de décomposition. Dans ce contexte, tout le monde se méfie de tout le monde, et Belli en viendra à soupçonner Scavino de ralentir la justice volontairement, tandis que Scavino ne fait pas vraiment confiance à Belli, puisqu’il ne lui confie pas son dossier, sans doute de peut qu’il le trahisse. Mais ce n’est pas le cas, les deux hommes sont intègres et le paieront chèrement. Scavino perdra la vie, et Belli perdra sa fille et sa maîtresse.
Belli prend langue avec Cafiero
Dans ce jeu très particulier, les innocents paient le prix fort. Anita comme Mirella deviennent de simples objets de transaction qui peuvent permettre aux gangsters de faire pression sur leurs ennemis. Dès lors la position de Belli est ambiguë et intenable. Sa vie amoureuse est impossible et il ne peut pas assumer son rôle de père. A la fin du film c’est un homme amer et désespéré qui aura fait progresser l’enquête, mais au détriment de ceux qu’ils aiment. Il est en quelque sorte victime de son impatience. L’opposition entre le vieux et roublard Scavino et le jeune et turbulent Belli, démontre la supériorité de la patience dans un univers où tout le monde doit se méfier de tout le monde. Ce film dresse un portrait impitoyable d’une Italie en voie de modernisation. C’est d’abord Gravi qui se permet de convoquer en ses bureaux les policiers qui enquêtent sur lui afin de leur demander de mettre la pédale douce, il est appuyé par un avocat véreux, montrant par là le rôle de cette profession comme facilement achetable et surtout devenant l’auxiliaire de fait de la criminalité. Cela poursuit une forme de critique de la modernité, le portrait d’Anita est celui d’une enfant isolée qui a beaucoup de mal à trouver ses marques. Les femmes sont presque toujours des victimes. La prostituée Chicca qui se fait entretenir par Rivalta qui couvre les trafics des frères Gravi, le fait pour le profit de son maquereau. Elle est exploitée de tous les côtés. Mirella est aussi la victime de son amour pour Belli.
La belle Chicca perd ses moyens devant Belli
Tout cela se passe sur fond de trafic international de la drogue, Gênes est désigné comme la plaque tournante, comme une étape vers Marseille. Dans les années soixante-dix il était monnaie courant de désigner en Italie les gangsters marseillais comme les donneurs d’ordre, ceux par qui le mal arrive. Ce qui permet d’expliquer la misère de Gênes par l’existence de Marseille ! C’était aussi ce que faisait un peu William Friedkin dans French connection qui expliquait le trafic de drogue aux Etats-Unis par des gangsters marseillais. Le film de Friedkin est sans doute une source d’inspiration pour Castellari, non seulement à cause de Marseille, et la présence de Fernando Rey à l’écran, mais aussi dans la manière de filmer. La liaison avec le Liban est aussi le point de départ. Gênes se trouve prise entre le Liban et Marseille, et cela est dû à sa position portuaire, c’est la porte d’entrée sur l’Europe. A Marseille on verra une scène tournée au Palais du Pharo qui surplombe la rade de la ville, une autre sur le Vieux-Port à partir d’un chambre d’hôtel. Il y a une faute cependant. Le Libanais arrive à l’aéroport de Marignane, mais pour aller à Gênes, il passe curieusement par le centre de Marseille ! Mais bon on comprend que Castellari ait voulu faire couleur locale, on lui pardonne d’autant plus que peu de Marseillais ont dû voir ce film !
Anita la fille de Belli arrive par le train
Si ce film a marqué les esprits, ce n’est pas tellement à cause de l’histoire, mais plutôt par la réalisation. Le premier point est un usage excellent des décors naturels, notamment les activités portuaires et leurs supports matériels. Il en montre les dessous, les cachettes et les pièges. Il y a ensuite l’opposition entre les quartiers pauvres, misérables, de Gênes où se réfugie un homme de main de Gravi, et les quartiers plus cossus, ou encore les somptueux bureaux où Gravi reçoit les deux policiers. L’arrivée en train d’Anita à la gare de Gênes semble empruntée au Marnie de Hitchcock, avec cette manière de ne dévoiler que le plus tard possible la qualité de la personne qui arrive par le train. Le film s’ouvre sur une poursuite haletante du Libanais par Belli qui va durer huit minutes. Il y a une vraie virtuosité, même si certains plans sont démarqués de Bullit et de French connection. Les cascades en voitures sont effectuées par Rémy Julienne qui nous a quitté récemment. Ces plans sont d’autant plus méritoires que le film ne disposait pas d’un gros budget. Mais cette poursuite n’est pas seulement une scène d’action, c’est une visite guidée de Gênes, son port et ses pièges. Les scènes sur le port sont presque toujours mémorables. Par exemple quand on voit Rico tenter d’échapper à la mort, poursuivi par des hommes armés de crochets. Il va se faufiler sous les bateaux, tenter d’utiliser à son profit les nombreuses cachettes qui se trouvent sous les bateaux par exemple.
Gravi a convoqué Scavino et Belli
Il y a de nombreuses scènes d’action, tournées de manière crue. Mais les réalisateurs de polizioteschi iront par la suite beaucoup plus loin, avec des scènes de viols où le sadisme sera beaucoup plus apparent. Ici la cruauté reste juste un élément dans la guerre que se livrent les gangsters et les institutions. On verra ainsi le commissaire Belli perdre son sang-froid et ne pas hésiter à distribuer des gifles et des coups de poing, signalant par là que la loi ne doit pas profiter aux criminels, et quand cela est, il faut passer par-dessus. Deux scènes de meurtres sont remarquables, celui de Scavino, pour partie tournée au ralenti, et celle de Chicca et du jeune Griva, elle aussi tournée pour partie au ralenti. Castellari trouve des angles saisissants, avec des contre-plongées qui signifient pratiquement un enterrement. La vivacité de la poursuite d’un tueur qui va se réfugier, blessé dans une vieille maison des bas quartiers, est également remarquable. Le montage imprime un rythme très particulier, avec un sens du timing vraiment époustouflant. La mise en scène est vraiment virtuose. Curieusement j’ai beaucoup vu de grands techniciens dans le poliziottesco, alors que le genre a été longtemps dénigré.
Rico tente d’échapper à ses poursuivants
L’interprétation c’est d’abord un Franco Nero en pleine forme dans le rôle de Belli. Bien qu’il soit curieusement teint avec des mèches blondes et affublé de lunettes de temps à autre, il manifeste énormément d’émotion, que ce soit le désespoir face à la mort de ceux qu’il apprécie, ou que ce soit la colère violente face aux gangsters. Il y a ensuite James Whitmore qui a l’air très fatigué, mais qui tient tout de même son rang dans le rôle de Scavino. Fernando Rey joue Cafiero, le vieux bandit malade qui veut se venger avant de crever est très bien, il fait le lien si on peut dire avec French connection. Les femmes sont intéressantes. Dellia Bocardo dans le rôle de Mirella ets très bien, Ely Galleani dans le rôle de la pute Chicca mélange fort justement la roublardise à la naïveté. Et puis il y a la propre fille d’Enzo Castellari dans le rôle d’Anita qui est pas mal non plus. Les gangsters tiennent leur rang. Le plus remarquable est sans doute Daniel Martin, un acteur d’origine espagnole, dans le rôle de Rico.
A Marseille Belli retrouve Cafiero
Le film a été un gros succès en Italie et aux Etats-Unis, en France on l’a découvert tardivement quand on s’est aperçu que le poliziottesco existait vraiment et que Franco Nero était un acteur solide. C’est un excellent film noir dans ce genre spécifiquement italien.
Malgré la grève, Belli va chercher l’assassin de Scavino
Chicca et le jeune Gravi sont abattus
« Société anonyme anti-crime, La polizia ringrazia, 1972Une étrange imposture, This side of the law, Richard L. Bare, 1950 »
Tags : Franco Nero, Fernando Rey, James Whitmore, poliziottzco, Gênes, Enzo Castellari
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Commentaires
Merci à vous de nous rappeler cette facette du cinéma italien des années 70. Par certains de vos propos on pourrait le rapprocher du western italien de la même époque.
Oui mais il y a une différence de taille, c'est que le poliziottesco est ancré dans la réalité de la vie quotidienne des Italiens des années 70, dans des décors réels, alors que le western spaghetti est très éloigné d'une vision naturaliste. Mais en tous les cas il y a dans les deux cas beaucoup de créativité et peu de prétention !