• Dashiell Hammett appartient à la cohorte des grands anciens qui ont fait sortir le roman policier des romans à énigme qui avaient pour principal défaut de se passer dans des milieux riches et distingués où le crime résultait plus de la défaillance psychologique de son auteur que de la nécessité matérielle ou de la condition sociale.

    Il est souvent pénible de relire des anciennes gloires de la Série noire, et pire encore si celles-ci ont été publiées avant même la naissance de la collection animée par Marcel Duhamel. Mais ce n’est pas le cas avec Dashiell Hammett.

    Relire Dashiell Hammett est non seulement nécessaire, mais c’est aussi impératif, car ce n’est pas sans raison qu’il s’est élevé au rang d’écrivain bien au-delà du cercle des clients de la littérature policière. Une des raisons principales de cette nécessité est que lorsque les romans de Dashiell Hammett ont été publiés en Série noire, la traduction a été particulièrement massacrée, mais qu’en outre, le texte lui-même a été tronqué. Vous me direz que ce fut aussi le cas de Raymond Chandler et que cela n’a pas empêché qu’on reconnaissent dans ces deux auteurs des maîtres d’un genre nouveau, le polar urbain.

    Hammett a une excellente réputation aussi parce qu’il a exercé une quantité incroyable de métiers tous plus tordus les uns que les autres. Il a entre autre été agent de la Pinkerton, agence privée de détective, spécialisée dans le travail de briseur de grève. Cette expérience singulière a forcément donné de l’épaisseur à ses propres histoires de détective. Et d’ailleurs c’est bien Dashiell Hammett qui est le vrai modèle de Sam Spade et non pas Humphrey Bogart. Non seulement ce dernier était plutôt petit et trapu, alors qu’Hammett était très grand et longiligne, mais il portait sur sa figure un humanisme qui ne peut pas exister chez les détectives d’Hammett, tant leur travail est sordide.

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    Bien que les aficionados ne s’attardèrent guère sur les défaillances de la maison Gallimard en matière de respect de l’auteur, il est tout de même scandaleux que cette vénérable maison de marchand de papiers ait attendu aussi longtemps pour redonner un peu de  vérité à l’écriture de Hammett. Enfin Gallimard vient de republier cinq des six romans d’Hammett dans une nouvelle traduction de Pierre Bondil et Natalie Beunat, et notre vision en est radicalement changée. En effet, une fois débarrassé des tournures empruntées à l’argot parisien, et les passages tronqués restitués, l’écriture apparaît bien plus moderne et bien moins datée.

    Bien que l’univers de Dashiell Hammett appartienne largement à celui de la prohibition, l’analyse de la corruption et des rapports entre les gangs et les chefs d’entreprise nous parait des plus modernes. Avant même de voir ce qu’il y avait de novateur dans le style, il y a le choix des sujets qui est déterminant. Ceux-ci sont d’ailleurs en adéquation parfaite avec les prises de position politique : Hammett était marqué très à gauche, proche du parti communiste américain, et bien sûr cela devait par la suite lui attirer beaucoup de problèmes avec les autorités de son pays. Ce qui veut dire que les collusions qui sont à l’œuvre entre criminels et capitalistes, aussi bien dans La clé de verre que dans La moisson rouge, ont un sens bien au-delà de la rigueur du roman noir réaliste. Mais la nouvelle traduction des romans d’Hammett révèle encore mieux que l’ancienne à quel point le style est original. Original parce que sans fioriture, privilégiant l’action à la réflexion. Dans un monde saturé d’objets, centré sur le profit maximum, ce sont encore plus les instincts primaires qui dominent.

    On peut regretter deux choses : que ce volume ne soit pas complet, il manque en effet le premier roman de Hammett, Le grand braquage, et aussi qu’en guise de présentation on se soit borné à ressortir un très vieux texte de Jacques Cabau qui cite Hammett dans les vieilles traductions ce qui est incohérent avec le projet de la réédition de l’œuvre d’Hammett. Mais la chronologie et l’iconographie de l’ensemble sont bonnes. Il reste à souhaiter que Gallimard termine la publication des romans de Raymond Chandler dans une traduction convenable. 

    Relire Dashiell Hammett aujourd’hui

     

    Hammett était aussi un vrai personnage de roman et sa vie ressemble un peu à ses livres. Buveur, coureur, dépensier, ils mettaient assez facilement sa famille ou son entourage dans l’embarras. Joe Gores s’en servit pour écrire une fiction qui donna ensuite un film de Wim Wenders avec Frederick Forrest dans le rôle d’Hammett. Bien que le film bénéficie encore d’une bonne réputation, il a été renié par Wim Wenders lui-même et fut un échec public pour le studio Zoetrope qui l’avait produit[1]. Mais surtout on pourrait dire que Frederick Forrest est bien trop plein de santé pour incarner Dashiell Hammett 

     

    De son vivant Hammett connu un énorme succès et engrangea beaucoup d’argent. Hollywood le couvrit de son or corrompu, ce qui explique peut-être pourquoi il dépensa sans compter et pourquoi il mourut quasiment ruiné.



    [1] Il semblerait que Coppola ait non seulement assuré le montage final, mais qu’il ait aussi tourné de nombreuses scènes additionnelles.

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    Le succès commercial de Connelly fait parfois oublier que c’est avant tout un excellent écrivain qui a un projet et un style. Les derniers romans de Connelly sont apparus moins percutants. Mais L’épouvantail est un bon Connelly, en tout cas meilleur que Verdict de plomb. L’ouvrage reprend de vieilles recettes, et d’abord le thème du serial killer. On retrouve aussi le personnage du journaliste Jack McEvoy. L’histoire est donc dans la lignée d’un des plus grands succès de Connelly, Le poète.

    On pourrait donc croire que c’est seulement la nécessité de recycler de vieilles idées qui met Connelly en mouvement. Et pourtant l’ouvrage est réussi. Cela tient à plusieurs éléments : d’abord à la technique hyperréaliste de Connelly. Il sait magistralement utiliser les descriptions des lieux et des situations pour donner du corps à ses personnages. Ensuite, il y a une utilisation nouvelle de personnages qui apparaissent dans d’autres ouvrages, que ce soit McEvoy ou Rachel Walling. Ces deux personnages ont croisé par le passé un autre personnage important de Connelly, Harry Bosch, mais ils avaient eu aussi auparavant une aventure sentimentale. En leur donnant un rôle nouveau, Connelly approfondit leur caractère, les rend plus complet.

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    Mais il y a aussi un ton très particulier, une mélancolie sous-jacente presque poétique à propos d’une Amérique qui se défait et sombre dans une modernité technicienne autant que tapageuse. La description de la fin du journalisme et de l’envahissement concomitant d’Internet est tout à fait saisissante, mêlant l’effondrement d’une culture à la décomposition d’une situation sociale explosive. L’utilisation de McEvoy permet à Connelly de s’immiscer dans sa propre œuvre puisque c’est bien lui qui a écrit l’ouvrage sur Le poète.

    Le récit est bien conduit, dès le début on connait le coupable, mais cela n’empêche pas le suspense, bien au contraire et le lecteur a hâte de connaître le dénouement. L’immersion de l’histoire dans les dédales du monde numérique en renforce le côté paranoïaque. En alternant une histoire à la première personne, celle de McEvoy, et une histoire à la troisième personne, celle de l’épouvantail, Connelly donne à la fois une vraie respiration à son récit, mais aussi une profondeur nouvelle à son héros. C’est du reste parce que McEvoy, contrairement au lecteur, ne connaît pas le mystérieux criminel, que ses réactions nous intéressent.

    Bien sûr il y a des faiblesses, notamment la facilité avec laquelle Rachel retrouve son poste du FBI, ou encore la façon dont le Los Angeles Times tente de réintégrer McEvoy après l’avoir licencié. Et puis, le serial killer n’est pas un personnage très complexe, ni même intéressant. Mais ces réserves n’enlèvent en rien de son intérêt au roman.

    On peut se demander aussi pourquoi Le seuil met autant de temps à éditer les ouvrages de Connelly en français. Un an s’est écoulé entre la parution en anglais et la traduction française. Déjà un autre Connelly est paru aux Etats-Unis, 9 dragons, une nouvelle aventure d’Harry Bosch, et un autre est à paraître en octobre 2010, The reversal, encore avec Harry Bosch, mais cette fois, celui-ci fait équipe avec Mickey Haller, son demi-frère.

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  • Gommora

    On connait Roberto Saviano depuis que la Camorra lui a fait une publicité inattendue en le condamnant à mort. Jusqu’alors il n’était qu’un jeune journaliste parmi tant d’autres. Mais en 2006, il publie un ouvrage Gomorra qui traite des menues combines de la Camorra. Le livre va rencontrer un énorme succès, un succès mondial, des millions d’exemplaires seront vendus. Il sera adapté à la scène et à l’écran toujours avec un grand succès. Le film de Matteo Garrone est d’ailleurs excellent. Cet ouvrage traitait dans le détail des menues combines de la Camorra, du traitement des déchets dangereux à l’immobilier, en passant par la haute-couture.

    Des ouvrages sur la mafia, il y en a eu beaucoup, souvent même des ouvrages courageux dénonçant la criminalité hors du commun de cette entreprise, ses collusions avec les pouvoirs politiques. Mais aucun n’a eu ce retentissement. La principale raison de son succès est que Saviano est un véritable écrivain, c’est-à-dire qu’il ne se contente pas seulement de dénoncer et de présenter des faits. Il démythifie la mafia, il la touche dans ce qu’elle a de plus profond, et pour cela il utilise un style froid et précis, démontant les ressorts de sa malfaisance dans une soif d’argent et de pouvoir illimitée.

    Roberto Saviano a un projet précis, et il sait comment le mener. Au fond il comprend que si la mafia a pu prospérer pendant aussi longtemps, c’est aussi parce qu’elle était la productrice de mythes particulièrement efficaces. Le succès énorme et durable du Parrain, le film de Coppola, le démontre à l’envie. L’héroïsme est du côté de la mafia. Et peu importe si pour cela il faut transgresser les lois et la morale ordinaire. Cette mise en œuvre de figures épiques est un soutien à la fois idéologique et culturel à la mafia. Certes la mafia ne se combat pas seulement en mettant en œuvre de nouvelles figures héroïques, il faut des lois et des hommes déterminés. Mais le combat contre elle trouve sa justification dans la résistance à la peur, dans l’opposition d’une morale collective à la lâcheté individuelle des mafieux de tout acabit. C’est pour cela qu’un des puissants piliers de la lutte contre la mafia – mais on pourrait dire la même chose de la lutte contre la corruption du régime sarkozyste – est de démystifier le pouvoir de l’argent, car non seulement l’argent corrompt les consciences, mais il devient un but en soi qui nous éloigne de la vérité. Ce n’est pas sans raison que Saviano signale combien la mondialisation des échanges, les mécanismes de l’Union européenne, mais aussi toutes les formes de déréglementation sont favorables à l’extension de la criminalité organisée. Une partie de son projet signifie que pour combattre la mafia et plus généralement les pouvoirs de l’argent, il faut travailler à leur dévalorisation sur le plan culturel : il faut que ces formes de pouvoir ne provoquent plus le désir. Le moyen est de produire de nouveaux mythes, de nouvelles formes héroïques – ce qui par parenthèse était aussi le projet de Guy Debord. Et que ce soit contraint ou forcé, Saviano y est arrivé à travers sa propre personne.

     

     

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    Cette façon d’écrire et de penser, est détaillée dans La beauté de l’enfer qui est un recueil d’articles. Roberto Saviano ne s’embarrasse pas de nuance : à l’évidence il y a le bien et le mal. Ces deux camps sont nettement définis. Lutter contre la mafia c’est lutter contre le mal. Tant pis, si on est le plus faible, mais la seule manière de vivre c’est de résister. C’est dans cet ouvrage qu’il élabore un parallèle discret entre la boxe et l’écriture. Pour lui la seule écriture qui compte est celle du combat. Même si on prend des coups, on doit avoir le courage de résister et de dénoncer. On peut dire que la vie de Saviano est exemplaire en ce sens. Mais il n’est pas le seul et lui-même fait le lien entre sa propre existence sous protection policière et les déboires de Taslima Nasreen ou ceux de Salman Rushdie. Roberto Saviano se range lui-même dans ce camp, non pas pour en tirer gloire, mais surtout pour montrer qu’il n’est pas seul à se battre et qu’il est possible de vivre sans baisser les bras.

    C’est une littérature engagée que revendique Saviano. Mais qu’est-ce que ça veut dire engagé ? Seulement que Saviano a le désir d’écrire le roman des vaincus. C’est le point de vue des perdants qui l’intéresse, pas celui des gagnants, qu’ils soient de la mafia ou d’autres milieux affairistes. Car ce point de vue est l’affirmation du refus d’un monde hiérarchique et frelaté où les hommes se mesurent les uns aux autres.

    Mais l’engagement est évidemment une prise de risque : « car la vie n’est qu’un bien perdu quand on ne la pas vécue comme on aurait voulu » disait le poète Eminescu. Quiconque n’est pas menacé de mort fait une littérature inutile, la fin de son ouvrage La beauté et l’enfer, reprend les articles que Saviano a écrit sur cette forme de résistance par le livre et par les mots. On notera au passage qu’il accorde une plus grand efficacité à la forme romanesque, qu’à l’essai ou au reportage. C’est donc aussi une forme de réhabilitation de la littérature car c’est en construisant des phrases, en jouant avec les mots, qu’on réhabilite le sens, qu’on fait apparaître ce qui n’est pas directement sensible. Comme on s’en rend compte, Saviano n’est pas du genre à épiloguer sur la mort de la littérature, ni sur la nécessité de faire évoluer les formes stylistiques vers leur décomposition pour créer de la nouveauté. Il y a une sorte d’éternité dans la forme littéraire car elle est au service de ce combat pour l’émancipation.

    Il serait erroné cependant de croire pour autant que Saviano n’a pas de style. C’est un homme cultivé qui a beaucoup lu et qui a fait des études de philosophie solides. Au passage il nous parle de ses influences, Camus, Primo Levi, etc. Toujours des hommes qui ont résisté, qui ont témoigné, qui se sont mis au service de la vérité. Sous l’apparence d’un style froid et documentaire, il y a aussi une sorte d’humour noir qui traverse son œuvre.

    Bref, au-delà de l’aspect scandaleux de la trajectoire de Roberto Saviano, vous pouvez être assuré que c’est un vrai écrivain dont on parlera encore longtemps, à moins qu’il ne se fasse tuer par la Camorra avant.

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  • La Mafia, toujours la Mafia

     

    La mafia a donné naissance à un grand nombre d’ouvrages et de films. Parfois ce sont des œuvres plutôt romantiques comme la saga du Parrain, mais parfois ce sont aussi des ouvrages plus sérieux, voire des ouvrages documentaires. A l’évidence la Mafia fascine. Les raisons de cette fascination sont tellement nombreuses quelles permettent de rassembler un public toujours plus large. Les thèmes récurrents de la saga des mafias sont, dans le désordre, sa capacité à construire à partir de la violence un contrepouvoir au monopole de la violence qui se trouve entre les mains de l’Etat, la destinée personnelle de maffieux, petits ou grands, qui ainsi peuvent sortir aussi bien de la misère que de l’anonymat. Mais depuis les années quatre-vingt-dix, il y a la présence mise à nue des capacités mafieuses à comploter d’une manière quasiment terroriste en corrompant les élites politiques et la magistrature. Il y a également dans les formes mafieuses de l’organisation de la vie sociale et économique, la continuation du capitalisme par d’autres moyens.

    Bref, l’histoire de la Mafia ou des mafias, recèle une grande quantité de sujets de roman policiers ou noir. C’est presque le passage obligé de tous les écrivains qui œuvrent dans ce secteur. Même un écrivain comme Frédéric Dard, n’ayant guère de goût pour la documentation, traitera par la bande de cette question dans Le dragon de Cracovie, son ultime ouvrage en grand format.

     

     

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    Avant d’être une série de films remarquables, Le Parrain est un ouvrage de très grande qualité de Mario Puzo. Cet ouvrage qui eut en son temps un énorme succès est souvent sous-estimé par la critique. Non seulement il est très documenté pour ce qui concerne la mafia américano-sicilienne, mais il est très bien construit et très bien écrit. Puzo n’a jamais réussi à mieux faire. C’est très certainement l’œuvre de fiction sur la Mafia qui réussit le mieux le pari de mêler les destinées personnelles de la famille Corleone à une description minutieuse de ce qu’a été la Mafia. Si on fait abstraction du romantisme sous-jacent à cette œuvre, on se rend compte que son fonctionnement est décrit sans complaisance, que ce soit en ce qui concerne la cruauté de cette institution, ou que ce soit dans ses capacités à corrompre la société dans laquelle elle se meut.

     

     

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    Récemment, Gomorra, le livre pour lequel la tête de Roberto Saviano a été mise à prix a apporté un éclairage nouveau sur le sujet. C’est l’histoire de la Camorra à l’heure de la mondialisation. Cette mondialisation qui prospère dans l’affaiblissement croissant de l’Etat, mêle allègrement les vieilles méthodes du capitalisme sauvage au développement d’un pouvoir presque sans limite dans tous les secteurs de la vie sociale et économique. Cet ouvrage a donné naissance également à un film de Matteo Garrone qui, cette fois sans romantisme, décrit le quotidien sordide de la Camorra. Le plus remarquable dans Gomorra est sans doute la mise en perspective des relations économiques entre la Camorra et les capitalistes chinois. Cet ouvrage capital confirme que le développement de la mafia s’appuie sur un retrait de l’Etat et généralement sur l’ouverture commerciale des sociétés. La mondialisation est une aubaine pour la mafia.

     

     

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    De nouveaux éclairages ont été également apportés par des ouvrages mettant l’accent sur les relations entre les mafias et le personnel politique. J’en retiendrais trois ici. Le premier est celui de John Dickie, intitulé Cosa Nostra, il retrace l’histoire de la mafia sicilienne, de ses origines paysannes vers le milieu du XIXème siècle jusqu’à l’arrestation de Provenzano. Bien qu’il ne comporte guère de révélations, il montre clairement comment Cosa Nostra s’adapte à toutes les transformations du capitalisme, et comment, dès ses origines, elle s’insère dans une logique internationale : autrement dit, elle prospère dans le cadre d’une économie ouverte sur l’extérieur. En effet, vers le milieu du XIXème siècle, la Sicile sort de son engourdissement grâce à le production d’agrumes destinés à l’exportation, et c’est sur ce marché important que la mafia sicilienne va asseoir sa puissance et accumuler ses premiers millions. Le passage le plus intéressant du livre est d’ailleurs celui où il décrit la collusion entre la Mafia, l’Eglise et les grands propriétaires terriens pour enrayer les tendances à la socialisation des terres qui se manifestaient à la fin du XIXème siècle et au début du XXème. Il s’appuie sur le fameux rapport Sangiorgi dont il donne des passages assez longs plutôt passionnants qui montre que le problème de Cosa Nostra était bien connu depuis la fin du XIXème siècle. La seconde phase de développement de Cosa Nostra a pour origine son implication directe avec les Américains dans la reconstruction d’une modernisation de l’Italie. Cette collaboration s’explique par la vision que les Etats-Unis se faisaient de la Guerre froide. Et on ne s’étonnera pas que des mafieux comme Toto Riina ou son alter ego Bernardo Provenzano aient commencé à faire leurs preuves d’abord dans l’assassinat de délégués syndicalistes proches du parti communiste. La troisième phase d’expansion de la mafia sicilienne s’inscrit dans la montée en puissance de l’Union européenne, ce qui a affaibli l’Etat tout en augmentant les opportunités de détournement de fonds publics à partir des subventions distribuées par l’Union européenne : il y a quelques années circulait un chiffre ahurissant, 15% des fonds de la PAC atterrissaient dans les poches de Cosa Nostra. Ce chiffre émanait directement des services de la Commission européenne.

     

     Toto-Riina-et-Provenzano.jpg  Toto Riina est derrière les barreaux depuis 1993 et son ami Provenzano l'a suivi en 2006

     

    Naturellement, la Mafia choisit comme courroie de transmission la Démocratie chrétienne. La contrepartie de cette funeste alliance fut la mise en coupe réglée d’une large partie de l’économie sicilienne et par suite le renforcement du pouvoir de Cosa Nostra.

    L’ouvrage de Nicola Tranfiglia, Pourquoi la mafia a gagné, qui traite de la question jusqu’aux années 2007-2008, s’attache presqu’exclusivement aux relations entre la classe politique et la Mafia. Il s’intéresse moins aux formes de la violence que véhicule cette institution sanglante. Sa thèse est que s’il est aussi difficile que cela de s’attaquer à la Mafia, cela provient essentiellement du fait que l’Italie n’a jamais réussi à créer un Etat moderne, unifié et démocratique, autrement dit l’Etat n’a jamais eu les moyens de contrebalancer le pouvoir de la Mafia. C’est un ouvrage passionnant à tous égards. Il apporte des éclairages importants sur la collusion des partis de gouvernement – ce n’est pas un hasard si le Parti communiste italien s’est trouvé la plupart du temps en pointe dans le combat antimafia. Il montre clairement l’implication de la loge P2, cette loge maçonnique à laquelle appartenaient aussi bien Berlusconi que Gelli ou encore des membres de la haute hiérarchie du Vatican. Il termine d’ailleurs sur une note pessimiste pour l’avenir puisqu’il dénonce le détricotage législatif entrepris par Berlusconi et la mise en question des juges par l’opinion publique qui suit d’une façon assez inquiétante cette contre-révolution judiciaire appuyée par les médias corrompus.

     

     

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    La mafia italienne de Claude Ducouloux-Favard, avocate et universitaire, n’est pas très loin des thèses de Tranfaglia qu’elle cite d’ailleurs abondamment. Son point de vue est complémentaire du livre précédent. Principalement consacré à la mafia sicilienne, elle insiste sur les nécessaires modifications du droit qui ont permis les succès contre Cosa Nostra et qui ont abouties au « maxi procès » qui permis de traduire en justice 475 mafieux et d’en condamner une grande partie à de lourdes peines. L’ouvrage décrit également le fonctionnement concret et hiérarchisé de Cosa Nostra d’une manière très vivante en s’appuyant sur de nombreux témoignages de repentis. Elle tente également de présenter la mafia sicilienne comme une entreprise capitaliste – avec un chiffre d’affaire de 90 millions d’euros, c’est la première entreprise du pays – et de cerner les secteurs où elle produit ses bénéfices les plus importants.  Comme Tranfiglia, Ducouloux-Favard craint que le calme relatif qu’on peut observer en Sicile depuis l’arrestation de Riina et Provenzano, ne soit que très relatif ou même la conséquence d’une reconquête de ses territoires par la Mafia.

     

     

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    La conclusion de tout cela est que si vous ne vous occupez pas de la Mafia, elle, elle s’occupe de vous. On peut voir à partir du 4 juillet 2010 à la télévision une série italienne Corleone, en italien Il capo dei capi, qui raconte la vie de Toto Riina. La série est plutôt bien faite. Certains ont trouvé qu’elle donnait une image trop noble de Toto Riina. Ce n’est pas vrai, bien au contraire elle montre le caractère paranoïaque de Riina et les compromissions de la classe politique, mais la critique venait d’un proche de Berlusconi. Elle insiste aussi sur une dimension importante du fonctionnement de la mafia : si tu ne trahis pas, tu seras trahi à ton tour, les « hommes d’honneur » n’ayant guère de principes à cet égard. On dit également que Toto Riina a apprécié cette série, la trouvant très proche de la réalité. Ce réalisme est souvent renforcé d’ailleurs à l’aide de bandes vidéo d’époque.

     

     

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    Bibliographie

     

    Frédéric Dard, Le dragon de Cracovie, Fleuve noir, 1998.

    John Dickie, Cosa Nostra, Buchet-Chastel, 2007.

    Claude Ducouloux-Favard, La mafia sicilienne, des vergers d’agrumes aux marchés globalisés, Arnaud Franel, 2008.

    Mario Puzzo, Le Parrain, Robert Laffont, 1969.

    Roberto Saviano, Gomorra, dans l'empire de la camorra, Gallimard, 2007.

    Nicola Tranfiglia, Pourquoi la mafia a gagné, Tallandier, 2010.

     

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  • le-bourgmestre-de-furnes.jpgJoris Terlinck, la cinquantaine rassise, est le bourgmestre de Furnes, homme rigide, structurés par des principes d’un autre temps, sa vie va être bouleversée par l’intervention impromptu de Jef Claes, un de ses employés de sa fabrique de cigares, qui lui demande de l’argent car sa jeune amie est enceinte et veut avorter. Il menace de se suicider si le bourgmestre ne lui donne pas ce qu’il demande.

    Bien entendu, Joris, surnommé Jos ou encore le Baas, ne lui donne rien du tout et le jeune homme se suicide après avoir tiré sur sa fiancée. A partir de ce moment, il va chercher à rencontrer la jeune fille enceinte, Lina Van Hamme. A-t-il des remords ? Cherche-t-il une nouvelle relation amoureuse autre que sexuelle ? Lui-même ne semble pas le savoir.

    Toute sa vie va se défaire : il va peu à peu exaspéré le conseil municipal qui finira par le démettre, sa femme mourra d’un cancer, et son fils naturel devra prendre la fuite pour échapper à la prison.

    C’est le portrait d’un homme seul qui est parvenu à s’extraire de la misère à force d’intrigues médiocres, en écrasant ceux qui lui résiste. Il déteste d’ailleurs à peu près tout le monde, sauf Lina. Mais au bout du compte il ne saura que faire de ses sentiments pour elle. Et après la mort de sa femme, tout reprendra sa place, il épousera la sœur de sa femme et oubliera Lina.

    Le roman est un portrait en creux de Simenon lui-même : comme lui il a des rapports difficiles avec les gens qui l’entourent, surtout avec ses subalternes, mais avec sa mère aussi qui le méprise ouvertement parce qu’il est devenu riche. Comme Simenon il est maniaque de la propreté, il fume cigare sur cigare et se rêve fumant la pipe ! Il développe ses principes imbéciles sur le fait que personne ne l’a aidé et qu’il est parvenu à se faire une place à la force du poignet, oubliant au passage qu’il doit sa fortune à une relation sexuelle intéressée avec une femme seule mais très riche qui lui léguera à sa mort une fabrique de cigares. Comme Simenon, il possède un appétit sexuel très fort, et il ne se cache même pas de ses relations. Sa femme sait pertinemment que leur bonne a été aussi sa maîtresse, c’est avec celle-ci qu’il aura un fils illégitime qu’il refuse de reconnaître et à qui il ne veut rien donner.

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    Bref c’est un sale con, un personnage bourgeois et hypocrite.

    Le roman comporte deux parties :

    - l’une est plutôt centrée sur la description d’un milieu, la petite ville de Furnes et ses bourgeois coupés des réalités,

    - l’autre la décadence de Terlinck.

    Si la première partie est bien menée, bien écrite, elle ne dépasse guère le naturalisme. C’est une bonne description de la bourgeoisie flamande. Et comme le personnage est peu intéressant, qu’il occupe tout le devant de la scène, le lecteur trouve tout ça bien poussiéreux. Pour mesurer le retard de Simenon, souvenons nous par exemple qu’à la même époque Albert Camus écrivait L’étranger.

    La deuxième partie est plus ennuyeuse, très théâtrale, elle se perd dans les sables d’Ostende avec les allers-retours de Terlinck entre cette ville et Furnes. La description de la transformation du bourgmestre apparaît plutôt artificielle. Ses sentiments platoniques sont sensés représenter une forme d’idéal compensant la stérilité de la triste de vie du bourgmestre.

    Remarque : Frédéric Dard utilisera le nom de Joos, en référence au bourgmestre de Furnes pour le premier ouvrage qu’il publié en 1941 et qui obtint le prix Lugdunum.

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