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L’affaire Mattei, Il Caso Mattei, Francesco Rosi, 1972
Au début des années soixante-dix, le cinéma italien est en pleine forme et Francesco Rosi également. Sans doute cette forme de cinéma est-elle dans l’air du temps qui est à la remise en question de l’ordre capitaliste aussi bien dans ses dimensions économiques que culturelles ou politiques. C’est une sorte d’apogée. Il caso Mattei est exemplaire dans cette volonté de produire un cinéma très engagé, mais aussi populaire. Le sujet est une histoire vraie, celle de l’assassinat d’Enrico Mattei, le terrible patron de l’ENI, puissante firme pétrolière italienne contrôlée par l’Etat. Pour bien comprendre l’importance de ce sujet, en Italie il y a eu des dizaines de livres et de films plus ou moins documentaires tournés sur cette « affaire », et elle est encore très présente dans la mémoire des Italiens. Curieusement en France, contrairement à ce qui s’est passé aux Etats-Unis, c’est un sujet qui n’a pas été trop étudié, pourtant la mort de Christophe de Margerie en 2014, le PDG de Total, lui ressemble assez ainsi que certains journalistes l’ont remarqué dans une grande indifférence[1]. En tous les cas lorsque Rosi tourne son film non seulement l’époque est à la dénonciation d’un système capitaliste monopoliste américain, mais on redécouvre les zones d’ombre de la mort de Mattei. Ce sera un long combat, mais finalement on admettra, après l’avoir longtemps nié, preuves à l’appui, qu’il s’agissait bien d’un attentat, l’avion de Mattei ayant explosé en vol lors de son retour de Sicile.
Mattei est un homme ambitieux, en 1945, alors que le pouvoir penche du côté « libéral » et veut se débarrasser de l’ENI et la livrer au secteur privé, il va mettre en œuvre l’exploitation du gaz italien, avec dans l’idée que cela servira au développement du pays, alors que celui-ci a été ravagé par la guerre et accuse un retard considérable. Pour cela il s’appuiera aussi sur des anciens fascistes qu’il recyclera dans l’intérêt de l’Etat. Peu à peu il va étendre son pouvoir et passer des alliances à l’extérieur de l’Italie pour exploiter du pétrole au Proche Orient, en Egypte et jusqu’en Russie. Cette projection internationale de l’Italie ne plait pas à tout le monde et encore moins aux firmes anglo-saxonnes – que Mattei appelle les sept sœurs – qui règnent sur le pétrole mondial à la manière d’un oligopole. De ce fait il va se rapprocher des pays arabes qu’ils jugent spoliés par les firmes occidentales, et en quelque sorte il va les encourager à nationaliser leur production, ne pas la laisser aux mains des sociétés étrangères. Il compte beaucoup d’ennemis et échappera à un attentat. Il a des ennemis aussi dans son propre pays alors même qu’il travaille à assurer l’indépendance énergétique de celui-ci par rapport aux Américains. Il travaille aussi à sa propre promotion et emmènera avec lui des journalistes pour leur montrer ses propres réalisations à travers le monde. Sa puissance économique inquiète les hommes politiques d’autant que l’ENI se développe en dehors de son domaine initial. Il va se rendre en Sicile où il sera accueilli comme un libérateur, promettant de développer l’île à partir de ses ressources énergétiques propres. Mais il a peur de plus en plus peur. Et c’est au retour de ce voyage que son avion va exploser. Le réalisateur Rosi mène l’enquête pour son film, et il va tomber sur le fait qu’un journaliste Mauro de Mauro qui enquêtait sur l’assassinat de Mattei, disparait en 1970 à Palerme, alors qu’il aurait découvert une cassette enregistrée de Mattei, son corps ne sera jamais découvert, la cassette non plus.
Mattei va exploiter le gaz de la Padanie
C’est donc un complot qui a été ourdi. Mais si cela est maintenant avéré, on ne sait pas, malgré la réouverture des enquêtes et quelques avancées, qui a été le commanditaire de cet assassinat. Il semble que ce soit la mafia qui ait exécuté Mattei, voyant d’un mauvais œil l’emprise que celui-ci pouvait avoir sur le pays. Plusieurs mafieux repentis, dont le fameux Buscetta, ont dit connaitre le nom des exécutants. Mais il n’est pas certain qu’elle ait agi pour son propre compte. Plusieurs pistes ont été explorées, celle des compagnies pétrolières américaines qui ne supportaient pas la remise en question de leur pouvoir, celle également des services spéciaux français. Mattei a été assassiné en 1962, il semblerait qu’il ait noué à cette époque des liens étroits avec le FLN algérien afin de prendre la place des Français dans l’exploitation des ressources énergétiques algériennes. Le saboteur du petit avion de Mattei serait un Corse qui parlait couramment l’italien. Comme dans l’assassinat de Kennedy, les potentiels commanditaires ne manquent pas. Ils sont mêmes trop nombreux, et Rosi ne conclura pas sur ce point, comme on est incapable de dire encore aujourd’hui quelles sont les raisons véritables de l’assassinat de Kennedy. Il se contentera de montrer que les Italiens eux-mêmes n’avaient pas la volonté au moment de l’attentat de traquer la vérité, le pays était bien trop divisé. Notez qu’à l’époque de ce crime, c’est Giulio Andreotti qui était le ministre de la défense et qui, à ce titre couvrait l’enquête. Ce fut un enterrement de première classe. Giulio Andreotti dont les liens avec la mafia et les services secrets américains sont maintenant bien connus, s’est retrouvé dans tous les coups tordus de l’après-guerre en Italie, jusqu’à l’affaire Aldo Moro. Andreotti qui non seulement était un homme corrompu, mais aussi un des tenants du libéralisme économique, avait fait de la lutte contre les communistes – et donc contre les nationalisations – un axe fort de sa politique. C’est finalement Romano Prodi, président du conseil de centre « gauche » qui se chargera en 1998 de la liquidation de l’ENI, ce fleuron de l’économie italienne, au nom du libéralisme de l’Union européenne.
Il s’attache les services d’un ancien fasciste
Contrairement aux apparences, il y a plusieurs sujets. Il y a bien sûr celui le plus évident du complot de puissances économiques qui défendent leurs intérêts. Mais il y a aussi le portrait d’un homme seul, obsédé à la fois par sa propre puissance et par l’objectif de donner à l’Italie les moyens de son développement économique. Sous ce dernier aspect le film montre que l’intérêt économique du marché ne coïncide que très rarement, pour ne pas dire jamais, avec l’intérêt général. Dans cette quête de l’autonomie nationale, Mattei va se heurter à des intérêts cosmopolites qui sont aussi ceux de l’argent. C’est un film nationaliste qu’on n’oserait plus faire aujourd’hui à gauche, tant celle-ci est phagocytée par la logique de l’Union européenne. En vérité ce positionnement politique de Rosi qui fait coïncider un idéal égalitaire et socialiste avec l’idée d’une indépendance nationale explique pourquoi aujourd’hui, c’est l’alliance Lega-M5S qui est au pouvoir, et pas la gauche, parce que celle-ci a abandonné l’idée nationale. L’idée nationale est développée aussi à partir de l’indépendance nécessaire, selon Rosi, des pays producteurs de pétrole : pour Mattei l’Algérie ne pouvait devenir qu’indépendante par exemple. Il voyait dans cette indépendance la clé du développement. On aura droit dans le film à cette idée que si l’Italie n’était pas nationaliste, elle n’arriverait pas à se développer et elle resterait une nation naine, sous la tutelle de la puissance américaine. Mattei ne se fait pas à l’idée que l’Italie reste sous-développée. Il n’est pas le seul, en Italie comme en France à cette époque, de nombreux hauts fonctionnaires plutôt intègres ont travaillé dans le sens de l’émancipation et du développement national. Malgré les rivalités, on voit qu’il y a une similitude forte, aussi bien dans les orientations économiques des deux pays, qu’ensuite avec leur transformation en laboratoire pour le néolibéralisme européiste.
Mattei tente de trouver une entente avec les Américains
Mais Rosi n’est pas naïf à travers toute cette problématique géopolitique, il va aussi tracer le portrait d’un homme ambitieux. Quelles que soient ses intentions, et en effet il n’est pas sensible à l’argent, il est ivre de son pouvoir. Il va donc tenter de l’étendre, et plus il se livre à ce jeu, et plus il rencontre la solitude. Il va devenir un homme double : d’un côté un homme jovial et sûr de lui qui fait de l’avant, de l’autre un homme mélancolique et seul qui se coupe de tout le monde et qui va chercher des appuis, une compréhension auprès de journalistes et de politiciens qu’il tente de rallier à sa cause. On le voit à l’écran se séparer quasiment physiquement de sa femme qui tente de comprendre les problèmes qu’il rencontre. Mais il goutera aussi fortement les scènes de liesse qui l’accompagnent lorsqu’il va faire sa propagande en Sicile. Ces scènes d’ailleurs laissent entendre que Mattei aurait pu devenir un homme d’Etat, il en avait les capacités. Ce qui renforce d’ailleurs l’idée que de nombreux hommes politiques, à commencer par le corrompu Andreotti avaient aussi un intérêt direct à sa disparition.
Accompagné d’un journaliste, il parcourt les installations de l’ENI
La réalisation de Rosi est assez compliquée et d’un certain point de vue rompt avec ce qu’il a fait avant. Bien entendu, il y a comme dans Salvatore Giuliano ou dans Lucky Luciano qui va venir après, le souci de la vérité factuelle, du détail qui mêle une forme semi-documentaire à une réflexion politique. Pour cela il fera parler beaucoup Mattei, peut-être trop, étirant un peu l’aspect didactique. Et puis il y a un troisième niveau, celui où on voit Rosi lui-même tenter d’enquêter difficilement sur Mattei pour la préparation de son film. Ce troisième niveau permet à Rosi de prendre de la distance avec son sujet en s’interrogeant sur sa propre démarche de cinéaste. En fait il se retrouve dans la position de Mattei, en effet à cette époque il est un réalisateur célèbre et célébré, mais que peut-il faire de cette position ? Il aboutira d’ailleurs à une impasse en Sicile même quand à Catane les Siciliens refuseront de lui parler. L’enchevêtrement de ces trois niveaux d’intervention rend le film plus compliqué à suivre, et ce d’autant que dans le déroulé de l’histoire de l’ascension et de la chute de Mattei, il y a de nombreux retours en arrière. Ces présupposés narratifs font évidemment sortir Il caso Mattei du film noir proprement dit. Il n’empêche qu’on reconnait la patte de Rosi, notamment dans les scènes qui se passent dans les ombres des grands hôtels et des restaurants de luxe. La confrontation entre Mattei et le représentant américain du secteur du pétrole est extraordinaire. Mais il y a aussi ces scènes de la visite de Mattei en Sicile qui donnent une force incroyable à la réflexion politique, justement parce que Mattei se met de lui-même à distance avec le petit peuple misérable venu l’acclamer. Malgré toutes ces qualités, le film conserve un aspect un peu étriqué, un manque de respiration et d’espace. Je ne sais pas si c’est voulu, mais c’est plutôt inhabituel chez Rosi. On ne peut pas évoquer le manque de financement, c’est toujours le même Franco Cristaldi qui est producteur. La photo est bonne, elle est due à Pasquale de Santis, un habitué aussi du système Rosi qui travaillera aussi avec Visconti, Scola ou encore Losey. Elle a un côté un peu dilaté et pastellisé qui renvoie à une réflexion sur les rapports qu’on entretient avec le passé.
En Sicile Mattei est accueilli comme un sauveur
La distribution s’est faite autour de Gian Maria Volontè qui à l’époque était lui aussi un pilier des films de Rosi. Il est excellent, et sans doute dans un de ses meilleurs rôles, bien au-delà des pitreries de Sergio Leone. C’était un acteur très engagé, très représentatif de ce cinéma italien qui prônait la rébellion. Il venait de tourner l’excellent Sacco & Vanzetti, et La Classe operaia va in paradiso d’Elio Petri. A mon sens il était devenu indispensable à Rosi, et peut être même au cinéma italien totu entier, il avait en effet cette capacité de passer d’un type de rôle à un autre, même si ces rôles se trouvaient à l’opposé. Dans les films d’Elio Petri il était capable de jouer la folie ordinaire, ailleurs il se glissera dans la peau d’un anarchiste déterminé, d’un homme d’affaire froid et lucide, ou encore d’un gangster de haute volée en incarnant Lucky Luciano[2]. C’est en revoyant ses films que je me rends compte à quel point il fut important, peut-être avec Alberto Sordi un des acteurs les plus importants du cinéma italien qui pourtant en comptait beaucoup. Je le trouve injustement oublié. On l’appréciera dans sa scène de colère contre les travailleurs siciliens qui se laissent aller, ou dans cette scène où il a peur, ou encore dans celle de la séduction d’un journaliste un peu cynique. Les autres acteurs, disons-le franchement ne comptent pas. Sauf peut-être Rosi qui joue son propre rôle, celui du réalisateur qui s’interroge sur son propre travail.
Francesco Rosi enquête sur l’assassinat de Mattei
Notez que ce film obtint la Palme d’or à Cannes en 1972, ex-aequo avec La Classe operaia va in paradiso ! C’est, on peut le dire, le triomphe de Gian Maria Volontè. Malgré cette Palme d’or et une bonne critique internationale le film ne marchera pas – contrairement au film de Petri. Cet échec public peut s’expliquer par la trop grande sophistication de la mise en scène. On se perd un peu sur les intentions de Rosi, surtout dans la deuxième partie. C’est sans doute pour cela que ce film est devenu très rare sur le marché du DVD ou du Blu ray, il passe aussi très rarement à la télévision, on ne le trouve même pas en Italie. J’ai mis énormément de temps pour le récupérer. Même si la tentative peut sembler inachevée, c’est pourtant un film d’un grand intérêt qui anticipe en quelques sorte sur les méfaits de la mondialisation. Dès qu’il y a du pétrole quelque part, il y a les Américains pas très loin qui semblent avoir comme seule conduite en matière de politique étrangère que de prendre des parts dans l’industrie pétrolière un peu partout dans le monde. Rosi évoquera d’ailleurs l’éviction de Mossadegh en Iran qui permit aux Américains et aux Anglais de mettre la main sur des réserves colossales de pétrole. Les Etats-Unis poursuivent encore le même but dans ce pays, en empêchant les entreprises européennes par exemple de travailler avec l’Iran. Cette conduite criminelle est encore à l’œuvre aujourd’hui avec le travail de déstabilisation que les Américains poursuivent par exemple au Venezuela. Quoiqu’on pense par ailleurs de ces deux régimes, il est un fait que les Américains attendent que ces pays s’écroulent pour s’emparer de la manne pétrolière.
« Sacco et Vanzetti, Sacco e Vanzetti, Giuliano Montaldo, 1971Luciano Lutring, réveille-toi et meurs, Svegliati e uccidi, Carlo Lizzani, 1966 »
Tags : Francesco Rosi, Gian Maria Volontè, Enrico Mattei, pétrole, politique
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Commentaires
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