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Le témoin doit être assassiné, The big operator, Charles F. Haas, 1959
C’est un film noir tardif, et comme tel il va bénéficier à la fois de l’évolution des mœurs, on parle ouvertement de la corruption des syndicats, mais aussi des avancées techniques puisqu’il sera tourné en noir et blanc. C’est un film qui parle de la mafia et de son infiltration dans les syndicats, mais il suppose cependant que c’est juste une petite partie du syndicalisme qui est pourrie. Le personnage de Little Joe, interprété par Mickey Rooney, est calqué sur Jimmy Hoffa. Celui-ci qui était à la tête du puissant syndicat des chauffeurs routiers, a mystérieusement disparu, sans doute assassiné par la mafia elle-même. Comme Little Joe, il était méchant et colérique. Il a été l’objet de plusieurs transpositions cinématographiques, dont la dernière est due à Martin Scorsese lui-même avec Al Pacino dans le rôle de Hoffa. Le film s’appellera The Irishman et sortira à l’automne 2019[1]. Mais le film de Charles F. Haas n’a pas grand-chose à voir avec la réalité, et au moins il ne le prétend pas. Il s’inspirera juste de la gestuelle de Hoffa devant la commission sénatoriale qui enquêtait à cette époque sur cette question des rapports entre le crime organisé et les syndicats. C’était plus novateur qu’il n’y parait parce que J. Edgar Hoover qui était totalement corrompu s’obstinait à nier l’existence de ce problème, faisant de la lutte contre le communiste la priorité absolue du FBI.
Bill Gibson croise devant le local syndical Joe Braun en compagnie du tueur Wetzel
Joe Braun, dit Little Joe, dirige une section du syndicat des métallos, mais une commission sénatoriale le soupçonne de malversations, de détournements de fonds et de racket pour son profit et celui de sa bande de nervis. Il a fait assassiner un témoin qui tentait d’apporter les preuves comptables de ces faits. Devant la commission il refuse de répondre en invoquant le 5ème amendement. Mais il laisse échapper qu’il connait le tueur Wetzel, prétendant ne pas l’avoir vu le jour où le meurtre du comptable a eu lieu. Bill Gibson qui se rend au local syndical des métallos en compagnie de Fred, les a vu ensemble. A l’usine cependant, les hommes de main de Braun imposent leur loi brutalement et décrètent la grève, sans demander leur avis aux ouvriers. Par ce moyen Little Joe tente de se procurer de l’argent, tout en améliorant les conditions de travail des syndiqués. Mais il a d’autres soucis. Braun qui sait que Bill et Fred l’ont vu en compagnie de Wetzel va tenter d’abord de les acheter en leur proposant un poste de bureaucrate bien payé au syndicat. Mais ils refusent. Face à une situation qui se dégrade rapidement Bill va rencontrer les instances dirigeantes du syndicat qui l’encouragent à témoigner contre Braun. Mais celui-ci qui fait espionner ses supérieurs est au courant, il décide, après avoir frappé et brûler Fred, donc d’enlever Bill et de le torturer pour que son témoignage devant la commission ne lui nuise pas. Ses hommes ont également enlevé son jeune fils. Ils vont libérer Bill et garder le jeune Timmy. Mais Bill après un moment d’hésitation laissant entendre qu’il va témoigner dans le sens de Braun, va décider de partir à la recherche de son fils, avec sa femme, son ami Fred et quelques membres du syndicat. La difficulté vient du fait qu’on lui avait bandé les yeux à l’aller comme au retour pour qu’il ne reconnaisse pas son chemin. Il va donc devoir se guider à son oreille et parvenir à retrouver la maison où il avait été séquestré. Ils vont investir les lieux tandis que sa femme va téléphoner à la police. Il s’ensuit une bataille mémorable. Bill délivrera son fils et la police arrêtera toute la bande, et Joe en plus pour kidnapping.
L’homme de main de Joe Braun vient donner ses ordres au délégué syndical
Même si l’intrigue est assez simple, le film est complexe. En effet, il ne tombe pas dans le piège où était tombé volontairement Kazan en tournant On the Waterfront, et qui condamnait toute forme de syndicalisme. Ici Joe Braun est une sorte d’hérésie par rapport au syndicat qui apparait globalement honnête. Le second aspect est de représenter le milieu ouvrier. Nous sommes à la fin des années cinquante, les ouvriers ne sont plus des très pauvres, mais au contraire, ils bénéficient d’une certaine aisance, Bill et Fred possèdent un petit pavillon confortable, la plupart des ouvriers ont aussi des voitures – on admirera au passage la Plymouth Plaza de 1958 que conduit Bill, certes ces engins n’étaient pas très écologiques, mais au moins avaient ils de l’allure. On remarquera aussi que l’usine où ils travaillent est propre et ne ressemble pas à un de ces anciens bagnes du capitalisme sauvage. Et donc d’un certain point de vue, c’est une ode au progrès économique, dont les bienfaits apparaissaient alors évidents. Mais le scénario met aussi en scène la solidarité ouvrière : on verra même les dirigeants du syndicat accepter de partir dans la chasse au gang dans la même voiture que Fred et Bill. Le film montre également comment le rusé Joe Braun tient son syndicat. Il est peut-être un gangster, mais il obtient des résultats pour ses membres. Les salaires sont augmentés de 15%, et ils auront un peu plus de congés payés. Il est populaire et balance des blagues qui font rire tout le monde, il a du charisme, même s’il s’appuie sur une bande de tueurs pour faire respecter sa loi. Il est donc ambigu. Il l’est aussi également quand du haut de sa petite taille, il affronte la commission sénatoriale ou même le solide Bill qui lui mange la soupe sur la tête.
Bill et Fred se rendent comptent qu’ils ont croisé Braun avec Wetzel, et donc qu’il ment
Dans ce film noir, tendance prolétarienne, il y aura une description précise, non pas du mode de vie des ouvriers, mais au moins de leurs rêves et de leurs aspirations. La famille Gibson suit le modèle traditionnel américain, le mari très viril travaille pour nourrir sa famille et donc élever leur fils, et la femme, très féminine, reste à la maison à préparer des bons petits plats, tenir le ménage et éventuellement aller chez le coiffeur pour se teindre en blonde platine. On comprend que contrairement à Braun ils ne sont pas intéressés par l’argent, ils veulent juste un foyer confortable, une famille unie et de bons copains. A côté d’eux, les truands apparaissent comme un vestige d’un ancien monde, aussi bien sur le plan historique – ils n’ont pas compris l’idéal de justice – que sur le plan moral. Ils sèment le désordre dans une société qui pourrait être harmonieuse et où chacun pourrait trouver sa place. Il y a évidemment un sens moral, mais il diffère assez de la morale bourgeoise et s’apparente plus à la morale portée longtemps par les organisations ouvrières. Bille dira à Little Joe qui lui propose de l’argent, qu’il veut vivre tranquille, s’occuper de sa femme, de sa famille et de ses amis, et que le travail ne le dérange pas, même s’il doit avoir de la graisse sous les ongles. Ce type de morale qu’on a trop hâtivement identifié à une morale bourgeoise est lié à une civilisation industrielle qui a sans doute atteint son apogée à la fin des années cinquante aux Etats-Unis et qui va disparaitre avec l’explosion de la tertiarisation de l’emploi. Il est assez amusant de constater que Bill et Fred sont habillés comme des prolétaires, et les truands sont fiers de leurs beaux costumes bien coupés.
Little Joe va tenter de soudoyer BIll
Sur le plan cinématographique il y a de belles trouvailles, à commencer par la scène du début qui voit les truands jeter le témoin dans une benne à ordures qui le broie et le fera disparaitre. Il semblerait que ce soit là que se trouve l’inspiration de Sergio Leone lorsque dans l’ennuyeux Once upon a time in America on verra James Woods disparaître dans une benne à ordures. L’autre idée qui consiste à fermer les yeux de Bill avec du sparadrap donne un côté étrange à la séance de torture, comme quand on fait passer Bill au détecteur de mensonge. Néanmoins le rythme est assez inégal. La première partie est plus nerveuse et plus intéressante que la seconde. Notamment parce qu’elle utilise habilement la diversité des décors, ceux de l’usine en particulier. C’est aussi dans cette partie que Little Joe peut faire son numéro, aussi bien face à la commission sénatoriale que face aux membres de son syndicat. Charles Haas utilise le Cinémascope d’une belle manière, donnant de la profondeur de champ. La deuxième partie se traîne un peu, et les scènes d’action ne sont pas très bonnes, la bagarre finale n’est pas très bien filmée. Mais dans l’ensemble on ne s’ennuie pas. La photo est excellente. Charles Haas aime à filmer les objets de la civilisation industrielle, que ce soit les automobiles, ou les instruments qui équipent l’usine où travaillent Bille et Fred. J’aime bien aussi la façon dont est filmé l’affrontement entre Little Joe et Bill ou entre lui et la commission, pour mieux faire apparaitre la différence de taille, et donc finalement tout le mérite que Little Joe a de se battre comme il le fait il utilise la contre-plongée.
Les hommes de Braun ont déclenché la grève
C’est un film au budget moyen, très moyen même, mais ce n’est pas un film de série B. Il faut le voir pour une interprétation splendide. Il y a d’abord Mickey Rooney dans le rôle de Little Joe, comme toujours il est excellent dans les films noirs[2], lorsqu’il manifeste de la colère, une sorte de révolte contre la nature qui l’a fait si petit – il faisait 1m57 ce qui ne l’a pas empêcher d’épouser Ava Gardner ! Ensuite il y a Steve Cochran dans le rôle de Bill Gibson. On ne sait pas trop pourquoi cet acteur n’a pas fait une plus grande carrière, peut-être n’était-il pas assez carriériste pour Hollywood[3]. En tous les cas il faut le considérer comme un pilier du film noir. Ici il est très convaincant, quoiqu’il le soit un peu moins dans la seconde partie. Mais le reste de la distribution vaut le détour, Mamie Van Doren en ménagère ! Son rôle est étroit, mais elle est très bien, surtout par la forme idéalisée du rêve féminin. Certains ont critiqué cette représentation de la femme au foyer, mais c’est qu’ils sont très mal documentés. Les truands sont de première classe. Ray Danton dans le rôle du tueur Wetzel, Leo Gordon, dans celui de Sacanzi. Et puis il y a Mel Tormé le grand chanteur de jazz qui a tenté de faire une carrière au cinéma. Dans le rôle de Fred il est très bon. On reconnaîtra aussi au passage Jim Backus, un autre habitué du film noir, ou encore Jackie Coogan dans le rôle du représentant syndical qui couvre les turpitudes de Little Joe. La plupart de ces acteurs sont aujourd’hui un peu oubliés, et Mamie Van Doren reste plus connue comme symbole sexuel et ses photos de nue, que pour ses talents d’actrice. Mais en bien fouillant le catalogue du film noir, ils ont une place importante dans ce genre. Ray Danton connaîtra son heure de gloire avec le film de Budd Boetticher, The rise and the fall of Legs Diamond, l’essentiel de sa carrière se fera à la télévision.
Braun veut que Bill ne témoigne pas contre lui
C’est globalement la même équipe que Charles Haas avait déjà dirigée la même année pour The beat generation, un autre film noir introuvable aujourd’hui, sauf dans une version italienne du DVD hors de prix. La musique de The big operator est très bon, c’est du bon jazz d’époque, à une date où cette musique commençait à être prise enfin au sérieux. Le film, sans être un bide, a eu un accueil mitigé, peut-être le public américain était saturé des histoires de commission sénatoriale qui envahissaient les écrans télévisés qui sont ridiculement petit dans le film. Mais selon moi, il vaut un peu plus que le détour, aussi bien comme témoignage d’une époque révolue – sur le plan économique comme sur le plan artistique – que dans l’expression d’une équipe d’acteurs extrêmement solide.
Bill retrouve son fils dans les mains de Joe
[1] Le film de Scorsese est basé sur le livre de Charles Brandt, I heard you paint houses, qui se présente comme une longue interview de Frank Sheeran, l’homme qui aurait tué Hoffa. Mais cette version est très contestée.
[2] http://alexandreclement.eklablog.com/sables-mouvants-quicksand-irving-pichel-1950-a114844628 et aussi http://alexandreclement.eklablog.com/le-destin-est-au-tournant-drive-a-crooked-road-richard-quine-1954-a114844730
[3] Il mourut très jeune sur son yacht entouré de trois très jeunes mexicaines. Il était connu comme un fornicateur impénitent qui montait sur tout ce qui portait un jupon. Il fut aussi l’amant de Mamie Van Doren qui raconte ses frasques dans PLaying in the field : my story, Putnam 1987.
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