• Les bas-fonds de San-Francisco, Thieves’ highway, Jules Dassin, 1949

     Les bas-fonds de San-Francisco, Thieves’ highway, Jules Dassin, 1949

    Jules Dassin a toujours eu une fibre sociale très nettement marquée. C’était le résultat de son engagement très à gauche. Il sera dénoncé à l’HUAC par l’ignoble Edward Dmytryk comme membre du parti communiste, et il s’exilera en Europe pour y continuer une carrière peut-être moins brillante qu’elle aurait pu être. Il sera aussi en exil quand les colonels prendront le pouvoir en Grèce à l’issue du coup d’Etat en 1967. Mais quand il tourne Thieves’ highway, il est au sommet de sa gloire et sans doute pense-t-il qu’il pourra s’en sortir, que cette histoire de chasse aux sorcières ne durera pas dans un pays dont le fondement est certes une démocratie bourgeoise, mais une démocratie. Thieves’ highway mêle d’une manière fort intelligente le déroulement du film noir, avec de l’action, des meurtres et de la peur, à une réflexion sur la lutte des classes et donc un point de vue prolétarien. Il utilisera très bien ce qu’il sait faire, l’identité d’une ville, ici San-Francisco, comme il avait saisi celle de New York avec sa verticalité. Le scénario est de Bezzerides qui adapte son roman Thieves’ market qui a été tardivement traduit en français chez Gallimard sous le titre de Le marché aux voleurs. Bezzerides est très connu pour ses scénarios noirs, Desert Fury, On dangerous ground, ou encore Kiss me deadly. Spécialisé dans le roman de camionneurs, son premier roman The long haul, écrit an 1938 avait été porté à l’écran par Raoul Walsh sous le titre de They drive by night, en 1940 avec Humphrey Bogart, George Raft et la toujours excellente Ida Lupino[1]. Ce dernier roman a été traduit seulement en 2001 chez Gallimard qui sont un peu long à la détente, sous le titre de la longue route. On ne s’étonnera donc pas de trouver des similitudes entre le film de Wals et celui de Dassin. Il semblerait que Bezzerides ait été dans sa jeunesse un camionneur et donc qu’il connaissait le métier. Engagé très à gauche, il est passé à travers les mailles du filet, toutefois en acceptant de travailler beaucoup moins cher qu’autrefois. Mais Tandis que Lee J. Cobb vendra tout le monde et que Dassin devra s’exiler en Europe pour échapper à la prison, Bezzerides survivre apparemment sans donner quiconque. On remarque d’ailleurs que Dassin avait quitté le parti communiste en 1939 au moment du pacte germano-soviétique, mais cela n’empêcha pas l’HUAC de le poursuivre, démontrant ainsi que son but était bien autre chose que de s’attaquer à un ennemi qui n’existait pas sur son sol, mais d’atteindre une forme d’art ou de représentation culturelle qui la dérangeait dans le renforcement de son modèle social et donc la fin de la parenthèse rooseveltienne. 

    Les bas-fonds de San-Francisco, Thieves’ highway, Jules Dassin, 1949 

    Nick Garcos revient du côté de San Francisco après avoir navigué de longues années autour du monde en tant que mécanicien. Il va découvrir que son père à perdu l’usage de ses jambes dans une accident de camion alors qu’il s’était saoulé après avoir vendu un chargement de tomates à Mike Figlia un grossiste en fruits et légumes qui travaille sur le marché de San Francisco et qui a une très mauvaise réputation. Il a été obligé de vendre son camion à Ed Kinney pour une poignée de cerises. Nick va voir Ed et lui réclame le camion, mais celui-ci ne veut rien entendre, lui disant qu’il a déjà réparer cent fois ce vieux véhicule qui tombe en panne régulièrement, mais il lui propose de travailler ensemble pour acheter des pommes et les revendre à San Francisco. Nick qui doit se marier avec Polly s’associe avec lui en espérant faire une bonne affaire. Il va investir ses économies et se faire prêter un camion. Nick et Ed partent l’un derrière l’autre. Le chemin n’est pas sans embûches, Nick manque de périr écrasé sous son camion alors qu’il tente de changer une roue de secours, Ed le sauvera. Mais, malgré sa fatigue, il menace de s’endormir à tout moment, il arrive à bon port. Là il a l’idée de rencontrer Mike Figlia devant les entrepôts duquel il a garé son camion. Il commence à prendre langue avec lui, mais rien ne se concrétise. Entre temps il rencontre Rica, une sorte de prostituée qui l’amène chez elle où il s’endort. On apprendra que Rica en fait travaille pour Figlia et qu’elle doit retenti chez elle Nick. Pendant ce temps là Ed tarde à arriver, suivi par Pete et Slob qui eux trimballent un tout petit chargement de pommes. Figlia va profiter de ce calme relatif pour vendre à son profit la cargaison amenée par Nick. Rica va cependant le réveiller et Nick va voir Figlia. La confrontation est orageuse, mais Nick obtient son dû, près de 4000 $, dont une partie en liquide. Il est très content et va annoncer la nouvelle à Polly sa fiancée, lui signalant qu’ils vont pouvoir enfin se marier. Mais à la sortie du bar d’où il a téléphoné à Polly, Nick se fait molester par deux hommes de main de Figlia. Rica cependant a pu récupérer le portefeuille de Nick. Mais bientît les deux gangsters sont sur elle et la vole. Elle va retrouver Nick et lui explique tout. Le lendemain matin, tandis qu’Ed a un accident grave avec son camion, Polly débarque à san Francisco. Apprenant que Nick s’est fait voler, elle renonce à continuer avec lui. Nick va chercher alors Figlia. Mais il ne le trouve pas. Slob lui apprend que celui-ci est parti avec Pete récupérer les pommes. Figlia est en train de fêter son succès dans un bar quand Nick surgit et se met à le tabasser. Mais entre temps Rica a appelé la police qui a embarqué un des hommes de main de Figlia qui dénonceront leur patron et qui amèneront ainsi l’arrestation de Figlia. Nick comprend alors que son intérêt est de faire sa vie avec Rica avec qui il va se marier. 

    Les bas-fonds de San-Francisco, Thieves’ highway, Jules Dassin, 1949

    Mike apprend que son père a eu les jambes coupées

    C’est donc encore une histoire de camionneurs comme il y en a eu tant en France ou aux Etats-Unis dans le cinéma d’après-guerre. Le camion étant ici le symbole de la modernité et de l’effort qu’il faut faire pour relier des espaces entre eux, réunir ce qui a été déchiré. Le camionneur est un prolétaire courageux, indépendant, dur au mal, il risque sa peau à chaque tournant. Cependant, le camionneur n’est pas tout blanc, et il peut avoir aussi la tentation de faire de bonnes affaires sur le compte des autres, comme Ed qui veut arnaquer les producteurs de pommes. Mais le camionneur, dans la mesure où il parcourt de nombreux kilomètres fait aussi des rencontres, bonnes ou mauvaises. Ça dépend. Les difficultés que Nick va subir lui font rencontrer Rica, la prostituée – personnage qu’on trouve souvent comme élément positif chez Dassin comme dans Never on Sunday par exemple en 1960. Cette prostituée est emblématique, je ne dirais pas qu’elle est l’image de Marie Madeleine, mais enfin, elle révèle la bonté chez les autres. C’est par son existence même que Nick va avoir la révélation du fait qu’au fond Polly n’est pas faite pour lui dans cette quête d’un peu de douceur dans ce monde de brutes épaisses. 

    Les bas-fonds de San-Francisco, Thieves’ highway, Jules Dassin, 1949

    Nick empêche Ed d’arnaquer les producteurs de pommes 

    Mais si chacun rêve de se faire une petite place au soleil, on comprend que l’argent est difficile à gagner honnêtement, l’histoire se structure autour de l’opposition entre Mike Figlia qui exploite le travail des autres, et ces camionneurs qui risquent leur peau. Quand Nick va demander des comptes à Figlia, et bien au-delà de sa volonté de se venger, il y a un idéal de justice sociale qui est poursuivi. Figlia c’est le capitaliste qui non seulement se sert de sa position et de son argent, mais qui en outre utilise des moyens criminels pour gagner encore plus d’argent. Qu’il ait une mauvaise réputation l’indiffère en apparence. Il achète et il vende des fruits et des légumes, mais il achète et il vend aussi des consciences. Son attitude cependant va servir de détonateur à Pete et Slob d’une prise de conscience un peu tardive, mais sincère. A travers les épreuves que les camionneurs vont traverser, ils vont découvrir la solidarité et l’amitié, quelque chose qui ne peut se mesurer avec des billets de banque. Ce sont en effet des durs à cuire qui n’ont pas peur de se battre s’il le faut et qui manifestent une virilité à toute épreuve. Cette virilité ne pliera que lorsque Nick se révélera être amoureux et donc en position de faiblesse. 

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    Sur le marché Nick apprend que les pommes sont rares 

    Par delà cette approche prolétarienne, il y a l’histoire d’un trio amoureux qui permet à l’ensemble de ne pas rester figé sur la question de la lutte des classes. Nick veut se marier et il a été promis semble-t-il à Polly, une fille bien rangée et bien proprette, conventionnelle. Mais le hasard veut qu’il tombe sous le charme de Rica la prostituée, et même l’étrangère. Si dans un premier temps il refuse de se laisser aller à extérioriser ses sentiments, il y viendra bientôt lorsqu’enfin il aura pris conscience de ce qu’était sa relation avec Polly : un simple malentendu. Cette bifurcation dans la vie de Nick – on peut se demander d’ailleurs s’il n’était pas parti de longues années pour fuir cette pimbêche de Polly – est la démonstration que les personnes existent bien au-delà de leurs apparences, sachant que la vie nous conduit dans des situations qu’on n’a pas forcément voulues. Quand Nick raconte qu’il a fait Anzio, le visage de Rica se rembrunit, comme si cela lui rappelait de douloureux souvenirs. 

    Les bas-fonds de San-Francisco, Thieves’ highway, Jules Dassin, 1949 

    Nick va laisser son camion garé devant chez Figlia 

    Le scénario, même s’il est très intéressant, comporte pas mal de faiblesses. Curieusement pour un film qui dure seulement une heure et demie, il y a des longueurs, Ed met un peu trop de temps à arriver ou à se casser la gueule dans le tournant fatidique. Pete et Slob qui suivent Ed de près on ne sait pas pourquoi semblent être là pour donner une touche de drôlerie qui n’arrive pas vraiment. Mais tout ça est balayé par la mise en scène qui est formellement très réussie. Plus de la moitié du film est tournée de nuit. Et Dassin joue parfaitement bien des couleurs de la nuit. Je pense par exemple à cette poursuite des hommes de main de Mike Figlia qui traquent Rica pour lui piquer l’argent. Les ombres glissent sur les murs avec beaucoup de grâce. Mais il y a l’usage que le réalisateur fait de cet excellent décor qui se trouve être le marché de gros. Ce même décor sera plus ou moins utilisé brillamment par Joseph Pevney dans The midnight story aussi bien que dans Six bridges to cross, deux films noirs tardifs avec Tony Curtis. Joseph Pevney venait de New York, et comme il fait l’acteur dans ce film de Dassin, il est très probable que cela lui donna l’idée de dépayser ces deux films noirs à San Francisco. Quoiqu’il en soit le décor est pleinement utilisé, une très grande partie du film a été réalisée sur place. Dassin circule très bien avec sa caméra dans le dédale des cageots et des camions, en donnent beaucoup de vie et de mouvement à l’ensemble. Il y a aussi la voie de chemin de fer et les wagons abandonnés et immobiles qui attendent on ne sait quoi. 

    Les bas-fonds de San-Francisco, Thieves’ highway, Jules Dassin, 1949 

    Nick rentre chez Rica pour se reposer un peu 

    L’interprétation est très bonne et homogène. La vedette c’est évidemment Richard Conte qui interprète le naïf Nick. Malgré sa frèle carrure, on croit à sa détermination et aussi à son sens de l’humour. C’est lui qui fait le film. Derrière vient Valentina Cortese dans le rôle de Rica. Elle est un peu en dessous, mais elle tient bien sa place, subissant son destin sans jamais se plaindre des vicissitudes de la vie. Elle grattera un peu d’argent en tirant les cartes comme une ironie sur son propre personnage – il semble que ces scènes aient été ajoutées pour éviter de dire crument et directement qu’elle est une prostituée ce qui ne passait pas devant la commission de censure. Il y a aussi Lee J. Cobb dans le rôle du véreux Figlia.  Il faut le reconnaître, malgré son attitude peu glorieuse devant l’HUAC où il vendit tout le monde, c’était un excellent acteur. Il le montre ici facilement passant du rôle du patron exigeant et féroce, à celui d’un lâche prêt à tout pour sauver sa peau. Barbara Lawrence incarne la pimbêche Polly. Elle venait de tourner dans The street with no name de William Keighley, un très bon film noir, mais elle se désintéressa du genre, à moins que ce soit le genre qui se soit détourné d’elle. Il y a tout de même de belles gueules dont seule Hollywood a le secret, comme Millard Mitchell dans le rôle de l’associé de Nick, et puis Joseph Pevney dans le rôle du louvoyant Pete le camionneur qui suit derrière en faisant équipe avec Slob, incarné lui par le très bon Jack Oakie. Dassin s’est arrangé pour donner à un petit rôle à l’excellente et formidable Hope Emerson, une femme au physique impressionnant, près d’un mètre quatre-vingt-dix, et plus de 100 kilos, qui ne se laisse pas démonter par les mensonges de Figlia. Notez que l’année précédente elle étranglait Richard Conte dans Cry of the city, le chef-d’œuvre de Robert Siodmak[2], et que l’année suivante elle sera une méchante gardienne de prison dans Caged, le film de John Cromwell, certainement un des meilleurs films noirs dans le genre film de prison[3]. 

    Les bas-fonds de San-Francisco, Thieves’ highway, Jules Dassin, 1949

    Pete et Slob vendent leur chargement à Figlia 

    C’est donc un très bon Jules Dassin, malgré les quelques faiblesses scénaristiques qu’on a dites, et sans doute un de ses meilleurs films. Le film ne serait pas ce qu’il est sans l’excellente photo de Norbert Brodine, un vétéran qui fera quelques excursions dans le film noir. Le film a très bien marché aux Etats-Unis, et la critique a été plutôt bonne, même si le film était identifié comme un film de gauche. Avec le temps l’évaluation de ce film s’est améliorée, elle est aujourd’hui plutôt élevée. Je pense qu’on peut situer ce film non pas dans les dix premiers de la liste des meilleurs films noirs, mais juste un peu après. 

    Les bas-fonds de San-Francisco, Thieves’ highway, Jules Dassin, 1949

    La police intervient pour ramasser Figlia 

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    Nick a décidé d’épouser Rica 

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